La vague de contestation s'étend mais les victoires démocratiques sont plus difficiles. « La Tunisie va-t-elle devenir le laboratoire du monde arabe ? Peut-être la Tunisie va-t-elle faire passer le monde arabe de l'autre côté du miroir et rendre caduc le sempiternel discours sur l'incapacité structurelle des pays arabes à devenir des démocraties ( ). Regardons deux pays sur la liste des mutations à venir : en Syrie, le taux d'alphabétisation est encore plus élevé qu'en Tunisie (95,2%), mais l'endogamie reste très forte, en particulier dans les zones sunnites. En revanche, en Egypte, l'alphabétisation a pris du retard (73,2%), mais l'endogamie, déjà pas très élevée, est en chute libre. Il est probable que les dirigeants de ces deux pays regardent ce qui se passe en Tunisie avec beaucoup d'attention ». Pour l'Egypte, c'est fait, pour la Syrie, c'est en cours Remarque : ce pronostic date du 19 janvier dernier ! Il était émis par Olivier Todd, anthropologue et démographe. Ce chercheur est l'un des très rares universitaires au monde à avoir prévu l'effondrement soudain de l'URSS en notant alors, entre autres, l'effondrement du taux de natalité, de l'espérance de vie et la forte progression de la mortalité infantile. En 2007, Todd publiait avec Youssef Courbage un essai tout aussi prophétique sur l'évolution des sociétés arabes, « Le rendez-vous des civilisations », où était déjà pointé le mélange explosif et révolutionnaire d'une baisse de la démographie, d'une généralisation de l'alphabétisation et du recul du mariage endogamique, c'est-à-dire au sein de la famille élargie, du clan. Les justes prophéties d'Olivier Todd « L'endogamie, c'est-à-dire l'étanchéité du groupe familial, entraîne la fermeture des groupes sociaux sur eux-mêmes et la rigidité des institutions. Quand elle devient moins endogame, une société s'ouvre vers l'extérieur et est donc potentiellement plus propice à se révolter quand elle est gouvernée par un despote. La scolarisation de masse et la baisse de la natalité peuvent aussi indirectement provoquer une prise de conscience et des révoltes », précise Youssef Courbage. Le puissant mouvement démocratique dans le monde arabe en cours ne se réduit évidemment pas à ces modifications structurelles. Les crises économiques et politiques sont également motrices. Il n'empêche, les deux auteurs notaient dès 2007 que ces tendances démographiques étaient partagées par l'ensemble des pays arabes et étaient annonciatrices de changements profonds dans toute la zone. Bien vu. Le mouvement démocratique qui a surgi en Tunisie, gagné l'Egypte s'est diffusé dans le Moyen-Orient, à Bahreïn, au Yémen, en Jordanie. Il a touché l'Algérie et le Maroc. Il a ouvert une quasi-guerre civile en Libye. Il affecte aujourd'hui l'un des régimes les plus stables car des plus cadenassés, la Syrie, où les manifestations de pro et anti-Al-Assad se succèdent, sur fond de répression musclée. Dans les deux premiers pays, Tunisie et Egypte, l'hiver fut salutaire. Deux chefs d'Etat furent chassés, deux régimes s'effondrèrent (grâce aussi à l'armée) ; les deux pays ont fait le choix sage et efficace d'élections constitutionnelles qui se dérouleront en juillet et en septembre... Signe des temps, la Tunisie connaît à son tour les joies des premiers sondages. Réalisée par le cabinet GMS, l'enquête souligne déjà la forte appétence actuelle des Tunisiens pour la politique. Seuls 12% des 1.080 personnes interrogées déclarent ne pas s'y intéresser du tout. 70% des Tunisiens placent la sécurité en tête de leurs priorités. Viennent ensuite «résorber le chômage» (50%), «la mise en place de la démocratie» (40,20%), «développer l'équilibre entre les régions» (35%), le «respect des droits de l'homme» (34,30%). Les hommes politiques n'ont toujours pas retrouvé le crédit nécessaire pour mener les réformes : pour 54% des sondés, les politiques « ne sont pas en mesure d'agir», 40,8% les croient « guidés par des forces étrangères ». L'hiver démocratique fut éclatant, le