Invité lors d'une conférence organisée à Alger par l'association Care et la Fondation Friedrich Neumann, Tarik Ghezali a présenté le principe de l'entrepreneuriat social. Une voie nouvelle qui concilie entre la logique d'entreprise privée et les préoccupations sociales des pouvoirs publics et des associations. Selon lui, le Maghreb présente un terreau favorable à son développement, notamment pour renforcer l'intégration économique entre les pays et lutter contre le chômage des jeunes. Comment définir l'entrepreneuriat social ? La Commission européenne exprime bien ses principes : il s'agit d'une démarche entrepreneuriale dont «l'objectif social ou sociétal est la raison d'être de l'action», dont «les bénéfices sont principalement réinvestis dans la réalisation de cet objet social» et dont le «mode d'organisation ou le système de propriété reflète la mission». Sa finalité n'est pas de maximiser la rentabilité financière, au demeurant nécessaire, mais l'impact social, en mettant l'économie au service de l'Homme plutôt que l'inverse. Un exemple parmi d'autres : l'entreprise danoise Specialisterne, spécialisée dans le contrôle et le test de logiciels, a la particularité d'employer 3⁄4 de personnes autistes. Des caractéristiques fréquentes chez elles se révèlent en effet très adaptées pour ce type d'activité : méticulosité, mémoire, facilité à mener des actions répétitives... Fondée par Thorkil Sonne, expert informatique dont le fils est autiste, Specialisterne compte une cinquantaine d'employés, travaille avec de grands comptes comme Microsoft ou Oracle, ravis de la qualité de service supérieure de l'entreprise (10 fois moins d'erreur). Ses excédents sont réinvestis dans une fondation dédiée à son internationalisation (Europe, USA ) et propriétaire de l'entreprise. Objectif à terme : créer 1 million d'emplois pour les personnes autistes. Les entreprises sociales sont déjà des dizaines de milliers dans le monde à apporter ainsi des réponses concrètes et novatrices aux besoins fondamentaux des personnes (se soigner, travailler, se loger, se nourrir, s'éduquer ) - de toutes les personnes, y compris celles non solvables, fragiles socialement, handicapées ou vivant dans des territoires difficiles. Elles prennent souvent en main des problèmes que ni l'Etat, ni le marché «classique» ne savent résoudre seuls. Et ouvrent une voie nouvelle dans laquelle il est possible d'être efficace économiquement et utile socialement. Quelle est la genèse de ce mouvement, aujourd'hui d'ampleur internationale ? «Nécessité est mère de l'Invention». Ce proverbe s'applique bien à l'économie sociale qui naît de la volonté de personnes d'agir ensemble pour répondre efficacement à des besoins sociaux mal satisfaits. De ce point de vue, ce mouvement a une histoire ancienne : de l'expérience pionnière des tisserands anglais de la coopérative de Rochdale (1844), aux sociétés de secours mutuel françaises, ancêtres des mutuelles actuelles (qui inspireront ensuite la création de la Sécurité Sociale) en passant aussi par les pratiques de solidarité traditionnelles au Maghreb, d'inspiration religieuse ou communautaire (touiza, wakfs, takaful, actions de certaines zaouïas, etc.), ses racines remontent à plus d'un siècle et demi, dans des contextes très différents. Ce mouvement de «l'entrepreneuriat social» connaît un renouveau et un nouvel élan mondial simultané (Europe, USA, Asie) à partir des années 80, stimulé par deux tendances de fond : d'une part, la montée du chômage, la complexification des besoins sociaux et la crise des systèmes de protection sociale et d'autre part, les nouvelles attentes éthiques des consommateurs, salariés, entrepreneurs et investisseurs. Des réseaux mondiaux d'entrepreneurs sociaux se déploient depuis, comme Ashoka (3000 «fellows» dont une vingtaine dans le monde arabe), celui de la Fondation Schwab for Social Entrepreneurship ou encore celui de la SkollFoundation. Où en est l'entrepreneuriat social au Maghreb ? On peut distinguer schématiquement trois phases de développement. Celle historique des pratiques traditionnelles d'inspiration religieuse ou communautaire, comme la touiza. Celle du développement de formes mutuelles et coopératives (agricoles