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HISTOIRES DE VIES
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 05 - 11 - 2015

TRAVERSES D'ALGER. Nouvelles de Ameziane Ferhani. Chihab Editions, Alger 2015, 236 pages, 880 dinars
Treize nouvelles. Certainement, un chiffre porte-bonheur pour l'auteur qui sait contourner les situations les plus noires ou les plus difficiles. Les rendre compréhensibles, acceptables et parfois admirables grâce à son sens poétique et aussi, de l'humour. Tout en douceur. De la prose finement ciselée.
Treize nouvelles, assez courtes certes mais assez suffisantes pour décrire des situations - parfois dramatiques durant les années 90- des gens, des comportements… tous tirés de la vie quotidienne, ceux que l'on côtoie, mais que l'on ne voit pas ou, alors, rapidement oubliés. A tout seigneur tout honneur. Il débute par un chant d'amour pour le livre en rappelant, au lecteur, la présence et l'importance, non d'un libraire, mais d'un «faiseur de lecture» et de lecteurs. Mouloud des «Etoiles d'or» (tout en haut de la rue Didouche Mourad» !), une boutique étroite avec plein de «livres d'occasion»
Suivent «De l'origine des bruits», dans un immeuble populeux et quasi-populaire, empêchant toute vie individuelle ; puis, la vie algéroise laborieuse (peintre en bâtiment) de Pedro, l'exilé espagnol plein d'humanité,, «la nuit du couvre-feu brûl黅 par un nouveau jeune policier qui en avait marre d'être affublé d'un sobriquet par ses copains de quartier, et d'autres et d'autres... La dernière nouvelle est consacrée à Sidi Yahia (quartier d'Alger) : vous saurez tout, ou presque tout sur un bonhomme au parcours «étrange»… «réputé pour entretenir des liens avec les génies aériens, sinon pour en être un lui-même»
L'Auteur : Né en 1954 à Alger, sociologue... il a été (et reste encore) journaliste avec une préférence, la «Culturelle» : Parcours Maghrébins, Algérie Actualités, El Watan... Connu pour sa vaste culture... et apprécié pour sa bonhommie.
Avis : Des écrits simples sur des vies simples, dans un pays (en apparence) simple. De plus, on en apprend des choses : sur la qualité de la peinture (en bâtiment), sur la confection d'un rapport de police, sur les hirondelles dont celle «des mosquées»... Dans un paysage littéraire «misérabiliste», dramatisant tout et n'importe quoi, enfin une bulle air frais. Dans un pays, extrêmement, pollué, une «mi-temps» (le temps de lire) pour retrouver son souffle. Malgré tout, le passé a du bon et la vie est belle !
Citations : «La culpabilité est une substance qui vieillit mal, surtout lorsqu'on la prive du contact de l'air» (p 9), «L'odeur d'un livre est la quintessence bactériologique de son âme» (p 13), «Le rôle de l'artiste est-il de se mettre, toujours, aux devants, même dans sa vie privée ? Même lorsque celui-ci s'en abstenait, les autres savaient l'y amener, en jouant sur son statut et, sans doute, sa prétention» (p 44), «C'est donner la vie qui est le plus vieux métier du monde… Donner la vie ou la transmettre, rien n'est plus universel» (p 123)
LES VIES DE MOHAMMED ARKOUN
Mémoires-Essai de Sylvie Arkoun. Préface de Joseph Maïla. Editions Barzakh, Alger 2015 (Presse universitaires de France, 2014), 364 pages, 800 dinars
Comme le dit le préfacier, l'ouvrage de Sylvie Arkoun n'est pas une biographie intellectuelle. C'est l'histoire d'une vie ou plutôt un livre autour de ce qu'elle appelle «les vies» de son père. Une vie relatée, recomposée et restituée comme un album de famille par collage des temps, juxtaposition des espaces et adjonction des témoignages. Un livre émouvant par le rappel des absences, mais aussi et surtout par l'évocation des courts et derniers instants des retrouvailles.
