Prenez n'importe qui à Oran et demandez-lui où l'on peut faire des achats à des prix intéressants ? Il vous répondra sans hésiter : M'dina J'dida. En quelques décennies, ce quartier est devenu le paradis du chaland, l'eldorado du consommateur quel que soit le poids de sa bourse. On vient des quatre coins de la ville pour faire des emplettes. Même nos émigrés, en consommateurs avertis, viennent de l'étranger remplir leurs sacs d'objets achetés à des prix défiants toute concurrence. C'est le monde à l'envers. Chaque jour, quelle que soit la saison, dès les premières heures, les rues du quartier se parent pour accueillir les clients. Les commerçants se préparent fébrilement en étalant leurs marchandises et prient Dieu pour que la journée soit réussie. Ce bazar à ciel ouvert qu'est devenu M'dina J'dida semble être un cas unique à Oran. Bien sûr, il y a Choupot qui s'est transformé ces dernières années en un pôle commercial attractif. Cependant, cette activité commerciale reste limitée dans l'artère principale et n'entrave pas la vie du quartier. Ce n'est pas le cas à M'dina J'dida. Le commerce n'a pas vraiment de limites bien établies. Il déborde dans les rues avec une fièvre contagieuse qui draine une foule affairée à la quête de la bonne affaire. Quand on déambule parmi la foule des acheteurs en essayant de se frayer son chemin tout en jouant des coudes, on oublie assez vite que cet endroit est un quartier avant d'être un souk. Jusqu'aux années quatre-vingts, M'dina J'dida était un quartier populaire à la réputation peu flatteuse, à l'instar d'autres quartiers (El Hamri, Sidi El Houari, etc ). A l'époque, habiter M'dina J'dida c'était faire partie d'une autre planète, différente de celle des quartiers huppés tels Saint Hubert, les Palmiers ou le centre-ville, avant qu'il ne se transforme en douar. Oran n'était pas, en ce temps-là, ce rafiot à la dérive qui part en lambeaux. Les quartiers avaient leur propre identité en fonction de leurs populations respectives. Certes, M'dina J'dida a toujours eu une vocation commerçante. Grâce au marché Sidi Okba qui y occupe une place centrale et dans lequel les gens des quartiers voisins venaient (et viennent toujours) s'approvisionner. Bien sûr, il y a toujours eu des commerçants à M'dina J'dida essentiellement autour du marché. Les commerces d'ustensiles de cuisine, de chaussures ou de textile étaient répartis entre les rues de Constantine et de Létang. Les bijoutiers avaient, en toute logique, la rue des «bijoutiers». Le commerce a toujours occupé une place importante à M'dina J'dida mais tout en laissant un espace à une véritable vie de quartier. A M'dina J'dida, il n'y a pas que des boutiques. Il y a des aussi des gens de toutes conditions qui y vivent et il y a même des écoles où les enfants viennent pour s'instruire. C'est le cas des écoles Pasteur, juste à côté du marché Sidi Okba, où tous les enfants du quartier, ainsi que ceux de Saint Antoine, ont reçu (et continuent de recevoir) leur instruction. C'est là que des milliers d'enfants ont appris à lire, à écrire et à compter. Bref, c'est là qu'ils apprennent des connaissances indispensables à leur vie d'adulte. Par le passé, les rues qui jouxtaient les écoles n'étaient remplies que des cris des enfants en tablier qui couraient dans tous les sens. Au son de la cloche les enfants se rangeaient, le long des trottoirs, pour rejoindre leurs classes respectives sous l'œil vigilant de Mme Hadboune pour l'école des filles et de M. Filali pour celle des garçons. L'activité commerciale toute proche n'a jamais été un obstacle au fonctionnement des écoles. L'école était ce lieu où était mis entre parenthèse le monde extérieur. Qu'en est-il maintenant ? Force est de constater que le commerce est devenu roi. Ce quartier a été transformé en un marché à ciel ouvert. Le commerçant qui y exerce n'y voit qu'un lieu où il travaille pour gagner sa