notamment), souvent dans le sillage du déploiement de l'Etat au XXème siècle et sous son contrôle. Et la plus récente : l'émergence d'initiatives économiques de la société civile, plus indépendantes de l'Etat, plus innovantes aussi, portées par une nouvelle génération soucieuse d'impact social et d'efficacité. Leurs secteurs de prédilection : entrepreneuriat rural et agricole, recyclage des déchets, tourisme éco-solidaire, commerce bio et équitable, énergies renouvelables, santé, etc. Quelques exemples : Bionoor (Algérie, agriculture biologique et reforestation, 100 tonnes de dattes bio / an, 50 000 arbres plantés d'ici 2015), Enda (Tunisie, micro-crédit, 200 000 micro-entrepreneurs soutenus, 65 agences dans le pays), Taswiq (Maroc, développement de petites et moyennes coopératives agricoles et d'un réseau de boutiques solidaires), etc. Des dispositifs dédiés à l'entrepreneuriat social et solidaire se mettent en place : un «Social Entrepreneurship Center» s'est lancé à Tunis. Depuis 2006, au Maroc un Réseau de l'économie sociale et solidaire (Remess) fédère les structures du secteur. En Algérie, les évènements et concours sur le sujet se multiplient et un incubateur social, inspiré du réseau international The Hub, est en projet sur Alger. L'association Touiza solidarité œuvre également à l'essor de l'économie solidaire en Algérie, notamment en faveur de l'emploi des jeunes et des femmes en milieu rural. Le sujet est encore émergent au Maghreb mais il a un grand potentiel de développement. D'autant plus qu'il peut aussi contribuer utilement au renforcement indispensable de l'intégration économique et sociale du Maghreb. En effet, ses pays, qui partagent la même langue, la même religion et des origines communes forment pourtant un des ensembles régionaux les moins intégrés du monde. Maroc, Algérie et Tunisie gagneraient près de 2 points de croissance en travaillant davantage ensemble. Quels sont les intérêts de pays en développement, notamment autour du bassin méditerranéen, à s'orienter vers ce type d'entreprise ? L'entrepreneuriat social est plus que jamais d'actualité dans l'espace méditerranéen car à la croisée de facteurs présents sur les deux rives : nécessité de créer plus d'emplois durables et non délocalisables, crise de l'Etat providence et pression sur les finances publiques, recherche d'un nouveau modèle de croissance plus équilibré, persistance de besoins sociaux mal satisfaits, quête de sens de la société et mobilisation croissante des sociétés civiles, etc. J'ajouterai des motivations spécifiques aux pays du Maghreb et notamment de l'Algérie. D'abord, la réduction progressive du champ de l'informel (20 à 40 % du PIB algérien !), via par exemple le développement du micro-crédit et de petites coopératives locales, notamment en milieu rural. Ensuite, la valorisation de l'entrepreneuriat, dans un pays marqué par un double héritage étatique (français et soviétique) qui se méfie de l'initiative privée et l'étouffe dans un carcan bureaucratique. L'entrepreneuriat social rappelle que l'entreprise peut être vectrice de progrès social et d'épanouissement collectif. Autre motivation importante : l'intérêt spontané, la résonance naturelle avec les aspirations des jeunes. En témoignent par exemple les initiatives déjà existantes de réseaux d'étudiants algériens (Aiesec, ETIC, Rotaract Club Alger Est, Makesense ) autour de l'entrepreneuriat social : workshops, conférences, projets d'entreprises, notamment liés à l'économie verte (agriculture, recyclage des déchets toxiques, éco-construction ). Finalement, il ne s'agit pas de créer un écosystème parallèle voire concurrent mais bien d'enrichir celui qui se met en place en faveur de l'innovation et de l'entrepreneuriat. L'Algérie a plus que jamais besoin d'entrepreneurs (notamment sociaux), pour faire face à l'épuisement programmé de la rente et à la nécessaire diversification de l'économie qui en résulte. Bio-express Âgé de 35 ans, Tarik Ghezali est né et a grandi à Alger avant de suivre des études supérieures en France à l'école centrale de Paris. Il a cofondé le Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves). Il est l'auteur de «Un rêve algérien, Chronique d'un changement attendu» (Ed. Aube, 2012).