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Misères et souffrances humaines
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 11 - 01 - 2018


Livres
La violence sociale en Algérie. Comprendre son émergence et sa progression. Essai de Mahmoud Boudarene (préface de Fadhila Boumendjel et Dalila Iamarene-Djerbal). Editions Koukou, Alger 2017, 500 dinars, 126 pages.
«La violence est devenue ordinaire dans notre pays. Elle est, depuis plusieurs années (note : en fait, beaucoup plus), en progression constante et s'est emparée du corps social pour devenir structurelle». C'est clair, net, précis et... dramatique. Tragique même, puisque «l'autorité ne constitue plus, de toute évidence, un obstacle au passage à l'acte».
Mais pourquoi et comment ?
L'auteur ne va pas se contenter de présenter la situation présente à travers bien des exemples : la vie dans les cités, le règne de la hogra et de l'indignité, l'état psychique des sujets, la criminalité, les enlèvements et assassinats d'enfants, les violences faites aux femmes... Il remonte aux sources principales du mal : à la période coloniale et à la guerre d'indépendance, aux évènements majeurs comme le Printemps berbère (chapitre assez long au demeurant et assez politique), et la décennie rouge, celle des années 90 et du terrorisme.
Il dévoile, enfin, quelques pistes pour combattre la violence. En insistant, tout particulièrement, sur le rôle (pédagogique) des médias et des réseaux sociaux. Puisse-t-il être... lu... et entendu... par les violents et les non-violents et, surtout, par ceux qui «gèrent» le phénomène !
L'Auteur : Psychiatre, Docteur en sciences biomédicales, ancien député (2007-2012), déjà auteur de deux ouvrages («Le stress, entre bien-être et souffrance» en 2005 et «L'action politique en Algérie, un bilan, une expérience et le regard du psychiatre» en 2012).
Extraits : «La femme -de plus en plus présente dans l'espace social- est la victime «privilégiée», le bouc émissaire de la violence sociale» (p 13). «Le régime qui dirige le pays depuis l'indépendance a hérité de la brutalité des forces coloniales françaises et a fait sienne sa férocité» (p 14). «Le discours religieux a interdit chez les sujets -qui se sont engagés dans cette violence (note : celle des années 90 et du terrorisme)- toute forme de sensibilité et d'empathie envers les victimes. Les meurtres collectifs, qui s'en sont suivis, ont pris l'aspect de rituels sacrificiels. Ils ont été exécutés sans états d'âme et dans une atmosphère déshumanisée (p 41). «L'allégeance a changé de maître; ce n'est plus tout à fait au FLN, tout seul, qu'elle est due. Il partage, il sous-traite mais il continue d'abuser de son pouvoir. La légitimité historique est encore son alliée objective» (p 123).
Avis : Un ouvrage non académique ou universitaire. Non de sociologie ou d'anthropologie..., de réflexion et d'observateur. Un mélange harmonieux (compréhensible par tout lecteur) de raisonnement médical et de pratique politique.
Citations : «Un Etat qui tourne le dos à la justice ne peut garantir la paix» (F. Boumedjel-Chitour et D. Iamarene-Djerbal, préface, p 11). «Le pardon ne se décrète pas. Il est la propriété exclusive des victimes» (p 45).
«La souffrance apparaît quand l'individu a le sentiment qu'il a perdu l'initiative sur son existence et quand, malgré sa compétence, il ne peut ni faire de choix ni agir» (p 53). «Un peuple informé, éduqué est un peuple cultivé, civilisé, apaisé» (p 116).
Misère de la Kabylie Reportage d'Albert Camus (du 5 au juin 1939, pour Alger Républicain). Editions Zirem, Béjaïa, 2016, 130 pages, 300 dinars.
Voilà donc une initiative éditoriale plus que louable. L'édition de textes dont on parle beaucoup, que l'on cite même très souvent en exemple mais que l'on ne voit jamais. C'est le cas du grand reportage effectué pour le compte d'«Alger Républicain», en 1939, par Albert Camus himself, alors au tout début de sa carrière.
