Les salaires des patrons tunisiens ne reposent pas toujours sur des critères rationnels. L'absence de distinction entre propriétaires et dirigeants, dans un tissu entrepreneurial formé majoritairement d'entités familiales, amène les patrons à s'octroyer de généreuses rémunérations. le bureau d'études tunisien Sigma Conseil vient d'ouvrir une brèche dans l'un des secrets les mieux gardés sur le continent : la rémunération des patrons. Une première en Afrique francophone. Dans une enquête intitulée «L'Etat des lieux et les pratiques en vigueur en matière de rémunération des dirigeants sociaux en Tunisie», le bureau d'études révèle que les dérapages scandaleux observés dans les pays industrialisés, au niveau de la rémunération des patrons, restent rares en Tunisie. A preuve : la rémunération moyenne des dirigeants sociaux au Royaume-Uni et aux Etats-Unis se situe aux alentours de 80 fois la moyenne de leurs salariés alors qu'elle n'est que de 30 fois en Tunisie. L'enquête menée auprès d'un échantillon de 180 sociétés publiques et privées opérant dans les divers secteurs d'activité économique, et dont 10% sont cotées en Bourse, précise que la rémunération brute annuelle moyenne des patrons est de 110 000 dinars (1 dinar = 0,52 euro). Le salaire annuel brut minimal se situe à 29 000 dinars, tandis que la rémunération maximale dans l'échantillon étudié s'établit à 360 000 dinars. Des salaires largement minorés Les experts de Sigma Conseil estiment, toutefois, que la majorité de ces rémunérations ne sont pas souvent indexées sur les performances des entreprises, à l'image d'un PDG d'une banque publique qui s'octroie un salaire annuel de 350 000 dinars, malgré les mauvais résultats de l'établissement qu'il dirige. La déconnexion entre les salaires des dirigeants sociaux et les performances de leurs entreprises concerne notamment les entités familiales, qui constituent 90% du tissu entrepreneurial tunisien. «La majorité des sociétés familiales ont pour dirigeant le principal actionnaire, ce qui pose le problème de rémunération élevée par rapport à l'état de santé de l'entreprise. 10% seulement de ces entités désignent, d'ailleurs, un gestionnaire recruté pour ses compétences, afin de favoriser des pratiques opaques en matière de rémunération de leurs patrons. Du coup, les salaires déclarés sont largement minorés», souligne Hassen Zargouni, directeur général de Sigma Conseil. Selon lui, les patrons des entreprises familiales s'octroient en général de généreuses rémunérations et gèrent leurs dépenses personnelles en puisant dans la caisse, en l'absence d'une distinction entre propriétaire et dirigeant. Ecart abyssal entre le public et le privé La confusion entre le patrimoine personnel du dirigeant et celui de l'entreprise explique le fait que la majorité des patrons tunisiens refusent encore de jouer la transparence, bien qu'ils soient poussés dans le dos par une nouvelle législation qui les oblige à déclarer leurs salaires. Les articles 200 et 475, ajoutés au code des sociétés commerciales en mars 2009, imposent, en effet, aux commissaires aux comptes de préciser le montant des salaires versés aux dirigeants des sociétés cotées qu'ils auditent. Adoptée dans le sillage du mouvement de contestation des salaires mirobolants des patrons en Europe et aux Etats-Unis, la mesure a été aussi étendue récemment aux sociétés non cotées et aux entreprises publiques. «Jusqu'ici, la greffe de transparence peine encore à prendre», constate Hassen Zargouni. Trois patrons, seulement, ont jusqu'ici dévoilé leurs salaires : Abdelwahab Ben Ayed, patron de Poulina, le premier groupe privé du pays, (549 515 dinars par an), Fethi Hachicha, le PDG de la société privée Electrostar, distributeur des équipements électroménagers de la marque coréenne LG, (62 471 dinars) et Nabil Chettaoui, PDG de Tunisair (37 000 dinars). Ces trois exemples montrent un écart abyssal entre le public et le privé. Un constat confirmé par l'étude de Sigma Conseil. La rémunération annuelle moyenne des patrons des entreprises privées est de 120 000 dinars, contre 35 000 dinars pour les dirigeants des entreprises publiques. La répartition par secteur d'activité fait ressortir que l'industrie pétrolière est la plus rémunératrice (291 000 dinars), suivie par le secteur bancaire (264 000), les industries de matériaux de construction (198 000), l'industrie minière (146 000) et l'hôtellerie (140 000). Le secteur des transports et le commerces figurent en bas du tableau, avec des rémunérations annuelles brutes moyennes respectives de 61 000 et de 63 000 dinars.