En ce début de printemps déjà chaud dans cette jolie ville de l'intérieur du pays, l'activité est inhabituelle. Ordinairement, le marché couvert qui jouxte la mairie et ouvre sa porte principale sur la rue de l'hôpital ne connaît pas une aussi grande affluence en fin de matinée. Les habitants réputés lève -tôt ont généralement fini de faire leur emplettes, avant que le soleil n'inonde de sa chaleur les lieux. Les commerces du boulevard que traversent les transports publics ne ferment que quelques petites heures durant la nuit et sont ouvert dés l'aube. Ils font la renommée de la cité et offrent d'inestimables services aux voyageurs et aux passants. Des hommes jeunes et moins jeunes, des dames et des jeunes filles autrement accoutrés que les « autochtones » tournent entre les stands et s'intéressent particulièrement aux fruits rangés en pyramide sur les étals. Ils goûtent immédiatement aux oranges qu'ils viennent d'acheter et apprécient bruyamment leur goût et leur fraicheur en cette fin de saison. Les terrasses des cafés sont aussi envahies par des personnes étrangères à la ville qui semblent profiter par tous les pores de leurs bras dénudés des rayons d'un soleil encore clément en cette période. Ils donnent l'air de découvrir une douceur de vivre à laquelle ils ne sont pas accoutumés. Ils hument l'air avec délectation et l'aspirent avec force comme pour en charger des poumons avides d'air pur. Ils lèvent, de temps à autre, leurs têtes vers un ciel d'un bleu limpide que rien n'altère, les mains en visières pour protéger leur yeux des dards aveuglants. Ils promènent un regard conquis sur une place ombragée, majestueusement occupée en son centre par le Kiosque à musique. Ils font le plein du calme, et de la sérénité d'une cité qui n'a pas encore divorcé avec sa ruralité. Les échanges d'amabilités, les salutations sonores et les sourires des habitants entretiennent l'ambiance bon enfant qui fait tout le charme du petit « bled » de l'enfance , dont chaque être a la nostalgie. Ce n'était ni des touristes, ni des passagers qui auraient prolongé leur transit, mais des gens du cinéma, acteurs, opérateurs et techniciens qui consomment leurs dernières instants de repos. Ils attendent que le soleil prenne place au milieu du ciel pour reprendre le tournage d'un film dont le début est déjà en bobine, réalisé ailleurs. La séquence pour laquelle tout ce monde s'est installé dans la ville, doit se dérouler à sa sortie Sud - Ouest. Le paysage, en ces lieux, offre aux cinéastes, un décor de Western. Dans le canyon que surplombent des rochers massifs et instables doit se dérouler la bataille où le conquérant Sidi Okba tombe aux champs d'honneur. D'ailleurs, celui qui en campe le rôle est un citoyen de la ville, sportif accompli et bon cavalier. Beaucoup de curieux ont rejoint les lieux de la scène, déjà occupée par les accessoires et les appareils nécessaires à l'opération. Les spectateurs se tiennent à distance des rails montés sur le terrain pour recevoir la draisine qui porte la caméra principale. D'autres caméras sont installées aux angles de l'espace et sur un monticule pour une vue en plongée. Toute la séquence est une bataille au cours de laquelle Sidi Okba perd la vie. Elle tourne, donc, dans sa totalité autour du personnage historique et des circonstances de sa fin. L'heureux élu du casting pour tenir le rôle est un citoyen de la ville sans rapport avec le monde naissant du cinéma mais, figure du sport régional et nageur invétéré, il a remporté plusieurs titres et trophées. Il est surtout le meneur du groupe local de fantasia. Svelte et élancé, il est bel homme. Les artifices du maquillage professionnel mettent plus en valeur encore ses traits fins et réguliers, rehaussent son front large et déterminé et donnent plus l'éclat à ses yeux agrandis par des cils longs et fournis. Une courte barbe poivre et sel dessine l'ovale parfait de son visage. L'heureux élu est impérial dans ses habits traditionnels. Il le sait et se pavane sur le terrain, le « Klah » joliment tressé, le gilet noir et or boutonné jusqu'au cou, le burnous négligemment retourné sur l'épaule et le sabre au flanc. Ses concitoyens en sont fiers et heureux ; l'émotion les