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Adieu ma zouli
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 02 - 06 - 2010

« Mec Toubek, dit Vis Tiwek avec une voix suppliante, raconte-moi cette merveilleuse histoire qui t'est arrivé chez les humains. J'ai envie de t'entendre encore une fois me narrer la ravissante aventure que tu as vécue là-bas ! Ici, il ne se passe rien. C'est toujours la même athmosphère grise et froide. Mélancolica est une planète qui pisse un ennui visqueux et lourd par toutes ses fissures. J'en ai la viande poisseuse et l'esprit gluant. Je t'en supplie Mec Toubek, aide-moi à supporter ce temps écrasant et vide qui m'étouffe. Parle-moi de cette fille que tu as connue là-bas. Sois généreux, partage avec moi ce magnifique souvenir qui illumine ta vie maintenant. Ma mémoire est encombrée d'images et de bruits tristes et laids. La bouche de ma copine ruisselle de mathématiques et de physique. Ce distributeur d'équations me congèle la chair. Je souffre.»
Comme d'habitude, Mec Toubek ne répond pas aussitôt au désir de son ami, mais laisse s'écouler un peu de temps, puis sa voix se fait entendre, donnant un coup de pied au silence qui se sauve comme un chat malmené, sans miauler, et va chercher ailleurs un coin où ronronner et se lécher tranquillement, sans pudeur. « Ta demande me remplit de plaisir et de joie, Vis Tiwek. Je te répèterai cette histoire autant que tu voudras. Comme chaque soir depuis des mois, je vais te raconter ce qui m'est arrivé sur la terre. »
Mec Toubek s'éclaircit la gorge pour la désencombrer des déchets qui auraient pu amocher son histoire, et d'une voix douce et émouvante, il commence son récit.
Il dit qu'un jour, alors qu'il se déshabille pour prendre une douche, il découvre des moisissures d'ennui verdâtres sur son corps. Il panique. Il a surtout honte. Sitôt lavé, pommadé et parfumé, il se met à réfléchir à un moyen pour éviter de croupir. Au bout de quelque temps, son cerveau pond un œuf d'où sort, non pas un poussin, une idée. C'est ainsi qu'il a décidé d'aller faire un tour sur la terre. Il ne connaissait pas encore cette planète, et il s'est dit que c'était une bonne occasion d'aller la visiter. Comme il n'avait aucune idée du pays sur lequel il voulait attérir, il dit qu'il a fermé les yeux et posé son index au hasard sur une carte qu'il a étalée sur une table. C'est de cette manière aléatoire qu'il a choisi cette contrée appelée Algérie.
Impatient de partir, muni de quelques objets qu'il a jugés nécessaires, il monte dans son véhicule à une place et appuie sur cinq boutons qui le propulsent dans l'espace. Quand il arrive à destination, il fait nuit, mais la lumière d'un lampadaire et de la lune éclaire suffisamment les lieux pour qu'il puisse distinguer les objets autour de lui, et ne pas utiliser ses lunettes de vision nocturne. Silencieusement, il se pose sur la terrasse d'une maison.
Il s'apprête à descendre de son engin lorsqu'il voit une forme entrer par une petite porte située en face du véhicule. D'après ses dires, c'est une femme. Ses cheveux sont défaits et sont très longs. Ils lui couvrent entièrement le dos. Elle referme la porte soigneusement, et comme un automate, elle se dirige vers le lieu où il se trouve, s'arrête à deux pas, se met à genoux, lève les mains vers le haut, puis des paroles s'élèvent de ses lèvres vers les étoiles qui scintillent dans le ciel. Absorbée, comme envoutée, elle n'a pas vu l'engin. Il dit qu'il a enfilé son casque traducteur et prêté l'oreille.
Selon lui, c'est une langue remplie de plaintes qui parvient à ses oreilles, qui déchire l'âme, comme chargée de souffrances séculaires. Il se souvient : «Chaque parole me perce le cœur comme une lame effilée. Je l'entends aujourd'hui encore, cette fille qui colonise depuis cette nuit-là ma mémoire.»
