Voilà plus de cinq années que je cogne régulièrement sur la Sarkozie et ses errements. Les fidèles lecteurs de cette chronique savent que je n'ai pas attendu ces derniers mois avec les affaires, les scandales, les dérapages pathétiques sur la nationalité et les expulsions de Roms, pour dire tout le peu de bien que je pense de l'homme politique et de son système. Cela m'a valu quelques remontrances et mises en garde qui sont le sel du métier de journaliste. Je n'en tire aucune gloire mais quelques précieuses leçons. L'une d'entre elles est que cela ne sert à rien de hurler au loup quand personne n'a envie d'entendre. Des amis proches ont longtemps cru en « Sarko », d'autres, y compris des Beurs et des Blédards, y croient encore. Certains d'entre eux reconnaissent que j'avais vu juste lorsque je leur disais en 2007 que sa présidence s'étiolerait et dégénérerait en un happening sans équivalent dans l'histoire de la cinquième République. Là aussi, je n'en tire aucune gloriole car l'explication n'a rien à voir avec un quelconque bon sens politique ou une connaissance fine de la classe politique française. Je dois d'ailleurs à la vérité de dire que lorsque Sarkozy était ministre du Budget dans les années 1990 (Balladur était alors Premier ministre et Mitterrand président), il m'apparaissait plutôt sympathique, du moins compétent et donnant peu de prise à la critique comme c'est le cas aujourd'hui. Ce qui m'a très vite inquiété avec lui c'est que nous lui ressemblons. Nos faiblesses d'homme ou de femme sont les siennes. Quand il cherche à convaincre, à amadouer ou à séduire, il est comme monsieur tout le monde. Il est vous, il est toi plus moi, comme dit la ritournelle. La panoplie qu'il déploie est si évidente, si naturelle, si humaine qu'il est facile de se laisser aller à le suivre puisque ses paroles sont celles que nous aurions prononcées si nous avions été à sa place. Alors que j'écris cela, me revient en mémoire un épisode que je n'ai jamais raconté. C'était en 2004, l'actuel président de la République était alors ministre des Finances et Rachida Dati, déjà sa collaboratrice, avait organisé dans les salons de Bercy une rencontre entre lui et des membres de la diversité. Nous étions une bonne cinquantaine à l'écouter. Il y a eu des rires, des applaudissements et quelques gloussements ravis (c'était avant les propos sur le Kärcher et la racaille…). Charge violente contre la chiraquie, discrimination positive, relations apaisées avec l'islam, main tendue aux pays du Maghreb à commencer par l'Algérie, critique de l'immobilisme de la droite et de la gauche en matière de luttes contre les discriminations, promesse d'une prise en compte de l'existence d'élites appartenant aux minorités visibles en cas d'accession « à des responsabilités plus importantes » (termes consignés tels quels dans mon carnet de l'époque) : l'audience était ravie. Trop. Nous étions quelques-uns à être gênés, à se sentir sous la menace d'une hypnose incommodante. « Il nous dit ce qu'on a envie d'entendre » me dit alors un haut fonctionnaire d'origine maghrébine. De quoi implicitement inciter à ne pas baisser sa garde et à ne pas se laisser berner par cette faconde prompte à toutes les transgressions. J'ai déjà cité la phrase du chanteur italien Gian Piero Alloisio à propos du Premier ministre italien : « Je ne redoute pas tant Berlusconi en soi que Berlusconi en moi ». Cela vaut aussi pour Sarkozy et cela peut s'interpréter d'au moins deux manières. On peut penser qu'il faut tout faire pour ne jamais ressembler à l'un ou l'autre, à ne pas se laisser insidieusement gagner par leurs idées et leur cynisme. Mais on peut aussi se dire qu'il y a une part en nous qui n'est guère différente d'eux et que c'est contre elle qu'il nous faut d'abord lutter. Lorsque Sarkozy est en meeting et qu'il harangue les foules qui se pâment (j'ai même vu ça à Washington alors qu'il prenait la parole devant des expatriés français), j'ai des flashs mémoriels qui me ramènent à mon quartier ou même à mes études supérieures où, pour convaincre les uns ou prendre le dessus sur les autres, j'usais de moyens pas toujours honorables, du moins pas toujours rigoureux. « Je l'ai lu dans un livre », « je suis le seul à le penser, ça devrait vous faire réfléchir », trituration de la vérité et artifices dialectiques bien connus et qui doivent nécessairement être accompagnés de l'attitude idoine, mélange de charme enjôleur, de fausse empathie et de proximité physique… Il y a bien longtemps que je ne crois plus aux hommes providentiels. C'est peut-être une volonté de m'affranchir d'une maladie qui fait tant de dégâts dans le monde arabe. Par contre, je crois aux hommes d'Etat. L'homme d'Etat ne nous ressemble pas. Il ne doit pas chercher à faire résonner ce qui nous lie à lui. C'est un homme qui sait s'élever au-dessus des normes, qui est capable de sortir de cercle habituel des raisonnements convenus. Un homme d'Etat est quelqu'un qui possède une vision même si ce mot est quelque peu galvaudé - confère les discours royaux que l'on entend dans certains pays du Golfe. Une vision - bonne ou mauvaise - et un projet de société - bon ou mauvais - pour son pays. C'est cela qui fait un homme d'Etat. La capacité à voir loin et à capter ce que l'on qualifie de signaux faibles annonciateurs de changements. Ce n'est pas être de droite hier, républicain aujourd'hui, étatiste le lendemain et libéral dans quelques semaines avant de redevenir soudainement socialiste. Nous avons tous des convictions mais la force des choses et du quotidien peut aussi nous transformer en girouettes. C'est pour cela que nous ne serons jamais des hommes d'Etat. Et c'est pour cela que Sarkozy est le pire des présidents que la France ait connus au cours de ces cinquante dernières années. Et je réalise soudain que ce qui est peut-être le plus insupportable avec lui, c'est qu'il nous rappelle - sûrement sans le vouloir ni même sans douter - à quel point, nous aussi, sommes si imparfaits.