Il est seize heures à Paris. Le hall Méditerranée de la gare de Lyon est envahi par la fournaise et, sur le panneau d'affichage, le quai du train à grande vitesse pour Nice via Marseille n'est toujours pas indiqué. Le TGV 2935 est pourtant censé partir dans quinze minutes mais aucune information n'est donnée. Ce n'est qu'au moment de ce qui aurait dû être le départ prévu qu'une annonce précise enfin aux voyageurs que «rapport à des problèmes dans le nettoyage» (sic) ledit attelage aura un peu de retard. Combien ? Ce n'est pas dit. Il faut attendre en râlant ouvertement ou en rongeant son frein, debout et poisseux dans la chaleur moite. Une heure et demie plus tard, motrice et voitures démarrent enfin. Dans la voiture numéro 11, on assiste à l'inévitable dispute au sujet des places attribuées. Une jeune femme, la trentaine, s'est installée dans ce que la compagnie appelle un «duo côte à côte», autrement dit deux sièges contigus. «J'aimerais voyager avec mon ami», explique-t-elle en minaudant au détenteur de la place, un homme du même âge, en bermuda et tongs. Celui-ci sourit et demande où il doit donc s'installer. «Ma place est juste derrière», répond-elle. Et là, l'autre fait la mine car «derrière» désigne cet espace cauchemardesque de quatre sièges en carré où l'on ne peut bouger ses jambes de quelques millimètres sans toucher son vis-à-vis. «Désolé, mais non, je préfère garder ma place», dit-il avec fermeté. La jeunette se lève de mauvaise grâce et laisse échapper un «pfff, les abrutis sont vraiment partout ». Là, on se dit que cela va chauffer (et que l'on tient un sujet de chronique), mais non. Monsieur Bermuda a fait semblant de ne rien entendre. Il s'installe, sort de son sac à dos un ordinateur, un gros casque onéreux et le voici qui regarde le premier épisode de la cinquième saison de Game of Thrones. Attentif, on note que l'ami de la dame grossière est resté silencieux (il finira par se lever et la rejoindre au «carré famille»). Le train file maintenant à grande vitesse ; le calme s'est installé dans la voiture, troublé de temps à autre par celles ou ceux, et ils sont nombreux, qui estiment que parler au téléphone et faire partager sa vie au reste des voyageurs n'est certainement pas une incivilité. Mais d'autres considérations viennent à l'esprit du présent chroniqueur quand il entend le message suivant : «Bonjour, je suis Claudine votre barista et je vous attends à notre voiture bar où j'aurais le plaisir de vous servir une variété de plats, etc ». On pense alors au dernier livre de l'écrivain Benoît Duteurtre sur ce qu'est devenu le voyage en train (1). Terminé le temps de la voiture-restaurant, des buffets de gare, de la magie des trains de nuit (2), de l'ambiance unique de ces lieux auxquels le cinéma et la littérature ont tant aimé rendre hommage. Aujourd'hui, les gares, raconte Duteurtre, ressemblent à des centres commerciaux et la SNCF se prend pour une compagnie aérienne comme en témoigne l'élément de langage suivant : ses personnels ne disent plus «la' SNCF vous souhaite un bon voyage» mais «SNCF vous souhaite ». Et ses employées de la voiture-bar - qui servent des plats réchauffés (au quinoa !) et d'infâmes breuvages ont le culot de se présenter comme «baristas», autrement dit de grands spécialistes du café Le train a dépassé Avignon depuis longtemps quand une annonce provoque un peu d'agitation. «Madame, Monsieur, pour rattraper notre retard et pour arriver dans les temps à Nice, nous vous informons que les passagers à destination de Marseille devront descendre à la gare d'Aix-en-Provence. Ils pourront prendre un TGV qui nous suit. Nous vous remercions pour votre compréhension». Unanimes, les commentaires moquent cette volonté de «SNCF» de tout faire pour ne pas avoir à dédommager les passagers à destination de Nice en raison du retard supérieur à une heure. Un contrôleur passe. A celles et ceux qui lui demandent si le délai d'attente ne va pas être trop long à Aix, il répète que le train qui suit est «juste derrière». On se lève, on se prépare. On réalise à la dernière minute ou presque qu'un groupe de voyageurs chinois à destination de Marseille n'a rien compris à l'annonce. On leur explique, on leur dit qu'il faut qu'ils descendent absolument à Aix. Ils sont méfiants, semblent peu convaincus «no Aix, massay, no Aix», répondent-ils aux âmes charitables - mais le contrôleur qui repasse leur confirme la chose. «You go out in Aix to go to Marseille. Take next train, ok ?» On se retrouve donc sur le quai d'Aix-TGV. Le train que l'on vient de quitter n'est pas encore parti. On demande aux employés sur le quai de confirmer qu'un second va bientôt récupérer cette grosse troupe vaguement solidaire. La réponse est positive (soulagement) mais une précision goguenarde provoque un tollé général : le fameux TGV qui suit n'arrive que dans une heure trente Ça crie, ça se met en colère, ça insulte. En somme, la hachwa en beauté. Alors que le 2935 démarre, l'un des arnaqués tente de s'accrocher à la porte pour le retenir. On le convainc que cela ne sert à rien et qu'il risque juste de se tuer. Les Chinois, eux, ne sont pas très contents, persuadés qu'ils viennent de se faire arnaquer par d'indélicats compagnons de voyage L'auteur de ces lignes préfère quant à lui profiter du paysage. Au loin, la Sainte-Victoire baigne dans une magnifique lumière orangée et cela suffit à oublier le reste, cet esprit mesquin et cette inclination à l'arnaque qui caractérise désormais nombre de pseudo services publics. Nous voici enfin dans le train qui suivait «juste derrière». Nombre de naufragés se retrouvent dans la voiture-bar où le baristo, barista, baristoto ou baristota allez savoir comment on dit - termine de nettoyer sa kitchenette. Un voyageur lui demande s'il n'y a rien de prévu pour ceux qui viennent de monter et qui viennent de subir un retard de trois heures. Un verre d'eau, une consommation gratuite, juste quelque chose pour montrer que «SNCF» est bien désolée de ce qui nous arrive. L'autre hausse les épaules, dit qu'il n'est pas au courant, que «son» train est à l'heure, que du reste, il n'a que faire et que, de toutes les façons, le bar est fermé. En somme, une démonstration en direct de ce qu'est la réalité du service-client dans une compagnie qui, finalement, se prend pour ce qu'elle n'est pas et qui, libéralisation et marchandisation obligent, a oublié ce qu'elle fut. (1) La nostalgie des buffets de gare, Payot. (2) On peut profiter de l'été pour retrouver cette ambiance en lisant La Maldonne des sleepings de Tonino Benacquista.