printemps est plus incertain. L'aspiration au changement est partout perceptible dans le monde arabe. Mais les victoires sont plus difficiles et les principaux obstacles rencontrés aujourd'hui par les mouvements en cours tiennent à la résistance des pouvoirs en place. Certains gouvernements (Maroc, Algérie, Jordanie, Syrie aujourd'hui..) ont vite promis des réformes importantes dans l'équilibre des pouvoirs, mais elles tardent à venir. Au Yémen, Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis 32 ans, promet tous les jours à ses opposants qu'il va « partir demain ». En attendant, la répression continue. L'Arabie Saoudite et ses alliés sont intervenus militairement au Bahreïn pour liquider la contestation du régime royal. Sans protestation audible des Occidentaux. Ce qui interroge sur l'activisme actuel de la France, de l'Angleterre et des Etats-Unis en Libye. Confronté au même mouvement de révolte, Mouammar Kadhafi, fort de sa supériorité militaire, avait réagi comme à son habitude : en coupant des têtes et en promettant d'écraser dans le sang la ville rebelle de Benghazi. Le 17 mars dernier, le Conseil de sécurité des Nations unies a autorisé avec raison, à travers la résolution 1973, le recours à la force en Libye contre les forces du colonel Kadhafi pour mettre fin à la répression des insurgés libyens. Cette résolution n'autorise pas pour autant la coalition à renverser le régime libyen (ce qui reste l'affaire des Libyens), encore moins à envoyer des troupes au sol, condition sine qua non pour un changement de régime rapide. Paris et Londres, suivis modérément par Washington, voudraient aller plus loin et plus vite. Par amour de la démocratie ? Plus crûment, l'AIE a rappelé qu'à l'heure actuelle, seule la production du pétrole libyen était affectée et « l'Europe importe environ 80% des 1,3 million de barils par jour exportés par la Libye », remarque Aymane Chaouki, de l'IRIS. Crise de nerfs à l'UMP La grosse querelle a commencé au lendemain même de l'élection. Scène inattendue dans la classe politique française : Jean-François Copé, le patron de l'UMP, le parti majoritaire, s'en est ouvertement pris à François Fillon, Premier ministre, accusant ce dernier devant des millions de téléspectateurs « de ne pas jouer collectif ». Le dimanche avait déjà été rude pour les militants de l'UMP. La soirée avait vu le second tour des élections locales, les « cantonales », qui consacraient les mauvais résultats du parti au pouvoir, sur fond d'abstention massive. En agrégeant les résultats, le PS confirme sa position de 1er parti avec 35% des voix, mais il peut compter sur les voix de ses alliés des Verts et de la « gauche de la gauche » (Jean-Luc Mélenchon et le PC), soit entre 10 et 12% des voix. L'UMP atteint 20% des scrutins et compte sur les 10% des « divers droite ». Mais la cause de la crise de nerfs qui secoue la droite française se nomme Marine. Marine Le Pen. Un sondage réalisé au lendemain des élections semble sans appel pour Nicolas Sarkozy. Pour la 3e ou 4e fois, les Français, interrogés sur les futures élections présidentielles, donnent Nicolas perdant, derrière le PS et derrière le Front national. En cas de candidature de Dominique Strauss-Kahn, le patron du FMI recueillerait 29% des voix, suivi de Marine Le Pen, seconde avec 19%, devançant l'actuel président qui n'est crédité que de 17% ! A 13 mois de ce scrutin décisif, l'UMP s'inquiète, s'affole, pique des crises de nerfs et ses dirigeants s'échangent en public des noms d'oiseaux. Les élus du parti, traditionnellement un peu plus godillots que les députés de toutes les majorités présidentielles, n'hésitent pas aujourd'hui à s'entredéchirer, les uns réclamant la démission de Copé, les autres le départ de Fillon. Dans les deux camps, de nombreux élus grommellent à voix basse : en 2012, « tout sauf Sarkozy » ! Car les députés font les comptes. Toutes les élections intermédiaires ont été largement remportées par l'opposition : conseils régionaux, conseils généraux, conseils