L'ouvrage fourmille de détails, sur la vie d'un homme, qui bien que célèbre par sa pensée, par ses interventions… et par son comportement - restait un grand inconnu, même pour ses fidèles et ses proches. De ce fait, on en apprend des choses qui démythifient un peu notre homme mais qui aident à le mettre à notre portée, alors que l'on croyait inaccessible. Il travaillait, énormément, il ne faisait que penser, il était fidèle à ses racines, il aimait les femmes («moteur essentiel dans sa vie» : mère, tantes, amies, amantes, étudiantes, militantes ..), il était, ce me semble, assez susceptible, tombant, facilement, dans le «piège» des provocations… islamo-conservatrices, comme la fameuse (sic !) attaque menaçante du cheikh El Ghazali, lors d'un séminaire sur la Pensée islamique, à Béjaïa, en juillet 1985 (et c'est, peut-être, ce côté narcissique qui l'a poussé à se «fâcher», dans de «grandes souffrances morales», avec l'Algérie - globalement dès 62 pays qu'il portait, pourtant, au plus profond de son cœur), déjà malheureux (au départ… en 54, année de son arrivée à Paris) de ne pouvoir «donner» ce qu'il avait à donner, en raison d'une langue (l'arabe) qu'il ne maîtrisait pas, encore, parfaitement, discret pour ne pas dire timide, pas engagé, politiquement, (il a, discrètement, milité au sein du FLN, lors de ses études en France) mais aux positions décidées (il a soutenu, un certain moment le FFS en donnant, en Algérie, incognito, durant cinq jours, des cours sur la notion de laïcité aux militants ) contre un Etat (algérien) qualifié de «voyou» et rejettant l'arabisation, à outrance, «l'allégeance ostentatoire à l'arabisme» et l'intégrisme qui ont poussé à l'abandon du peuple aux idées rétrogrades… Des qualités, des faiblesses… un homme complexe… un homme, tout simplement, trop lumineux pour son temps, pour son pays d'origine (et aussi pour celui d'adoption), pour son entourage, pour les religions. Mal-aimé ? non. Mal compris (le seul lieu d'écoute et de recherche, convenant à son exigence scientifique, a été l'Institut ismaélien de Londres, à partir de 1997) . En Algérie. En France (bien que fait Commandeur de la Légion d'honneur, en septembre 2004). Mais, le philosophe humaniste a lutté (donc espéré) jusqu'au bout, avec de brefs moments de lassitude et de découragement contre le «système d'ignorance constitutionnalisée», le poids du triptyque «vérité-sacré-violence», «le bricolage idéologique», «l'islam refuge-tremplin-repaire», le «manque chronique d'analyse historico-scientifique, vis-à vis de la religion»… dans nos pays
L'Auteure : Née, en 1963, à Paris, c'est la fille (du premier lit) du grand philosophe. Après un parcours marketing, elle travaille dans la joaillerie. Elle a commencé à écrire ce livre, juste après la disparition de son père, en 2010. Trois ans de recherche, car elle ne fit, vraiment, connaissance avec son géniteur qu'aux derniers temps de la vie de ce dernier. Une œuvre difficile, car Arkoun avait «cloisonné sa vie en de multiples compartiments étanches». Heureusement, il avait de nombreux amis et admirateurs fidèles, en France et en Algérie. Elle est même venue en Algérie (et à Taourirt-Mimoun, le pays et la famille jamais oubliés, toujours remémorés), avec sa mère, Michèle Arkoun (la première épouse), en juin 2011.
Avis : Un livre d'amour filial et de regrets. Présentation très originale, la description et le commentaire entrecoupés de plusieurs lettres adressées par M. Arkoun, au Père Maurice Borrmans, sorte de parrain de substitution, de 1954 à 2010. Style très vivant. Presque un grand reportage. Pour mieux connaître un (vrai) génie mal-aimé, par son pays d'origine. Pour mieux comprendre son talent et ses idées. Pour mieux «culpabiliser», en Algérie, tous ceux qui n'ont pas été à sa hauteur. Il est vrai que son ego (-centrisme), pour ne pas dire son égoïsme, n'a pas facilité les choses. Le génie fait ce qu'il peut. A nous de le comprendre !
