Il y a 11 ans, le 11 novembre 2004, à 3 heures 30 du matin, s'est éteint Abu Ammar, Yasser Arafat, de son vrai nom Mohamed Abdel Raouf Arafat al-Qudwa al-Husseini - Président de l'Autorité palestinienne et de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) - à l'hôpital militaire Percy, Clamart, au sud de Paris où il fut évacué de son quartier général de la Mouqata'a, à Ramallah. Son quartier général où il était confiné par les troupes d'occupation depuis décembre 2001. Cela ne s'est pas passé ainsi. Pas tout à fait en tous cas. Il ne la reconnut pas. La femme lui sourit. Elle n'était pas une infirmière. Elle ne portait pas de blouse blanche. Quand elle prononça son prénom, Souha, des larmes, raconte-t-elle, troublèrent sa vue. Il lui sourit. Il allait partir, il le savait. Sans doute bientôt. Elle allait rester derrière lui avec leur enfant, Zahwa. Elle lui toucha le front. Il souriait toujours. Les mots, qui furent les armes de son combat, ne lui venaient pas. Ses lèvres tremblaient. Elle ne se rappelait plus si elle avait pleuré ni ce qu'elle lui a dit. L'effroi. Son bonnet couvrant la tête est la dernière image que le monde gardera de cet homme qui fut le sien. Qui fit du Keffieh le symbole de la résistance palestinienne. Et de la résistance, tout court. Lui, il fut son mari, son frère, son confident. Et bien d'autres choses encore. Elle tira une chaise, s'y assit et se mit à lui parler. Lui parler de leur fille, de son voyage, de ses rencontres avec ses proches compagnons. Chrétienne pratiquante, elle lui fut présentée, lui le musulman - qui fit ses classes dans le cercle fermé des frères musulmans - par un juif devenu son ami. Mélange, confluence exceptionnelle. Comme une rencontre de destins inévitables pour honorer Jérusalem. La ville trois fois sainte. Elle aussi. Elle surtout. Les infirmières vinrent lui demander de le laisser se reposer. Il en aura tout le temps, pensa-t-elle, la gorge serrée. Elle n'insista pas. Pour lui. Pour qu'elle ne lui semble pas vouloir profiter des derniers instants dans la vie. Elle se leva donc doucement en prenant appui sur son lit, lui passa la main sur le crâne, et lui dit, en usant d'un ton jovial qui sonnait faux à ses oreilles, mais un ton qui pouvait inspirer l'espoir : « à demain. J'ai beaucoup de choses à te raconter encore ». Là encore, ses lèvres se mirent à bouger, s'obstinant à exprimer ce qu'il voulait lui répondre. Dans le couloir, en se dirigeant vers les ascenseurs, épiée par les agents chargés de la sécurité de son mari, elle ne laissa rien paraître. Elle pensa : « une garde bien inutile à présent ». Les larmes qu'il sentit couler sur ses joues l'avaient surpris. Devant sa femme, il fut étonné de ne pas l'avoir reconnue, d'abord, avant de comprendre qu'il n'était déjà plus de ce monde. Il aurait voulu s'excuser de ne pas l'avoir reconnue. Tant de visages le scrutaient depuis quelques jours. Tant de langues qui lui mentaient surtout, alors que les regards lui disaient que plus rien ne pouvait lui venir en aide. A elle, et devant elle seulement, il mit sa vigilance en veilleuse. Devant elle, seulement, il laissa échapper ses larmes d'adieu. A Dieu. Elle était là, il y a un instant, assise sur une chaise, tout près de son lit. Il se concentra sur ses yeux et engagea avec eux une conversation parallèle, sans tabous, sans restrictions. Lui qui avait vécu dans le mensonge, les trahisons, il voulait cette fois-ci entendre la vérité. Les mots qu'il devinait. Mais que chacun évitait. Plus de mensonge. Plus rien à espérer des sons. Lui aussi se demandait pourquoi tant de gardes étaient affectés à sa sécurité, maintenant qu'il était trop tard. Il savait que c'était