C'était, je crois, le premier tourne-disque de la famille, une petite valise marron avec une enceinte mono incorporée. L'été venu, à l'âge de sept ou huit ans, j'avais le droit de l'utiliser à condition «de faire attention». Puisant dans les trente-trois tours paternels, je découvrais Jean Ferrat, bien avant les Beatles, les Stones ou le Floyd. Premiers chocs, premières émotions artistiques. «Nul ne guérit de son enfance» a-t-il chanté un jour. Rien n'est plus vrai et c'est peut-être pour cela que ce chanteur n'a jamais cessé de m'accompagner. Depuis sa disparition, j'écoute et je lis ce que l'on dit et écrit à son propos. Des hommages sincères, des textes émus, des douleurs aussi et quelques articles creux et imbéciles comme ceux de Rue89. A chaque fois, reviennent les mêmes références, les mêmes titres de chansons. Aragon, les yeux d'Elsa, «La Montagne», «L'amour est cerise» (coquin, le Ferrat !), «Potemkine», «Nuit et Brouillard» ou encore «Le bilan», «Camarade» sans oublier «La femme est l'avenir de l'homme» et «Ma France» (qu'Eric Besson le Ganelon n'a visiblement jamais écoutée). Les commentateurs, les journalistes et les anonymes parlent du chanteur engagé, de l'esprit libre, de l'artiste artisan mais c'est à peine si l'on évoque concrètement ses autres chansons, celles que l'on ne pouvait écouter sur les ondes et qui, aujourd'hui encore, ne passeront jamais parce qu'ayant conservé un fort parfum de subversion. En voici une, qui m'a valu une gifle alors que j'étais en colonie du côté du Vercors, parce que le moniteur voulait m'entendre beugler «Vanina» de Dave ou «Zombie Dupont» de Sardou. Cette chanson s'appelle «Le bruit des bottes» (1975) et je suis certain qu'elle vous parlera. Entame : «C'est partout le bruit des bottes / C'est partout l'ordre en kaki / En Espagne on vous garrotte / On vous étripe au Chili / On a beau me dire qu'en France / On peut dormir à l'abri / Des Pinochet en puissance / Travaillent aussi du képi / Quand un Pinochet rapplique / C'est toujours en général / Pour sauver la République / Pour sauver l'Ordre moral / On sait comment ils opèrent / Pour transformer les esprits / Les citoyens bien pépères / En citoyens vert-de-gris.» Dans la France gaulliste, pompidolienne, giscardienne et même mitterrandienne, Ferrat a subi une censure quasi-totale au point d'en devenir «Le fantôme», celui que l'on interdisait de radio et de télévision. Extrait : «Je suis l'âme en peine qui secoue ses chaînes / Au studio des Buttes-Chaumont / L'onde est mon royaume, je suis le fantôme de la télévision / Je fais des chatouilles / À ceux qui magouillent dans le sondage bidon / Je fais des gratouilles / À ceux qui glandouillent dans le débat-mironton / Je fous les chocottes / À ceux qui fayottent dans la désinformation / Je fous la panique / À ceux qui forniquent la liberté d'expression.» Les années 1960, 1970, la France grise de Giscard et de Poniatowski, son ministre de l'intérieur et sa police (politique) omniprésente... De quoi justifier ce refrain : «Hou hou méfions-nous les flics sont partout / Hou hou méfions-nous les flics sont partout». Un refrain tiré d'une chanson éponyme (que Ferrat a eu la malice de chanter lors de l'un de ses concerts à Alger) dont je ne peux, par retenue et pudeur, vous citer le meilleur passage... Jean Ferrat...Sa gouaille, son humour, son ironie, dans ma tête, souvent, en de nombreuses occasions. Comme ce matin de mars 2007, en pleine bagarre Sarko-Ségo. Sur un marché dominical, des gamins, mocassins cirés, jeans bien repassés, propres sur eux, et prose électorale bien ânonnée, qui distribuent des tracts bleus appelant à la fameuse rupture prônée par qui vous savez. Me vinrent alors aux lèvres ces paroles, celle de «Pauvres petits c...» et, avec elles, le souvenir d'un fou rire général dont je ne comprenais pas la raison, moi qui persistais à appeler cette chanson «Pauvres petits c». Extrait d'un morceau très twist qui mériterait bien une reprise : «Fils de bourgeois ordinaires / Fils de Dieu sait qui / Vous mettez les pieds sur terre / Tout vous est acquis / Surtout le droit de vous taire / Pour parler au nom / De la jeunesse ouvrière / Pauvres petits c... / De la jeunesse ouvrière / Pauvres petits cons». Et il y a encore mieux : «Quand le temps de vos colères / Quand vos contorsions / Ne seront plus qu'éphémères / Et vieilles illusions / Fils de bourgeois ordinaires / Pour qui nous savons / Vous voterez comme vos pères / Pauvres