Mec Toubek s'arrête de parler, l'attention attirée par un groupe de filles qui passent, bavardant avec animation. « Ces pilules sont extraordinaires, dit l'une d'elles avec feu. Dès que des bestioles se mettent à me chatouiller sous la peau, je m'allonge sur mon lit et j'en avale une. L'attente est courte. Des frissons délicieux submergent mon échine. Maintenant, les mâles ne sont bons qu'à être rangés dans un grenier collectif ou un musée. » Les autres poussent des cris d'exclamation et lui demandent le nom de la pilule. Vis Tiwek grimace de dépit. Les propos de la jeune fille l'agacent. Les deux amis regardent s'éloigner les jeunes filles avec des yeux mécontents et déçus, puis Mec Toubek reprend la parole qu'il avait rangée à portée de sa voix.
Il dit qu'il se rappelle encore nettement les propos murmurés par l'Algérienne aux cheveux longs. Elle murmurait : «Où es-tu mon sauveur ? Des années et des années se sont écoulées depuis que je viens t'appeler et t'attendre sur cette terrasse ! Je n'en peux plus ! Cette longue attente a dévoré ma patience et déchiqueté mes nerfs ! Le temps a chiffonné ma chair et ses mains traîtresses sont en train de faner les pétales de mes fleurs. Une odeur de pourriture suinte de mes pores. Viens me délivrer des pattes laides de cet ennemi des femmes ! Pourquoi s'acharne-t-il sur mes formes abondantes et nourricières ? Pourquoi cette haine ? Mais ton amour et ta tendresse épanouiront et rafraîchiront mon âme et mon corps ! Viens me délivrer aussi du bêton dans lequel m'ont encagée les mâles soupçonneux, tristes et déprimants de ma tribu ! Avec des mots, ces monstres ont tissé des cordes avec lesquelles ils ont ligoté mon corps ! Où es-tu mon sauveur ? Ils disent que je suis folle ! Combien de fois j'ai été rouée de coups à cause de mes pensées ! Ce sont eux qui sont fous à lier ! Quand viendras-tu m'arracher à cette vie lamentable et abrutissante ! Je saurai te rendre heureux ! Je viderai ta chair des serpents frénétiques qui la tourmentent et l'enfiévrent ! Où es-tu mon sauveur ?...»
Mec Toubek dit que l'Algérienne a parlé ainsi pendant un long moment. Il dit aussi qu'il est resté immobile dans son engin, fasciné par les paroles de la jeune fille. Ensuite, il est sorti doucement de son véhicule et l'Algérienne, qui tenait son visage dans ses mains et pleurait, s'est rendu compte d'une présence à ses côtés. Il dit qu'elle a levé la tête brusquement, et que, l'ayant aperçu, elle s'est évanouie. Mais quelques instants plus tard, elle a commencé à bouger et a ouvert les yeux. Il affirme qu'il la tenait dans ses bras. Il dit qu'une odeur de fruit sauvage émanait de son corps charnu, vertigineuse et enivrante, qui lui donnait envie de la sentir et la lécher.
Elle ne portait qu'une robe courte et légère sur sa chair, largement échancrée sur sa poitrine plantureuse. Elle l'a regardé longuement puis elle a chuchoté, des frissons courant sur sa chair : «Serre-moi plus fort ! Je suis à toi ! Je t'appartiens ! Enlève-moi ! ... Mais qui es-tu ? Es-tu le sauveur que j'attends depuis des années ?» Mec Toubek raconte qu'il lui a dit ceci : «Je m'appelle Mec Toubek. Et toi comment tu t'appelles ?» Il dit qu'elle s'est exclamée, déformant son prénom : «Mektoubi ? Oh, mon Dieu !» Après quoi, elle est tombée dans les pommes une deuxième fois.