trop tard, que jamais plus il ne retrouvera ses moyens. Il le comprit quand il reçut l'autorisation de son ennemi mortel d'être transporté de la Moqataa vers un hôpital français. Il souffrait. Le mur de la langue arrangeait bien les choses. Les médecins parlaient à ses proches collaborateurs, aux responsables politiques qui l'avaient accompagné, qui lui transmettaient, au début de son séjour, ce qu'ils voulaient bien qu'il entende. Puis, au fur et à mesure de l'aggravation de son cas, plus rien. Jamais il ne s'était imaginé mourir dans un lit, mourir de mort lente lui dont la vie avait été trépidante, peuplée de complots, de batailles, de cliquetis d'armes de tous calibres, qui a survécu à un accident d'avion, sans doute programmé, dont il sortit indemne. Un accident qui aurait arrangé beaucoup de monde. Sans rendre la planète plus sûre pour autant. Tant qu'existera cette entité. Il se revoyait dans les sables du désert libyen, bloqué dans la carlingue du jet privé qui venait d'assurer un atterrissage d'urgence. Les longues heures d'attente et de souffrance et, enfin, le bourdonnement des hélicoptères qui se posèrent non loin avec à leur bord des hommes chargés de l'achever, pensa-t-il. Un 8 avril 1992. Il traitait avec des hommes d'Etat comme l'homme d'Etat qu'il était. Depuis qu'il prit la tête de l'Organisation de Libération de la Palestine, en 1969. A travers les non-dits, les trahisons et les condamnations et damnations de ses ennemis, il avait su naviguer. Il avait disposé de moyens financiers dont aucun chef de guerre n'avait jamais disposé. En sachant que c'était là le prix que les monarchies payaient en échange. En échange de quoi ? Il ne se faisait pas d'illusion. Son combat justifiait les marchandages, les soporifiques. Mais il croyait pouvoir vaincre ou plutôt venir à bout de tout cela. Que le temps viendra du réveil. De tous. Que la vague sera si énorme qu'aucun rocher ne pourra la briser pour devenir écume et gouttes d'eau qu'emporteraient les vents. Les larmes coulaient. Ni brûlantes ni glacées. De vraies larmes. Empoisonné au polonium ? Rien ne pouvait venir à bout de sa résistance. Rien. Sauf un poison. Celui qui lui fut distillé. Il sourit. Il se dit que cela devait arriver un jour ou l'autre. La traîtrise était la compagne des Palestiniens. Des années avant la tenue du Congrès sioniste de Bâle du 29 au 31 août 1897. Suivi de la Déclaration de Lord Balfour du 2 novembre 1917 dans sa lettre adressée à Lord Rothchild. Suivie du rapport de la commission présidée par Lord Peel, encore un, qui, le 7 juillet 1937, annonçait la partition de la Palestine. Il a grandi avec. Il l'a côtoyée chaque jour. Le piège était parfait. Il ne pouvait pas ne pas être aux côtés des siens en territoire occupé. Trop sûr de lui peut-être. Trop sûr des promesses qui lui avaient été faites. Souffrant trop du quotidien de ceux qui n'ont pas fui devant l'invasion et les massacres. Il ne pouvait pas ne pas être des leurs. Mais être là, sur ce lit. «Je mourrai en martyr», clamait-il devant les caméras des télévisions mondiales. Qui pouvait être certain qu'il allait consommer ces produits alimentaires pollués ? Quelle est cette main qui les lui a offerts ? Des médecins entrèrent dans sa chambre, accompagnés d'infirmières. L'un d'eux consulta les résultats d'analyses de sang et d'urine. Ils ne portaient pas de masque. Une heure plus tard, il faisait sombre dans la chambre. Une dernière larme coula sur la joue de Arafat. Epilogue « Le 12 octobre 2013, la revue médicale The Lancet, qui fait autorité mondiale en matière de publications scientifiques, publie un rapport intermédiaire des analyses conduites dans le cadre des procédures