Citations : «Si notre vie est soumise aux circonstances extérieures, notre mort nous appartient. Savoir comment d'autres ont entrepris ce dernier voyage est le seul secours dont nous disposons, à l'instant où nous devons, nous-même, le commencer» (p 38), « La liberté intellectuelle offre une certaine forme de liberté personnelle, et cette liberté (le) grise, donne un sens à (sa) vie» (p 60), «La mort a ce curieux effet de parer le pire des salopards de toutes les qualités» (p 96), « Le pays (la France) des droits de l'Homme est gêné depuis cinquante ans, par tout ce qui vient de son ancienne colonie (l'Algérie). La culpabilité empoisonne tout, et l'histoire baillonnée n'a pu faire son travail de reconstruction» (p 119), «L'amour est un trophée qui mérite récompense, et la mort se monnaye, pour les héritiers, de bien étrange façon. Ceux qui se sentaient le plus aimés se considèrent comme les dépositaires exclusifs de l'héritage matériel et immatériel, mais ceux qui ne l'ont pas été, assez, se sentent crédités d'une dette d'amour, qui se convertirait, en dédommagement, sur ce même héritage « (p 131), «Le printemps ne dure pas ; celui de femmes kabyles non plus, qui se marient à peine sorties de l'enfance» (p 139 ), «On n'offre pas que des idées abstraites à une femme. L'amour, lui, se nourrit d'attentions concrètes, de marques, de preuves, d'or et de diamant» (p 306), «La pensée islamique actuelle reste hiératique, redondante et fermée aux apports non islamiques ; son emprise et ses succès sont dus à l'utilisation idéologique de la religion, bien plus qu'à l'approfondissement des valeurs spirituelles de la religion» (p 324. Extrait d'une intervention de Mohamed Arkoun ), «Choisir, c'est sacrifier et nier une partie de soi-même» (p 348), «L'Algérie est un joyau brut, un pays oublié depuis 1962, enfermé, en lui-même, cadenassé par un pouvoir jaloux de son autorité, et craignant toute influence extérieure» (p 349)
SAID MEKBEL : UNE MORT A LA LETTRE. Entretiens. Ouvrage de trois grandes interviews de Monika Borgmann (Préfaces de Belkacem Boukherouf et de Youcef Zirem). Editions Frantz Fanon, Tizi Ouzou 2015 (Dar al-Jadeed, Beyrouth, 2010 et Téraèdre, Paris 2008), 111 pages, 500 dinars
Trois grands entretiens, à Alger, en pleine tourmente, les 4, 12 et 16 décembre 1993. Soixante-dix questions au total: En vrac, sur la mort de Tahar Djaout, sur la peur d'être assassiné ou enlevé ou torturé, sur l'idée de l'exil, sur l'écriture (encouragé au départ par Henri Alleg et Kateb Yacine, en 62, puis par la suite par T. Djaout pour aller encore plus loin dans l'art d'écrire), sur la série d'assassinats d'intellectuels et de journalistes, sur les lettres de menaces, sur la vie quotidienne et les dangers encourus, sur la presse, les journalistes et la profession, sur le FIS, sur l'armée, sur les généraux, sur Toufik et la «sécurité militaire», sur les victimes des terroristes, sur les mafias, sur le FFS, sur le pouvoir, sur la torture…
Toute une vie, en trois entretiens. Une vie d'engagements (toujours dans le journalisme critique) et de résistance, de talent, de réflexions mais aussi d'inquiétudes (pour les autres, pour soi, pour la famille, pour les amis et confrères, pour le pays…). Tout ça, dans la lucidité la plus totale souvent, la plus incompréhensible, (surtout pour la journaliste qui l'interviewait et cela se perçoit, aisémment, dans les questions, mais aussi pour les lecteurs d'aujourd'hui). Avec, bien sûr, quelques jugements un peu trop tranchants et que l'on comprend, parfaitement, si l'on se rappelle le contexte infernal de l'époque, au sein duquel, notre homme vivait totalement immergé, sans se cacher. Mekbel vivait, entièrement, dans sa société et pour ses lecteurs… jusqu'à son oubli des dangers (ou leur prise en compte). N'est pas intellectuel (et journaliste) qui veut !
Trois grands entretiens. Soixante-dix questions. Soixante-dix réponses, courtes ou longues qui, mieux qu'un essai politique, décrivent, avec justesse, les débuts d'une décennie noire qui allait devenir, très rapidement, rouge.Une situation difficle à imaginer aujourd'hui, par ceux qui ne l'ont pas connue et situation qui n'a pas encore livré, tous ses secrets. Secrets que beaucoup (décideurs encore en vie ou terroristes repentis ou cachés) veulent enterrer (sic !) à tout jamais.
