Les abysses de la passion maudite. Roman de Badr' Eddine Mili.Chihab Editions, Alger 2015, 149 pages, 650 dinars La saga d'une famille qui se termine dans la solitude et la nostalgie. On l'a vu dans «La Brèche et le Rempart» (2009) se développer difficilement dans un milieu hostile, le colonialisme toujours plus brutal dans les villes de l'intérieur du pays épousant la lutte pour la libération. On l'a vu dans «Les miroirs aux Alouettes» (2011), avec le héros, qui, installé à Alger, la capitale d'un pays enfin indépendant, raconte ses espoirs (sociaux et politiques bien plus qu'économiques et matériels romantisme révolutionnaire, quand tu nous tenais !) et ses désillusions. On le voit maintenant avec un titre qui est annonciateur d'une tragédie qui va plonger, durant toute une décennie (et plus si on comptabilise les dégâts et effets à moyen et long termes), tout le pays dans un bain de déchirures, de haines et de sang. «Les crimes, en série, avaient transformé le pays en une immense boucherie», le fils tuant la mère mettant à mal le legs de Novembre et contrecarrant le processus de pérennisation de l'Etat national, l'Etat de droit étant quotidiennement foulé aux pieds. Comment sauver le pays du naufrage ? Telle est la grande question de ce roman triste et nostalgique, qui ne laisse pointer que peu d'espoir de s'en sortir Notre héros finira ses jours, face à la mer, loin du bruit et des fureurs citadines, loin des calculs politiciens pour le pouvoir. Lassé ? Fatigué ? Blasé ? Découragé ? Peut-être, mais toujours montant au front. Un passage qui aurait pu figurer en exergue : «Staline apprenant, lors du naufrage d'un sous-marin, que son plus cher ami avait péri alors que celui qu'il détestait en avait réchappé, murmura, après un long silence : «Les lingots d'or coulent, toujours, par le fond ; il n'y a que les déchets qui surnagent à la surface». L'Auteur : Journaliste, romancier, essayiste un touche-à-tout que ce Badr'eddine Mili, qui fait partie des septuagénaires d'aujourd'hui, sortis des toutes premières promotions de l'Université de l'Algérie indépendante (Sciences po', place Emir Abdelkader/ Alger, svp !) Avis : On a l'impression que Mili s'empresse de solder ses comptes avec la vie bien chargée d'un pays, afin de se consacrer pleinement à l'écriture d'essais politiques. Il a déjà signé un ouvrage sur nos présidents. Donc, ouvrage à lire ne serait-ce que pour avoir le fin mot de l'Histoire. Mais attention au «cafard», ce roman «noir» étant bourré de nostalgie(s) et de regret(s). A noter que l'écriture me paraît bien plus recherchée, plus compliquée que dans les précédents romans. Question de public(s) ? Un roman destiné, me semble-t-il, non au large public (comme le premier), non à une génération de cadres ayant vécu les années 60 et 70 (comme le second), mais bien plutôt à l'élite intellectuelle Citations : «On a beau être tolérants, Dieu nous interdit de se soumettre au fanatisme des incultes» (p 40), «La patience est amère, mais son fruit tellement doux» (p 65), «Les deux dictatures connues pour ne faire aucun cadeau à leurs adversaires : celle de la force brutale et celle du temps inexorable» (p 67), «Aucune souffrance humaine ne ressemble à une autre, mais toutes ont un fond commun : la détresse» (p 124) MALOULA. Roman (inachevé) de Kheiredine Ameyar. Préface de Maya et Taous Ameyar et présentation de Nadim Ameyar. Editions Anep, Alger 2015, 141 pages, 500 dinars. Un livre inachevé ? Peut-être ! mais complet, certainement. Cest un livre si «intense» qu'il a tout dit, à travers des lieux et des portraits qui, en apparence, n'ont rien à voir les uns avec les autres, mais qui sont, en fait, liés par l'Histoire des hommes. Au départ, Maloula (ou Ma'Loula), en Syrie, monastère visité, presque par hasard en 1973 lors d'une mission de presse ; édifice construit par des moines chrétiens au sommet de montagnes, elles-mêmes