Bouteflika réussit son rêve là où l'Algérie a raté le sien : aujourd'hui, il n'y a plus ni institutions, ni mairies, ni recours, ni wilayas, ni administrations, pas même centrales, ni commissions. Tout est lui à tel point que les Algériens ont appris à s'adresser à la Présidence directement pour le nucléaire comme pour le carrelage des trottoirs ou l'absence d'une seringue dans le centre de santé de leur village. Du coup, ne comptant ni sur les journaux, ni sur les partis d'opposition cadenassés, ni sur une opinion nationale morte, les syndicats vont à l'essentiel : couper une route et pas n'importe laquelle. Celle la plus proche de la Présidence ou du Palais du gouvernement. La rue la plus proche de ces deux centres de décision supposés, est ce qui nous reste comme parlement, comme médias et comme moyen d'expression. C'en est devenu une tradition d'y aller, puis de s'y faire frapper par les policiers puis de menacer d'y revenir avant les négociations ou le redressement. Les Algériens qui ne gagnent pas beaucoup, se sentent humiliés par les légumes secs et ceux qui ont quelque chose à dire, ont compris qu'ils avaient une arme : gâcher la vue des fenêtres de la Présidence et y empêcher la vision d'un pays obéissant et adorateur que transmet l'ENTV. Les protestataires sont chez nous de deux sortes d'ailleurs : émeutiers quand ils n'ont pas les moyens, en sit-in quand ils sont à Alger. Bouteflika a tellement voulu être tous que tous viennent frapper à sa fenêtre. Il y a le peuple et il y a l'Etat et de l'Etat il ne reste que lui 1er comme il l'a désiré et comme on l'a laissé faire. Donc, on y est : un encerclement atypique. Le pouvoir encercle le peuple qui encercle la Présidence qui les fait encercler par des policiers. L'essentiel n'est pourtant pas dans ce qui arrive mais dans ce qui n'arrive pas : la concordance. Depuis quelques mois, du point de vue comptable, ils sont des milliers et des milliers à s'être rassemblés près de la Présidence ou de ce qui reste de la chefferie du gouvernement devenue une APC de la Présidence. Ils ont été des milliers à venir dans ces deux endroits, mais chacun à part soi. D'abord les enseignants, puis les médecins, les universitaires, les familles de disparus, les familles de victimes de terrorisme, etc. Beaucoup de secteurs ont fini par faire le tour et s'en aller : les uns avec des augmentations, les autres avec des sparadraps, mais toujours chacun selon et pour soi, dans une sorte de queue leu leu inefficace. D'où ce qui a été dit plus haut : un problème de concordance. Ce qu'il faut faire à l'évidence, c'est ne pas aller occuper une rue près de la Présidence chacun son tour, mais tous ensemble, en un seul jour et en un seul moment, même pour des revendications différentes. Cela s'appelle le consensus. C'est ce réglage des montres et des horloges qui manque aux Algériens qui veulent changer l'Algérie en un pays et le sol en une terre. Il nous manque un horloger majeur. Un régleur de temps. Tout le reste on l'a déjà. C'est ce que les Algériens n'ont pas encore compris : allons-y tous ensemble, un jour ou l'autre et en même temps avec pour seule convocation un bipage en chaîne. En attendant, vous n'obtiendrez que des dinars là où vous avez la force d'obtenir le changement qui vaut dix mille fois plus au taux de change de l'histoire.