Les Auteurs: Said Mekbel est né le 30 mars 1940, à Bejaia… et il est mort, assassiné le 3 décembre 1994, par les terroristes (ou par une mafia politique, on ne sait au juste ?), alors qu'il terminait de déjeuner, juste à côté du journal, dont il était le directeur, le quotidien ‘Le Matin'. Physicien de formation (Ingénieur docteur), c'est un des journalistes algériens les plus connus et les plus talentueux et ce, déjà depuis 62, avec, entre autres, ses fameux billets corrosifs signés ‘El Gatt' (le plus fameux est titré «Ce voleur qui…» publié, le jour même de sa mort et qui fait le portrait du journaliste algérien dans la tourmente)... toujours dans des journaux de gauche (Alger Républicain surtout, chaque fois qu'il n'était pas interdit par les pouvoirs en place) . Née en Allemagne, en 1966, Monika Borgmann, après des études en philologie arabe et en sciences politiques, a vécu au Moyen-Orient plusieurs décennies et a obtenu la nationalité libanaise. D'abord journaliste, avec son mari Lokman Slim, elle a réalisé Massaker, le témoignage de six anciens miliciens, impliqués dans les massacres de Sabra et Chatila, film qui a gagné de nombreux prix internationaux. Le couple a, aussi, coproduit de nombreux documentaires et offre, également, des services en post-production pour aider les jeunes cinéastes arabes.
Avis : Pour ne jamais oublier, pour les anciens… qui veulent lire . Et, pour mieux comprendre, pour les jeunes… qui savent lire. Des denrées rares !
Citations : «Le grand problème est de se dire que le terroriste veut terroriser. Si tu lui montres que tu ne cèdes pas à la terreur, c'est déjà une victoire. C'est une victoire sur lui et c'est une victoire sur toi. Parce que sur toi, ça te permet de réfléchir encore plus» (Said Mekbel, p 47), «La Méditerranée, c'est toute ma civilisation. Tout en restant vers l'Afrique. Mais je ne me sens pas du tout arabe» (Said Mekbel, p 57), «Le grand malheur de l'Algérie, c'est la corruption. Il n'y a pas que la corruption financière, il y a aussi la corruption morale.
Certains intellectuels sont corrompus. Et, je crois que c'est cette corruption qui atteint la famille, qui s'est répandue partout . C'est le grand mal» (Said Mekbel, p 69), «La mafia. On va revenir vers le petit village natal de la mafia. Les clans. Et c'est comme ça que va être géré le pays. On ne va pas résoudre les problèmes de ruptures, changer de régime, etc… Non, on va s'arranger pour manger le gâteau en commun et pour que chacun ait sont petit morceau. C'est comme cela que ça va se passer» (Said Mekbel, p 87), «Les troupes du FIS, ce sont les troupes de l'école fondalentale. La justice maintenant, ce qu'elle est devenue, ce sont les juges de l'école fondamentale. Les militaires, bientôt, vont être les militaires de l'école fondamentale. «Alors, dès que les militaires seront ainsi, il n'y aura plus rien » (p 89)
PS autour du 20 è SILA : 910 maisons d'édition présentes dont 290 algériennes... certainement plus de 1 500 000 visiteurs... 106 titres interdits d'exposition... Beaucoup de vieux titres sortis des stocks... Peu de nouveautés et pas de «révélation» notable en littérature romanesque...Beaucoup trop de conférences... aux sujets trop «pointus»... Aucun chiffre sur le marché du livre et des lecteurs... Le journalisme culturel «descendu en flammes»... Des ministres et des «responsables» qui ne lisent pas assez ou pas du tout... Des «spécialistes» de la culture qui demandent des revues culturelles dans un paysage rebelle à la Culture... «Meursault, contre-enquête» de Kamel Daoud est traduit en arabe... à Beyrouth et cartonne aux Etats unis... et Sansal Boualem, l'enfant terrible de la littérature nationale «émigrée», récent Prix de l'Académie française, est le grand absent. Quant à Ahlem Mosteghanemi, elle est ailleurs depuis déjà bien longtemps .Le Salon ? encore une Foire. Populaire, populeuse, élitiste... Superbe, tout de même !


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