séparées par une fissure «récapitulant le drame de l'humanité, résumant un schisme profond». Et qui, certainement, n'existe plus aujourd'hui, enfoui dans les sables, et ses pensionnaires soit partis pour des terres plus clémentes, soit exécutés par les nouveaux fous de Dieu. Il n'y a pas d'histoire. Il y a seulement un étrange mélange de vies et de lieux, certainement appelés à être ordonnées tout à fait à la fin : Maloula, Hamidou, Mamma, l'arbre centenaire (abattu par ses enfants en avril 1830), Hami, Sekoura, la conquête d'Alger («La fin du monde commença à trois heures du matin »). Fin du voyage. «La tragédie existentielle empêche son achèvement» (les préfacières, Mme Ameyar et sa fille). Fin (de l'écriture) du livre Un voyage dans un espace-temps incontrôlé et, de toutes façons, devenu incontrôlable. Il y a, aussi et surtout, la vie d'un pays, avec des va-et-vient, dans un désordre au départ déroutant mais en définitive éclairant. Une Algérie se fissurant, produisant (ou ressuscitant) mille et une failles sociétales, récentes ou lointaines. Et, au milieu, un homme écartelé dans un monde (politique) de plus en plus incompréhensible qui, après un «long séjour parmi les hommes, refusa de demeurer avec l'infamie». Ameyar camusien ? L'ouvrage est présenté par le fils Nadim Ameyar : une présentation émouvante et de haute tenue, digne de l'esprit et du talent du père. Il y annonce un second ouvrage ; celui-ci consacré aux articles de Kheireddine, au titre significatif, «L'Aigle et la Plume». L'Auteur : Né en 1946, diplômé des premières promotions (la seconde francophone, je crois, en compagnie de Abdou B et de Talmat Amor-Ali et d'autres grands noms de la presse nationale : Hamdi, Sobhi, Ayache ) de la première Ecole nationale supérieure de journalisme, alors sise Rue Jacques Cartier (Alger-centre) à la fin des années 60, svp ! en pleine effervescence intellectuelle. Il travaille dans plusieurs journaux et revues nationales : Chaîne 3, El Moudjahid-quotidien, Algérie Actualités (dont il fut le Directeur de rédaction, du temps de Hamrouche avant de subir le «licenciement ghozalien» ), Révolution africaine où il créa Afric 1 sports, El Moudjahid de nouveau, La Nation (journal de statut privé) puis, la loi d'avril 90 aidant, il fonde, le 5 octobre1994, avec Bachir Chérif et Baya Gacemi, entre autres, en pleine «effervescence» islamo-terroriste, le quotidien de langue française La Tribune. Connu pour sa verve et son style à nul autre pareil. Avis : En créant La Tribune, il voulait «un nouveau journal pour un journalisme à l'ancienne» (un recueil de ses articles est en préparation). Un métier de funambule le menant à un déséquilibre constant dans un monde de prédateurs, de haines et de médiocres. Pour un bonhomme aussi entier et continuellement engagé, se retenant difficilement, impossible à vivre !Un livre à grande portée philosophique à lire et à méditer. Mais qui, dans notre pays, se soucie de philosophie, aujourd'hui ? Citations : «Un livre ne vaut ni par sa taille ni par son poids mais par son intensité» (Maya et Taous Ameyar, préface, p 11), «A quoi sert-il de vivre une fois que l'on a compris que l'existence n'est qu'une vulgaire traîtresse qui ne donne la fausse illusion qu'elle est là pour vous permettre de vous assumer pleinement ;que, depuis la nuit des temps, elle est la page vierge qui attend que vous la remplissiez et la fécondiez afin de devenir le premier à pouvoir contrecarrer les noirs desseins de la mort et la mettre en échec ; que pour mieux se délecter de votre désarroi sans nom lorsque que vous constatez l'inanité de votre projet insensé ?» (p 94), «Comme le sommet d'une montagne est le point le plus court vers le précipice, le fil qui sépare le citoyen ordinaire de l'assassin est si ténu, infiniment plus mince qu'il n'y paraît à première vue» (p 96) MA PISTE AUX ETOILES. Portraits de Nadjib Stambouli. Préface