municipaux dans les villes grandes et moyennes Avec Sarkozy, vivement rejeté par une majorité de la population, la droite risque de perdre non seulement l'élection présidentielle mais également les législatives qui suivent immédiatement après ! Sombres perspectives pour des élus qui ont fait du cumul des mandats l'un des secrets de leur longévité politique. Comment en est-on arrivé là ? Nicolas Sarkozy pousse jusqu'à la caricature les défauts de ses qualités. Son sens remarquable de la tactique est gâché par une absence criante de vision stratégique. Ses prises de position parfois courageuses se noient dans des manifestions d'un ego surdimensionné. Ses convictions économiques libérales dévoilent surtout un très grand amour pour les très-très riches. Bling-bling. A défaut d'autorité naturelle, il multiplie les manifestations d'autoritarisme. Par son total désintérêt pour les difficultés sociales de ses concitoyens, il agace les Français autant de gauche que de droite. « Il aime plus la politique que la France », conclut, vipérin, Jean-Pierre Fourcade, l'ancien 1er ministre de Jacques Chirac. «Un seul problème, l'Islam !» Depuis plus d'un an persuadé que, du fait de la crise économique et des incertitudes internationales, l'électorat français allait glisser vers la droite, Sarko a, pour gagner les prochaines présidentielles, tout misé sur ses deux thèmes fétiches : l'insécurité et l'immigration. De quoi flatter dans le sens du poil « la-France-qui-a-peur ». Une campagne parfaite si vous êtes dans l'opposition. Problème : les Français ont beau être des veaux, ils savent bien que Sarkozy est le président sortant, ancien ministre de l'Intérieur, et comptable des échecs actuels. Les sondages montrent d'ailleurs que l'immigration est très loin d'être leur préoccupation, alors que les dégâts de la mondialisation, le chômage, la baisse des revenus, les problèmes hantent les classes populaires et, fait nouveau, rongent dorénavant les classes moyennes. Quant à l'électorat le plus droitier de Nicolas Sarkozy, il vote dorénavant Front national. Mais rien n'y fait ! Après un débat calamiteux sur « l'identité nationale », une campagne honteuse l'été dernier sur les Tziganes, puis sur « Immigration et insécurité », Sarkozy a décidé, début mars, de remettre le couvert en commandant à Copé une nouvelle réflexion nationale sur « Islam et laïcité », qui pose de façon à peine masquée et franchement nauséabonde une interrogation à mi-voix sur la compatibilité entre l'exercice républicain et la foi musulmane. En plein mouvement démocratique dans tout le monde arabe, il fallait le faire ! Ce glissement incivique a beaucoup choqué dans les rangs mêmes de la majorité, notamment chez les centristes. C'est le sujet de la dispute actuelle entre Copé et Fillon. Le Premier ministre, la moitié de son gouvernement et un grand nombre d'élus UMP sont choqués dans leurs convictions et crient au casse-cou devant une thématique qui ne peut que renforcer les votes en faveur du Front national. Mais le Président s'obstine, trépigne. Il veut son débat. Celui-ci se déroulera le 5 avril prochain. Vite fait, mal fait. Une après-midi de parlottes et l'UMP va nous pondre un « code de la laïcité ». Le soir même, Claude Guéant, nouveau ministre de l'Intérieur et inénarrable amateur de croisades, viendra en révéler les principaux dispositifs à TF1-20h... Tuile pour le gouvernement, l'ensemble des dignitaires religieux français ont condamné le débat sur « Islam et laïcité ». Les hauts dignitaires du catholicisme, du protestantisme, de l'église orthodoxe, de l'islam, du judaïsme et du bouddhisme ont rendu publique, hier, une protestation commune et ardemment républicaine : « La laïcité est un des piliers de notre pacte républicain, un des supports de notre démocratie, un des fondements de notre vouloir vivre ensemble », alertent-ils, il faut notamment éviter les « amalgames et les risques de stigmatisation ( ) dans la période trouble que nous traversons ». La messe est dite, Nicolas !