Mec Toubek dit que troublé par ce corps abandonné qui gisait dans ses bras, ne sachant quoi faire pour réveiller la jeune fille, il s'est penché sur elle légèrement, avec douceur, et l'a embrassée à plusieurs reprises, tendrement. Il dit qu'elle s'est réveillée, poussant des gémissements exigeants : «Qui dépose ces pétales de rose trempés de miel brulant sur mes lèvres ? J'en veux encore ! Encore !» Mec Toubek rapporte que, touché par les prières de la fille, et constatant qu'elle reprenait conscience, il a continué à l'embrasser, plus tendrement qu'avant, avec plus d'insistance. « Elle brûlait, dit-il. Ses yeux brillaient comme deux grosses lucioles. Elle se tordait brusquement comme si une main invisible lui plantait des lames dans les reins. Elle se tendait vers moi et me mordait comme une plante carnivore et affamée. Et sous la lumière de la lune qui coulait sur elle, je l'ai vue s'ouvrir et se dilater, emplissant sa robe qui s'est mise à craquer en plusieurs endroits. Ses gémissements et ses appels emplissent la nuit. «Je souffre, murmure-t-elle. Dis des mots d'amour à ta Zoulikha, ô Mektoubi. Dis-moi : je vais te manger ! Dis-moi : je vais te déchiqueter ! Mords-moi ! Des vers brûlants comme des braises grignottent mes fleurs. Prends ton épée et décapite ces bestioles qui infestent ma chair.»
Mec Toubek ajoute que, bouleversé par cette chair ruisselante de prières, il a murmuré : «Oui, ma Zouli ! Oui, ma Zouli !» Mais il se rappelle qu'au moment précis où il a décidé de se soumettre aux appels ensorcelants de la biche algérienne, souffrant atrocement lui aussi, des individus ont envahi la terrasse. Il raconte que ces barbares l'ont ficelé et baillonné en un tournemain, sans prononcer un mot, en silence. Baillonnée elle aussi, la fille a été enveloppée dans un drap par trois femmes, qui l'ont ensuite entraînée par les cheveux vers la petite porte.
Un instant plus tard, emporté comme un sac par deux de ces hommes, il se retrouve dans une grande pièce presque vide. On le jette sur le sol. Cinq hommes se tiennent debouts près de lui. L'un d'eux, un moustachu au regard torve, sort un couteau de sa poche et dit, s'adressant à un noiraud au visage ratatiné, au crâne enrobé dans un turban d'un blanc douteux : «Papa, je vais lui trancher le coup tant qu'il fait nuit, pour qu'on ait le temps de le sortir d'ici et de le jeter dans un dépotoir avant que le jour ne se lève. C'est bientôt l'appel à la prière.» Le noiraud au turban ne répond rien. Une toux effroyable secoue ses poumons, qui disloque son corps squelettique et ébranle toute la maison. Après quoi, rapporte Mec Toubek, cet individu crache sur le sol une grosse boule verdâtre et teintée de sang qui se met à puer horriblement, se penche et l'observe longuement, puis se relève, le dos craquant comme une caisse en bois déglinguée.
C'est à ce moment qu'un jeune homme portant des lunettes intervient et dit : «Papa, n'écoute pas ce boucher ! J'ai vu une ombre bouger sur la terrasse de Kaddour. Tu sais que ce mouchard ne dort jamais. Qui nous dit qu'il ne nous a pas vus ? Il est sûrement en train de nous surveiller ! Papa, veux-tu terminer le restant de tes jours dans une sordide prison ? D'ailleurs, tous les mâles de cette bicoque se retrouveront en tôle. Qui s'occupera alors des femmes et des enfants ? Il faut penser à autre chose.»
Mec Toubek dit que le moustachu au regard torve s'est écrié : «C'est lui qu'il ne faut pas écouter, papa ! Notre honneur a été éclaboussé par ce morveux casqué qui a osé garer sa voiture bizarre sur notre maison et salir la réputation de ta fille !» Mais, le noiraud au turban louche demeure silencieux. Il semble attendre quelque chose, le regard fixé sur la porte. Un instant plus tard, une femme est entrée et a déclaré d'une voix fluette : «La folle n'a rien. La vieille l'a soigneusement visitée. Elle est intacte. Pas la moindre fissure. Mais ses lèvres sont étrangement gonflées et ses yeux sont peuplés de lucioles. Son grand-frère rode autour d'elle avec un couteau, salivant de fureur. Sa bouche souffle une haleine qui a tué les chiens et fané les fleurs en plastique qui ornent les murs du couloir. Il veut l'égorger. Qu'est-ce que je dois lui dire ?» (À suivre)


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