En Irak, en Syrie et jusqu'en Libye - la liste est ouverte - les effets conjugués d'une impasse historique et morale des pouvoirs en place couplés à une régression mentale et à une ingérence impériale calamiteuse tournent au cauchemar. Le «Califat» criminel qui s'est installé entre deux Etats, faillis intérieurement et ouverts à toutes les ingérences étrangères, achève de donner l'argumentaire à une entreprise, non cachée, de morcellement des Etats sur des bases ethno-religieuses. Le drame des chrétiens, des yazidis et d'autres communautés est terrible. L'action menée par cette horreur nommée Daèche est une offense à l'humanité, à l'islam aussi, mais elle n'est pas tombée du ciel. Les chrétiens comme de nombreux musulmans d'Irak sont, depuis 2003, mis dans la pire des situations : on les a fait passer, violemment, par intrusion étrangère, d'une situation de pays soumis à une dictature à un pays sans Etat. Pour les Irakiens, la question de savoir si une dictature est pire qu'un pays dépourvu d'Etat a cessé depuis longtemps d'être théorique. Paul Bremer, le proconsul américain qui a pris les pouvoirs de Saddam Hussein a décrété la mort de l'Etat irakien en dissolvant son armée et en renvoyant tous les encartés du Baath de l'administration. Le reste n'était plus qu'un enchaînement de réactions, de la mise en place d'un gouvernement sectaire à l'afflux des candidats au djihad. Bush n'est plus au pouvoir, Obama revient en Irak par les frappes aériennes, mais l'amnésie ne peut servir de moyen d'explication. Car, ainsi que le rappelle Dominique de Villepin dans une tribune remarquable publiée dans le journal Le Monde, «sans l'intervention unilatérale américaine en 2003, il n'y aurait pas eu un tel boulevard en Irak pour les forces totalitaires». Certes, il ne faut pas non plus s'arrêter à l'histoire. Les immenses problèmes créés par Bush et Blair en Irak ou par Sarkozy, Cameron en Libye s'imposent aux autres, à ceux qui les subissent. Ceux-là ont la terrible tâche d'essayer de sortir d'un cul-de-sac. D'autant plus dramatique que le Proche-Orient et l'ensemble du monde arabe se retrouvent, par une accumulation des crises et des régressions mais aussi par effet d'un asservissement des élites au pouvoir aux logiques impériales, devant ce que Dominique de Villepin appelle «événement historique majeur et complexe». En Irak, un gouvernement sectaire, installé par les Américains, a réussi par sa politique à courte vue le tour de force de donner une «base de masse» à ce qui n'était qu'un groupuscule djihadiste terroriste affilié à Al-Qaïda. Cette base de masse lui a permis de s'émanciper d'Al-Qaïda et de se poser en nouveau pôle. Ce basculement d'une partie de la population vers l'extrême, seuls les aveugles ne l'ont pas vu, s'est fait par une mise sur la touche des élites sunnites les plus disposées à un arrangement avec le pouvoir mis en place par les Américains. Et comme toujours dans les situations où la politique cesse de fonctionner et d'être un moyen, ce sont les plus violents qui l'emportent. La haine sectaire a également été entretenue par un flux financier conséquent des pays du Golfe qui a renforcé la mainmise de ces groupes djihadistes sur ces populations. Dominique de Villepin, encore lui, a pointé du doigt le «rôle destructeur» de l'Arabie saoudite et des monarchies conservatrices en Irak. Quel avenir aujourd'hui pour cet Irak qui a été privé d'Etat par les Américains ? Il est clair - et seuls des crétins peuvent croire le contraire - que l'Etat du Daèche n'a pas d'avenir, qu'il est inacceptable et sera combattu. Il l'est déjà. Mais il peut servir de prétexte à une fuite en avant vers le morcellement de l'Irak en une multitude d'entités ethno-religieuses. C'est bien la pire des options. L'Irak a cessé d'être un problème irakien, arabe ou musulman. Il est totalement - pour le malheur infini de ses populations - inséré dans des jeux de puissances. Jusque-là, c'est bien ce qui a été appelé le «chaos créateur» qui est en œuvre en Irak, en Syrie et, plus près de nous, en Libye. Il a un objectif de désintégration dont l'effet est déjà visible. Seul un retour à l'approche politique - et au changement démocratique réel - est de nature à sauver ce qui peut l'être. Mais le pire pour des pays comme l'Algérie, qui fait partie de ce monde arabe en situation critique, serait, une fois de plus, de «lire» dans ces événements une preuve que l'immobilisme est une réponse.