Depuis des décades, les responsables Algériens évoquent systématiquement l'impératif d'une « transition énergétique » pour répondre aux besoins croissants de la population, sachant que le tarissement des puits de pétrole et de gaz est irréversible. Ce n'est en fait qu'une question de temps. La question est de savoir si l'Algérie réussira cette «transition» aujourd'hui avant demain, étant donné que les moyens financiers de réajustement de notre politique énergétique, commencent à manquer déjà ? En tous les cas, le Professeur Chems Eddine Chitour, directeur de recherche du laboratoire de valorisation des Energies fossiles à l'école Nationale Polytechnique, semble y croire. S'exprimant hier, à l'occasion d'un séminaire organisé à l'hôtel Hilton d'Alger, sous le thème : «les ressources pétrolières au service du développement durable en Algérie», M Chitour affirme clairement que l'Algérie est confrontée présentement à un défi concernant sa stratégie énergétique. «Les tensions internationales, la spéculation financière et la politique immorale des rentiers du Golfe font que le prix du brut a connu une chute drastique de plus, l'avènement des gaz de schiste est une nouvelle donne qui permettrait dit-on - dixit l'Agence Internationale de l'Energie- aux Etats-Unis de redevenir le premier producteur de pétrole», a-t-il déclaré, non sans rappeler que nous sommes toujours tributaires de l'étranger pour notre survie. «Si on continue à ce rythme de production de 1,5 million de barils/jour, malgré les découvertes importantes de Sonatrach en pétrole et gaz conventionnels, rien ne pourra étancher cette ébriété énergétique, même pas le gaz de schiste qui viendrait à maturité, si toutes les précautions sont prises, vers 2025», a-t-il averti en expliquant en ce sens qu'actuellement nous épuisons frénétiquement l'énergie, alors qu'il serait plus sage de n'exploiter que le strict nécessaire, sachant que notre meilleure banque est notre sous-sol. «La consommation sans retenue amène au gaspillage d'au moins 25% de notre énergie (équipements électroménagers qui sont des gouffres d'énergie électrique, voitures qui dépassent toutes 150 g de CO2 par km), ce qui est en outre interdit en Europe», dira le professeur qui note qu'à ce rythme de consommation sans contrainte, l'Algérie épuisera rapidement ses réserves. «Imaginons que nous sommes en 2030. La population sera de 55 millions de personnes. Pour la consommation interne, en supposant un modeste développement qui nous fera passer de 1 tonne de pétrole consommée par habitant et par an, à seulement 2 tonnes, c'est 110 millions de tonnes à mobiliser. Nous les aurons de moins en moins, ce qui va se ressentir d'une façon drastique sur notre rente car, étant mono-exportateur, il nous faudra chercher d'autres sources de production de richesse pour entretenir le fonctionnement du pays avec au moins 15 milliards de dollars pour la facture alimentaire», souligne encore le directeur de recherche du laboratoire de valorisation des Energies fossiles à l'école Nationale Polytechnique qui recommande l'organisation de campagnes pour convaincre la société civile de la nécessité de changer de cap, à savoir : «passer de l'ébriété énergétique à la sobriété énergétique». Chitour, qui appelle à la mise en place d'un «plan Marshall pour les énergies renouvelables», préconise de s'adosser à des «locomotives» capables de nous faire gagner du temps et de l'argent. La Chine, l'Allemagne sont toutes indiquées, ajoute t-il, en notant, à titre d'exemple, que les Chinois, qui participent à la construction d'un million de logements, peuvent intégrer l'installation des chauffe-eau solaires. «La richesse du Sahara, ce n'est pas seulement les énergies fossiles, la disponibilité d'une nappe phréatique de 45 000 milliards de m3, c'est aussi et surtout ce que l'on pourrait faire pour développer l'agriculture. Faisons du Sahara une seconde Californie, pour conjurer les changements climatiques et diminuer la dépendance alimentaire. C'est tout cela la transition multidimensionnelle vers le développement durable», dira le professeur. LA PROBLEMATIQUE DU GAZ DE SCHISTE Contrairement aux affirmations du gouvernement et de certains «spécialistes» acquis à la cause de l'exploitation du gaz de schiste, le professeur Chitour n'a pas été complaisant, sur ce dossier, qui a déjà fait