petits c... / Vous voterez comme vos pères / Pauvres petits cons.» Il y a quelques mois, j'ai vu un documentaire consacré au parcours politique de l'actuel époux de Carla Bruni. Images d'archives d'un Congrès de jeunes militants de droite. Et là aussi, Ferrat qui revient avec son ironie interdite de diffusion. «Un jeune» ; morceau, là aussi, bien emmené. Extrait : «Un crocodile avec des moustaches / Ça pourrait amuser les enfants / Un évêque qui crie mort aux vaches / Ça peut inquiéter les possédants / Un morceau choisi de Déroulède / Ça peut faire pleurer les adjudants / Une fille même la plus laide / Ça peut vous faire passer du bon temps / Mais dites-moi mais dites-moi / A quoi peut bien servir en notre temps / Un jeune / Un jeune / Républicain-Indépendant». Aujourd'hui, il suffirait de remplacer «républicain-indépendant» par «UMP» mais qui oserait ? Ferrat. Chanteur engagé mais aussi poète. Et sa plus belle chanson, ne figure pas parmi celles que je viens de citer. Oui, je sais, on va encore me parler de «La Montagne» et des frissons qu'elle provoque. Mais qu'est-ce que ce tube, car s'en fut un, en comparaison de «Cuba Si», chanson poétique au possible, étrange, lyrique. Large extrait au nom de la poésie, au nom de vieux rêves dont nous sommes peut-être revenus mais dont il subsiste encore quelques espérances : «La nuit quand je m'en vais à rêve découvert / Quand j'ouvre mon écluse à toutes les dérives / Cuba dans un remous de crocodile vert / Cuba c'est chez toi que j'arrive / Je rencontre un vieux nègre aux yeux de bois brûlant / Assis devant la mer grain de café torride / Le front dans le soleil il me montre en riant / Là-bas, les côtes de Floride (...) Il dit j'ai vu Harlem il dit j'ai vu New-York / Et noir j'avais si peur devant les chiens à nègres / Que j'aurais préféré la peau rose d'un porc / Collée sur ma poitrine maigre / Et maintenant Cubain pauvre comme Cuba / Je suis libre et ma femme a la couleur du sable / S'il n'y a rien à manger on danse la conga / Mais les chiens restent sous la table». Restons sur cette chanson, que des camarades internautes ont réussi à placer sur youtube (désolé, mais vous n'y trouverez pas «hou hou méfions nous»...). Il y a un passage qui mérite lecture, relecture et longue méditation. Deuxième extrait, plus court, plus impressionnant : «Adieu Cuba adieu mon rêve à la peau brune / Mes éperons d'argent sonnent sur tes galets / Et mon cheval rêvé qui renifle la lune / Piétine déjà l'eau salée / Que je devienne un jour un vieux singe ridé / Que le ciel de Cuba se brise comme verre / Je sais que l'on peut vivre ici pour une idée / Mais ceci est une autre affaire.» Prenons plus de colonnes que d'habitude et revenons à l'engagement. La gorge nouée et le clavier tremblant, je vous suggère, en ces temps de révisionnisme pro-colonial, d'écouter au moins une fois «Un air de liberté», une chanson de 1975 qui a valu à Jean Ferrat tant de déboires et de haines à droite (s'attaquer au Figaro et à d'Ormesson, vous imaginez !). Inutile d'ajouter le moindre commentaire. L'extrait qui suit parle de lui-même : «Les guerres du mensonge les guerres coloniales / C'est vous et vos pareils qui en êtes tuteurs / Quand vous les approuviez à longueur de journal / Votre plume signait trente années de malheur / La terre n'aime pas le sang ni les ordures / Agrippa d'Aubigné le disait en son temps / Votre cause déjà sentait la pourriture / Et c'est ce fumet-là que vous trouvez plaisant / Ah monsieur d'Ormesson / Vous osez déclarer / Qu'un air de liberté / Flottait sur Saigon / Avant que cette ville s'appelle Ville Ho-Chi-Minh / Allongés sur les rails nous arrêtions les trains / Pour vous et vos pareils nous étions la vermine / Sur qui vos policiers pouvaient taper sans frein / Mais les rues résonnaient de paix en Indochine / Nous disions que la guerre était perdue d'avance / Et cent mille Français allaient mourir en vain / Contre un peuple luttant pour son indépendance / Oui vous avez un peu de ce sang sur les mains.» Chapeau et respect. Adieu l'artiste. Adieu et merci pour tout car comme l'écrit Sadek Hadjeres sur son blog (*) : «La voix chaude de Jean Ferrat continuera à accompagner nos luttes et entretenir nos espoirs. Nous l'entendrons toujours nous rappeler dans les moments les plus pénibles la beauté, le poids de souffrance et la grandeur du mot Camarade' !» (*) www.socialgerie.net, «Jean Ferrat, compagnon de nos vies, nos luttes et nos espoirs.»