croûte. Le chaland, le client, le consommateur qui peut venir de loin n'y voit qu'un endroit pour s'approvisionner et faire des économies en achetant des produits à des prix intéressants. Il n'y a aucun mal à cela car il faut bien que les gens vivent. Par contre, il n'est pas sûr que l'instruction des enfants de ces écoles ne pâtisse pas des effets néfastes de l'activité commerciale environnante. Les deux écoles primaires ressemblent de plus en plus à des camps retranchés. Cela se voit même du ciel. Allez dans n'importe quel cybercafé ! Lancez «Google-earth» ! Zoomez sur Oran ! Focalisez sur M'dina J'dida et vous verrez, de vos propres yeux, la concentration extraordinaire de la foule qui grouille telle une fourmilière dans un périmètre extrêmement restreint. Vous verrez même les embouteillages sur le boulevard Mascara. Vous verrez les écoles enclavées, presque assiégées et qui, telles des forteresses, tentent encore de résister. Imaginez ces pauvres enfants et leurs «héroïques» enseignants, obligés de garder les fenêtres fermées, pour tenter d'atténuer le bruit de la rue. Imaginez, les jours de grande chaleur, enfants et enseignants barricadés pour ne pas entendre les cris, les injures, et autres noms d'oiseaux, surtout quand éclate une bagarre. Imaginez, l'agitation qui se répand comme une trainée de poudre lorsque la police intervient et que les vendeurs à la sauvette s'enfuient à toutes jambes. Bref, imaginez le degré de concentration que doit développer un enfant dans ces conditions et qui peut vite être distrait par ce qui se passe au dehors. Rappelons l'étymologie du mot école, du latin schola, lui-même dérivé du grec scholé, qui signifie lieu à l'écart du travail et consacré à l'étude, au loisir studieux. «El coulige», déformation bien de chez nous du mot «collège», est cet espace qui doit être préservé, maintenu à l'écart de l'agitation de la société. Or, les écoles Pasteur sont tout simplement plongées dans la frénésie et la fièvre du commerce, de l'échange, du marchandage qui embrase toutes les rues aux alentours, dans un vacarme continu qui empêche cette tranquillité sans laquelle l'enseignement ne peut être dispensé dans de bonnes conditions. L'école de filles est cernée par le commerce. C'est à peine si l'on peut se frayer un chemin parmi les étals, dans le cri des vendeurs qui hèlent le chaland et la fébrilité des consommateurs à la recherche du produit miracle. L'entrée principale de l'école des garçons n'échappe pas, non plus, à cette situation. Des citoyens se plaignent régulièrement dans les colonnes de ce journal à ce sujet, sans grand succès apparemment. Ce quartier a connu une révolution en l'espace de quelques décennies. L'activité commerciale informelle était modeste dans les années soixante-dix. De petites gens avaient pris l'habitude de se rassembler devant la cité Lamoricière pour vendre des petites bricoles «El khourda», comme il y en avait du côté de Sid El Hasni. Des petites gens qui essayaient de subsister en vendant n'importe quoi, mais cela n'avait rien d'un souk. Il n'y avait pas vraiment foule et vers midi, c'était fini. Puis, il y a eu une explosion du commerce, qui a pris le quartier dans ses rets. N'oublions pas que les enfants de ce quartier qui sont, souvent, de condition modeste, ont droit à l'instruction. Ils ne doivent pas être pénalisés. Si, le commerce est une activité tout à fait honorable et respectable, il n'en demeure pas moins que l'instruction de ces enfants l'est autant si ce n'est plus. L'illettrisme voire l'analphabétisme peut coûter très cher à la société. Si, « el ilm» est «nour», comme le rappelle l'adage, alors ne tuons pas la «lumière» précieuse de la connaissance chez les écoliers de M'dina J'dida. Cela signifie-t-il que le commerce doit disparaître? Pas du tout. Le commerce contribue à la vie de ce quartier. Il doit y avoir toute sa place, mais rien que sa place.