couler beaucoup d'encre. Dans l'une de ses communications, le professeur Chitour énumère au moins une demi-douzaine de problématiques liées directement à l'exploitation de cette énergie non conventionnelle, dans le cas actuel. Problème 1 : Les forages horizontaux par exemple (qui peuvent atteindre 2 km), ne requièrent aucune autorisation des propriétaires en surface. Interpénétration des sites de forage et des habitations, l'utilisation d'une grande quantité d'eau pour la fracturation hydraulique. La quantité d'eau utilisée pour la fracturation hydraulique varie en fonction de la roche mais l'ordre de grandeur est de 10 millions de litres d'eau douce, c'est-à-dire 10 000 m3 par puits. Dans les régions où l'eau est peu abondante, le problème de la disponibilité de l'eau se pose : l'utilisation de tels volumes d'eau ne va-t-elle pas mettre en danger l'approvisionnement en eau nécessaire à la consommation humaine, à celle du bétail, à l'irrigation des terres, à l'industrie agroalimentaire, au tourisme ? S'interroge le professeur Chitour qui ajoute qu'il faut également relever la contradiction possible entre les campagnes de l'Etat encourageant le citoyen à consommer moins d'eau et par ailleurs autoriser l'utilisation et la pollution de centaines de millions de litres d'eau douce. Dans le cas du Sahara, il serait irresponsable de gaspiller l'eau qui est la source de vie et de travail de quatre millions d'Algériens. Problème 2 : le traitement des eaux salées récupérées et boues de forage. Dans les sites de forage et bassin de rétention d'eau, 60 à 80% de l'eau injectée pour la fracturation va être récupérée en surface, ce qui est essentiel pour que le gaz puisse migrer. Il faut donc stocker et/ou traiter 6000 à 8000 m3 d'eau salée par puits (ce qui peut faire 40 000 m3 par puits multiple). Cette eau contient de plus une série de polluants. Lors de l'exploitation du gaz, de l'eau salée va également remonter régulièrement. Le stockage sur place des eaux salées La première phase consiste à récupérer cette eau agressive et à la stocker sur place, le plus souvent dans des bassins de retenue du type des bassins pour l'irrigation ; un centre de stockage peut avoir une surface de l'ordre de 2 hectares et une capacité de 40 000 à 70 000 m3. Il est donc essentiel de vérifier l'étanchéité de ces bassins de rétention et d'évaluer le risque de leur débordement en particulier en cas de fortes pluies. Il est également essentiel de connaître la durée de vie des membranes géotextiles utilisées face à ces eaux potentiellement agressives. Problème 3: Le stockage définitif ou le traitement : La deuxième phase consiste soit à injecter l'eau récupérée en profondeur dans le sol, soit à la traiter et éventuellement la réutiliser pour une fracturation suivante. Le stockage définitif des eaux salées/ Réinjection de l'eau salée en profondeur/ Le stockage définitif se fait par injection dans le sol à grande profondeur. L'injection doit se faire dans un aquifère salin profond, localisé entre deux niveaux étanches pour empêcher ces eaux polluées de migrer. Là aussi, une étude géologique détaillée doit être réalisée pour être sûr que ces produits polluants ne réapparaissent pas à la surface même des dizaines d'années plus tard. Problème 4: Le traitement des eaux salées et des boues de forage Le traitement classique est la distillation. Il a comme avantage de produire de l'eau douce qui peut être réutilisée dans la fracturation mais a comme inconvénient de coûter cher et de produire des déchets. Ce traitement était donc rarement utilisé mais les pressions environnementales font que son utilisation est en augmentation. La gestion des déchets se doit d'être transparente. Un autre «déchet» des forages est constitué par les boues de forage qui contiennent une partie des produits utilisés pour favoriser le forage et d'autre part, les débris de roches remontés lors du forage. Un forage peut engendrer jusqu'à 150 m3 de boues résiduelles et 1 000 tonnes de déblais. Dès leur arrivée à la surface, les déblais de forage sont séparés de la boue. Cette dernière peut être réutilisée pour un autre forage. Les résidus rocheux, après vérification de leur caractère inerte, sont généralement acheminés vers des lieux d'enfouissement technique. Les boues de forage servent à stabiliser le tunnel de forage, à transporter