Malgré l'attaque de la veille contre un bureau de vote qui a coûté la mort d'un soldat et des blessés, la journée de ce deuxième tour d'élections présidentielles est close... sans incident majeur signalé, quoiqu'on parle de tensions dans des régions mécontentes des prévisions de sondage et d'une propagande médiatique qui avantage BCE. Dès l'aéroport de TunisCarthage (arrivée vers midi), j'ai ressenti une sorte de gravité sourde, de longues files autorisant l'échange de commentaires sur le taux de participation jugé faible à la mi-journée. La majorité du personnel de sécurité était féminin, alerte : on a sans doute mobilisé les hommes au maximum pour le déroulement du vote un peu partout. Il m'a semblé que la circulation était plus calme que la pagaille connue depuis 2011 (les Tunisiens conduisent comme des fous et si la situation est grave, ils font plus attention...) Quand j'ai voté dans l'après-midi, j'ai vu davantage de jeunes observateurs que de jeunes votants, autant de femmes que d'hommes et des cercles entre gens du quartier, une sociabilité new look dans l'école de mes enfants où j'ai surtout croisé des mères au foyer, traquant les enseignants pour parler des notes et résultats de leur progéniture. Une observatrice en foulard m'a demandé de se photographier avec moi à côté de l'urne pour les besoins d'un jeune journaliste, des enfants accompagnant leurs parents se faisaient prendre en photo sous le drapeau tunisien, dressant leurs doigts trempés dans l'encre mauve, virant vite au marron à cause du henné de la solution. Mes filles m'ont fait enduire mon index de vernis transparent avant trempage pour écourter le vilain spectacle que l'on arbore pour la troisième fois. En deux mois, la fierté de voter cède au souci esthétique et au sentiment qu'on pourrait à l'avenir trouver un autre mode de contrôle que ce marquage coloré disgracieux de nos doigts. En sortant du bureau de vote, j'ai pensé que malgré un calendrier tordu tracé par l'Assemblée National Constituante sortante, le pays est parvenu à voter trois fois en deux mois, avec un abstentionnisme conséquent (2 millions et quelques de votants sur 5,3 millions d'inscrits, pour une population de 10 millions dans le pays + 1 million en dehors des frontières) mais un esprit de suite qui a fait aboutir la première phase d'une transition, loin d'être terminée, fondée désormais sur une légitimité électorale. Selon les sondages à la sortie des urnes de la soirée (les résultats définitifs seront donnés lundi ou mardi), Béji Caïd Essebsi (de Nida Tounès) l'emporte avec 54% environ devant Moncef Marzouki (du Congrès pour la République) qui obtient autour de 46%. Les chiffres des deux candidats varient selon les régions et on retrouve grosso modo la géographie du premier tour, avec une ligne entre Nord et Sud, et des niches particulières dans le centre et ailleurs. Les études électorales ont désormais de la matière. Pour l'instant, le match se termine entre deux candidats qui n'ont pas brillé dans leurs langages ni leurs méthodes. Ils sont portés par les voix des Tunisiens qui ont vécu une législature islamiste pendant laquelle des idées se sont fixées sur l'exercice du pouvoir, ses besoins et ses paradoxes. Ce mandat tumultueux a révélé les manques des institutions et des mentalités comme il a montré le poids insidieux d'une religion inscrite dans le logiciel social et squattée par des opportunistes ainsi que les préjudices du courant d'air libéral mondial dans lequel nous sommes ballotés. Ennahdha, le parti islamiste n'avait pas de candidat aux présidentielles. Il a engagé les services d'une grande agence londonienne de stratégie électorale et de communication, sans réussir à battre le candidat adverse. La recomposition de ce mouvement-parti -à la mesure des rafales que subit le pays- recouvre entre autres un rôle sournois dans ces élections présidentielles (Hamadi Jebali, pourtant passé par la case de chef de gouvernement du quatrième gouvernement provisoire, a été empêché de présenter sa candidature), pour soutenir Moncef Marzouki le président de la République de la «Troïka» formée pendant deux ans avec le parti de ce dernier (CPR) et Ettakatol (dont le président Mustapha Ben Jaâfar a dirigé l'ANC). Ce triumvirat est mis à la porte par les urnes et c'est le résultat le plus important pour la Tunisie. Malgré les morts (soixante-dix environ s'ajoutent à la liste des «martyrs de la révolution»), l'équipe gouvernementale formée à la suite des élections du 23 octobre 2011 va laisser la place à une suivante, moyennant un passage par le vote. Le pas sert de précédent pour les générations futures, même si elles sont peu présentes dans ce scrutin. Je ne veux retenir que ce répit reposant après des mois de tension grandissante autour d'une activité électorale anormalement étalée dans le temps, techniquement compliquée et coûteuse (on dit que Ennahdha espérait remporter les législatives et mieux dominer les deux tours des présidentielles) et qui aurait pu lasser davantage les électeurs (on parle d'un taux de participation de 57%, légèrement en baisse par rapport aux sessions d'octobre et novembre). La marche vers l'inconnu se poursuit, avec des béquilles : une constitution et des élections permettant de composer un exécutif et de faire tourner un appareil législatif. On doit continuer à inventer de multiples voies pour construire et critiquer, pour déboulonner nos axes rouillés, faire la part du religieux et du politique, avoir le courage de réformes de fond, mettre l'humain au centre sans oublier les morts, les blessés et toutes les pertes enregistrés par les gens, les familles, les régions et surtout ces milliers de jeunes qui vont se faire tuer à Daech, un cauchemar qui obscurcit ces balbutiements prometteurs de paix.