étreint. Ils le regardent se mouvoir avec élégance, traverser la grappe de figurants admiratifs et revenir sur ses pas, accomplissant une danse dont le rythme est dans sa seule tête. Il bombe le torse et caresse le pommeau de son épée comme s'il a toujours prolongé son bras dans des batailles épiques. Son imagination gambade, il se voit charger l'impie , le faire fuir et revenir vite à la rescousse de ses compagnons en difficulté. Il entend les cris de reconnaissance de la piétaille et les acclamations fiévreuses de la foule. Et de fait les spectateurs, cédant à leur sentiments, l'applaudissent à tout rompre et scandent son nom. Il faut dire que les habitants sont conditionnés par la vie culturelle et sportive de leur ville qui a façonné leur goût pour la belle œuvre dans tous les domaines. La cité, en symbiose avec la terre qui nourrit son aisance et exhalant le bon sens paysan, a su aussi s'investir dans les activités sportives et artistiques. Elle compte des champions dans de nombreuses disciplines et des talents affirmés dans tous les arts. Cependant à aucun moment, dans le passé, le regard magique de la caméra n'a été porté sur elle. Aujourd'hui, cet objectif est enfin braqué sur son enfant prodige, habitué des ovations sportives, bien mis de sa personne et véritable incarnation de toute une génération. Le porter aux nues est un devoir et les présents ne s'en privent pas. Affolé le metteur en scène s'arrache les cheveux en leur criant de se taire et menace de faire évacuer le terrain. Aussitôt le calme rétabli et avant de donner le top, le maitre du plateau donne ses dernières consignes à tous les participants et particulièrement au «premier rôle» pour cette séquence. « Sidi Okba » doit s'élancer fougueusement au milieu des autres cavaliers, ferrailler à gauche, ferrailler à droite, se retourner pour parer la charge d'un ennemi puis sous un coup félon, figer son geste, ouvrir lentement la main pour laisser choir son sabre et glisser doucement de sa monture. Au signal du metteur en scène les cavaliers s'ébranlent, les corps se heurtent , les épées se croisent dans le piaffement des chevaux, le choc des aciers et les cris des hommes. Le sol piétiné libère une fine poussière qui s'élève dans les airs et masque les belligérants, concourant au drame de l'atmosphère. « Sidi Okba » fonce à cheval sur une foule qui a juste le temps de s'écarter, revient à la charge, poursuit les figurants surpris qui fuient dans tous les sens puis cabrant son coursier au milieu de la scène, il lève son sabre au ciel pour entreprendre une autre manche de la bataille. Il est chez lui, sur son terrain, c'est là que fréquemment il s'exerce avec les « Khayala » de sa ville à la maitrise du cheval et à la course collective. C'est là qu'il reproduit avec ses compagnons les épopées de ses aïeux et qu'il simule les offensives glorieuses qui se terminent par des salves d'honneur. Il se laisse emporter par la nostalgie , quitte son corps et le présent et nage dans la féerie d'un passé phantasmé, il ne joue plus un personnage, il le vit. Le metteur en scène ahuri, bondit de son fauteuil et braquant son haut parleur sur le cavalier lui intime l'ordre de tomber : « Tombe, tihe, tombe ! » Et le cavalier prenant une posture dédaigneuse se tourne vers la foule et debout sur ses étriers s'écrie : « Jamais Sidi Okba ne tombe ! » La foule sidérée se ressaisit très vite et répète en chœur « Jamais Sidi Okba ne tombe ! » sous les youyou tonitruants des admiratrices. Le Héros du jour, ivre de son effet sur l'assistance, entame sur son cheval un ballet improvisé devant le metteur en scène et ses assistants plongés dans une détresse sans fond. Les choses ont pris un cours inattendu, l'atmosphère irréelle qui règne sur les lieux fige la raison et égare l'Histoire. La mythomanie n'est plus une affaire d'individu mais se vit en groupe. La magie du spectacle, l'illusion de la grandeur, le charisme d'un homme et l'accoutumance de la société à la manipulation peuvent ils conduire à la remise en cause du passé ? A l'hypothèque de l'avenir ? Et cette rébellion contre l'Histoire est-elle le rejet d'un état de fait ? D'un présent morne et sans relief ? Ou le rejet d'une destinée ?