de Arezki Metref et dessins de Yacine Brahami. Casbah Editions (Collection essais), Alger 2015, 117 pages, 550 dinars La femme (une seule) et les hommes qui se côtoient dans le livre de Stambouli «appartiennent à une Algérie qui n'existe plus», écrit le préfacier Arezki Metref. Extrait plus qu'émouvant concernant Djamel Amrani, le moudjahid, journaliste et poète et de bien d'autres d'ailleurs : «Oui, la rue Didouche Mourad n'est plus la même depuis qu'elle n'est plus hantée par la présence du plus provocateur de ses passants, du plus tendre locataire de ses lieux de convivialité, dont la fermeture à tour de rôle sonne comme un deuil à jamais». Ils sont dix-huit. On y retrouve donc, T.Djaout («la poésie incarnée»), K. Yacine («le katébien»), A.Azeggah («le poète»), D. Amrani («moudjahid, poète et trublion», titulaire en 2004, de la médaille Pablo Neruda), Sonia («étoile anti-star»), M.Alloula («ou la fin tragique d'une flamboyance»), S-A. Agoumi («l'artiste sans âge»), A.Medjoubi («l'écorché vif»), Fellag («le talent chevauchant l'humour»), S.Mekbel («l'espiègle»), A. Djaad («un homme, un style»), A. Mahmoudi («le feu follet de la presse»), B. Rezzoug («le meilleur d'entre nous»), M. Khadda («Le timide étincelant» ), Denis Martinez («l'artiste du signe à l'accent blidéen»), M. Benmohamed («amusnav des temps modernes» ), M. El Anka («du grand art et des répliques») et the last but not the least, le papa, Mahboub Stambouli («à chaque doigt un métier»). J'en suis absolument certain, il aurait pu en présenter bien plus, peut-être le double ou le triple, mais il s'est concentré non sur l'essentiel (il faudrait alors lui demander d'élaborer une encyclopédie ce qui n'est pas une mauvaise idée éditoriale si elle est rédigée avec autant de savoir-faire, allant au-delà de la simple bio) mais sur ceux qui, au cours d'une riche carrière journalistique, l'ont ému le plus, par leur talent et, aussi, par leur amitié ; cette dernière étant très importante car elle permet de mieux «sonder» l'autre. Les portraits dressés, grâce, peut-être, au style journalistique de l'auteur (démarche essentielle pour réussir, comme le dit, bien justement, Ahmed Azzegah, l'accessibilité par le maximum de lecteurs), qui n'a pas hésité à user de l'anecdotique, ont redonné vie à ceux qui sont décédés (la majorité, hélas) et permis de mieux comprendre ceux qui ont survécu au lourd fardeau de la vie culturelle nationale et au terrorisme des années 90. En définitive, à travers ces dix-huit portraits (bien d'autres noms sont évoqués qu'il faudrait un jour «détailler» dans le même style), c'est toute une ambiance culturelle qui est présentée, sous tous ses aspects festifs mais aussi dramatiques et tragiques. Un livre riche de souvenirs mais aussi de triste nostalgie Normal de la part d'un «jeune homme de bonne famille» qui est arrivé juste à temps, mais sans en jouir pleinement, pour voir un monde, si vivant, si optimiste, si créatif, «finir» et un autre, assez sombre, «apparaître». L'Auteur : Il est né en 1953. Sciences économiques en poche, il embrasse la carrière de journaliste. Editorialiste-Chroniqueur de talent, il a exercé dans plusieurs hebdomadaires et quotidiens, notamment au sein des rubriques culturelles, puis en qualité de directeur de rédaction. Algérie Actualités, Ruptures, L'Hebdo libéré Les derniers en date : Les Débats et Le Jour d'Algérie. A déjà publié un recueil de chroniques, «Impacts» (Marsa, 2004). Avis : Un livre «fruit du hasard et de l'émotion». Comme tous les ouvrages informatifs et documentaires sur le pays et sur ses hommes et femmes créateurs de biens ou/et d'idées, à ne pas rater et à conserver. Citations : «Le versant anecdotique me semble aussi révélateur de la personnalité de l'homme de culture que son œuvre proprement dite» (p 16), «En matière d'art, on ne peut aimer son public si cet amour n'est édifié sur l'amour de soi-même» (p 53)