les particules de forage, à suspendre les particules pour une meilleure évacuation, à lubrifier et à refroidir la tige de forage, la tête de forage et l'aléseur et donc à optimiser la performance des équipements de forage. Ces boues contiennent à la base de la bentonite (argile) mais également des polymères pour améliorer l'enrobage, un additif pour faire monter le pH à 8,5 ou 9 et des additifs surfactants (agents «mouillants», dispersant, lubrifiant). Ces boues ne sont donc pas anodines. Elles peuvent être récupérées et réutilisées mais pas indéfiniment. Un moment donné, elles sont stockées sur place d'une manière adaptée pour être soit enfouies, soit traitées. Car si les boues elles-mêmes peuvent être biodégradables, elles sont en général chargées de polluants qui sont une source de nuisance durable générant à terme des maladies. Problème 5 : la contamination potentielle de l'eau potable et des eaux de surface. Cette contamination peut provenir des eaux salées servant à la fracturation mais également du gaz lui-même. La contamination par le gaz/ Si, suite à la fracturation, le gaz trouve un chemin au travers de formations géologiques perméables, rien ne le retiendra de migrer loin et de contaminer les eaux de puits traditionnels et de forage pour l'eau potable. Le gaz se mélange bien à l'eau et suivra préférentiellement le même chemin que l'eau. Aux USA, on a observé la présence de méthane et de sulfure d'hydrogène (H2S, le gaz à odeur d'œuf pourri qui sert à faire les boules puantes) dans l'eau potable, provoquant maladie par ingestion ou maladie de la peau en prenant des douches. Problème 6 : La contamination par les produits chimiques de la fracturation et contaminants naturels/ C'est un problème majeur, les produits chimiques utilisés, on parlait au départ de 2000 (Etude du Sénat américain en 2012), on parle maintenant de 700, lors de la fracturation, ne représentant en général que 0,5% de l'eau injectée. Mais comme un puits requiert en moyenne 10 millions de litres, cela signifie l'injection de 50 000 litres de produits chimiques dans le sous-sol. Ils seront partiellement transformés en sels et partiellement récupérés en surface mais une partie non négligeable restera en profondeur. Fracturé, le réservoir de gaz de schistes leur sera-t-il étanche ? Vu leur agressivité et vu l'augmentation de la perméabilité dans la zone de fracturation (par un facteur de 500), c'est peu probable. De plus la pollution par des produits chimiques cancérigènes se mesure en ppm. Retenons que la norme européenne pour les carburants Diesel est à moins de 50 ppm, fera savoir le directeur de recherche du laboratoire de valorisation des Energies fossiles à l'école Nationale Polytechnique. Ce dernier est, par ailleurs, catégorique : «les schistes sont susceptibles de contenir des éléments problématiques s'ils sont concentrés comme l'uranium, très soluble dans l'eau, et les métaux lourds qui pourront se mélanger aux fluides de fracturation. Il est donc essentiel de régler deux problèmes : connaître la nature et la concentration de ces produits chimiques considérés comme secret industriel». Le conférencier souligne que pour tenir compte de ce dernier aspect, la réglementation doit prévoir l'obligation de fournir la liste complète des produits chimiques utilisés et leur concentration à une entité gouvernementale qui, elle, aurait l'obligation de protéger ce secret industriel. Une vérification a posteriori devra être réalisée en analysant les éléments majeurs et en traces des boues et des eaux de forage et de fracturation, de la radioactivité et de la liste des produits complexes préalablement obtenue. A noter, par ailleurs, que de nombreux spécialistes et professeurs de la prestigieuse école nationale polytechnique sont intervenus pour évoquer divers thèmes notamment «l' efficacité des politiques de diversification économiques en Algérie», «la sécurité alimentaire de l'Algérie, situation actuelle et défis», «les défis et promesses des énergies renouvelables, l'efficacité énergétique : Bilan et perspectives», «La consommation d'énergie en Algérie / Nécessité d'un modèle énergétique vers le développement durable», «stratégie dans le domaine des transports», «Etat des lieux de l'énergie électrique en Algérie», ou encore L'énergie géothermique / Potentialités et applications en Algérie».