judiciaires lancées pour établir les causes du décès de Yasser Arafat28. Les six experts29 qui signent l'article établissent la «possibilité» d'un empoisonnement avec une substance radioactive. Ayant travaillé sur des effets portés ou utilisés par le leader palestinien avant sa mort, ils ont mis en évidence une radioactivité élevée au polonium 210. » « Les chercheurs suisses confirment que les syndromes gastro-intestinaux ininterrompus constatés lors du décès de Yasser Arafat, trouvent leur explication dans l'irradiation importante dont ils viennent de découvrir la cause. » Le polonium 210 est «hautement toxique à petite dose» (« 250 000 fois plus que le cyanure ») et «qu'il n'existe aucun traitement pour évacuer cette substance de l'organisme». Le Nouvel Observateur rappelle que l'opposant russe Alexandre Litvinenko a été, en 2006, empoisonné lui aussi au polonium. Une dose de plusieurs microgrammes de polonium dans sa «tasse de thé». La controverse prit forme à travers l'étude du mensuel anversois Joods Actueel, auprès de plusieurs experts, qui «démontre que les conclusions ne se basent pas sur des éléments scientifiques ». Au contraire de l'expertise suisse, l'agence fédérale russe, par la voie d'une dépêche d'agence, et sans publier de rapport scientifique, rejeta la possibilité d'un empoisonnement, car ses experts « n'ont pas trouvé trace de cette substance » (polonium 210) sur les échantillons qu'ils ont examinés32. Cela va permettre enfin l'exhumation du corps de son mari, dans la nuit du 26 au 27 novembre 2012, à Ramallah. La présence de « polonium 210 », substance hautement radioactive, est alors mise en évidence par les experts français, suisses et russes, mais, curieusement, seuls les Suisses concluent, au vu des prélèvements effectués, qu'on peut « soutenir raisonnablement la thèse de l'empoisonnement ». Mais au-delà du poison décelé sur les os et les tissus de l'ancien leader palestinien, il y a ces phrases exhumées du récit de la « maladie » de Yasser Arafat entre le 12 octobre 2004 et sa mort, 30 jours plus tard, qui confirment que les médecins de Percy ont conclu trop hâtivement à une « mort naturelle » ou « de vieillesse » du raïs, âgé de 75 ans. La phrase la plus emblématique de ce récit est celle qui parle d'une « défaillance polyviscérale avec atteinte hépatique et rénale ». Ce que les meilleurs dictionnaires spécialisés traduisent par une « violente agression initiale, infectieuse, traumatique ou chirurgicale », en précisant que l'évolution de ce syndrome « conduit à la mort en deux mois maximum ». Après avoir relevé ces observations passées inaperçues en 2004, j'ai donc décidé de soumettre ces éléments à la relecture de 3 grands médecins qui ont eu en mains le « dossier médical » de Yasser Arafat. Avec des nuances que je laisse à l'appréciation du lecteur, ces experts en arrivent à la même conclusion : le « tableau clinique » de l'agonie du leader palestinien n'est pas celui d'un homme décédé naturellement. Ils rejoignent l'ex-médecin jordanien personnel d'Arafat, feu Ashraf Al-Kurdi, qui, à la mort du Raïs, avait rendu le diagnostic formel suivant : « douleurs dans les reins et l'estomac, absence totale d'appétit, diminution des plaquettes, etc. N'importe quel médecin vous dira qu'il s'agit là de symptômes d'empoisonnement ». Les trois magistrats ont conclu leur enquête par une ordonnance de non-lieu «faute de preuves suffisantes». La décision suit les réquisitions du parquet de Nanterre, qui s'était prononcé dans le même sens le 21 juillet 2015. «Bien entendu, nous allons faire appel», a déclaré Francis Szpiner, avocat de la veuve de Yasser Arafat, évoquant un non-lieu «programmé depuis longtemps».