Il était tout à fait normal (pour des raisons de proximité géographique, de facilités grâce aux amitiés multiples..., d'économie aussi car, aujourd'hui comme hier, le grand reportage journalistique nécessite du temps et des moyens financiers conséquents) que le sujet soit axé sur la Kabylie, sorte d'échantillon représentatif de l'Algérie colonisée.
Alger Républicain est connu, dans le paysage médiatique de l'époque, pour son orientation politique et, surtout, pour ses enquêtes et reportages plus sociaux, économiques et politiques que touristiques et pittoresques. Bien sûr, on a quelques exceptions (?!)... à la limite du ridicule, toutes relevées dans la presse appartenant aux gros colons. Ainsi, en mars 1937, «La Dépêche algérienne» parlait de «la grande pitié du Sud» pour décrire «la misère» de la région qui va de Bordj Bou Arréridj jusqu'à la frontière tunisienne..., mais ladite «misère» de cette région se limitait, selon le journal, «à la grande chaleur». Seul le climat était responsable de cette misère ! Et, en décembre 1938, «L'Echo d'Alger» publiait un «reportage» sur la Kabylie... défendant la thèse que «la raison de la misère n'est nullement le colonialisme..., mais l'émigration en France, l'usure...». Bien de (futures) grandes plumes francophones nationalistes et révolutionnaires sont passées par «Alger Républicain» : Mohammed Dib, Kateb Yacine...
Albert Camus, donc, a produit des reportages sur la «Misère en Kabylie» durant dix jours. Tout y est passé dans une région qualifiée de «Grèce (pour la simplicité de la vie et du paysage et pour l'amour pour la liberté) en haillons» : la vie quotidienne avec son dénuement total (avec «un peuple qui vit d'herbes et de racines..., parfois vénéneuses»), le travail et les salaires insultants («un régime d'esclavage»), l'habitat aménagé n'existant pas ou si peu, l'assistance au compte-gouttes («pour 100 Kabyles qui naissent, 50 meurent»), l'enseignement rare («avec des Palais (quelques écoles) dans les déserts»), l'artisan «exploité», l'usure qui ruine («Des taux d'usure à 110 pour cent»)... De l'émotion, beaucoup d'émotion mais aussi de la révolte. Un reportage qui avait fait grand bruit à l'époque... et qui reste la plus belle œuvre journalistique de Camus... et un modèle du genre pour les candidats journalistes.
En annexe, il y a le discours d'Albert Camus prononcé, lors de la remise du prix Nobel à Stockholm, le 10 décembre 1957.
L'Auteur : Journaliste, philosophe, dramaturge, romancier (dont «l'Etranger», «la Peste», «le Mythe de Sisyphe»...), prix Nobel de littérature en 1957. C'est lors de la cérémonie qu'interrogé par un journaliste sur la Guerre d'Algérie, il eut une réponse trouvée «malheureuse» par presque tous. Elle lui est reprochée jusqu'à nos jours par tous ceux qui en ont fait une analyse strictement politique, sans contextualiser, et phrase, peut-être, regrettée par la suite. Certains ont fait bien pire. On a réhabilité et on s'est réconcilié avec des gens qui n'ont choisi ni leur mère ni la justice..., mais leur situation et leur position. Et pourtant... Né le 7 novembre 1913 à Dréan (ex-Mondovi, à une trentaine de km de Annaba) dans une famille très pauvre. Il a grandi à Belouizdad (ex-Belcourt) où il a pratiqué le foot en tant que gardien de but. Il n'a jamais cessé de chanter sa terre natale et le soleil du pays. Mort en France dans un accident de voiture le 4 janvier 1960.
Extraits : «Dans aucun pays que je connais, le corps ne m'a apparu plus humilié que dans la Kabylie. Il faut l'écrire sans tarder : la misère de ce pays est effroyable» (p 18). «Je ne crois pas que la charité soit un sentiment inutile. Mais je crois qu'en certains cas, ses résultats le sont et qu'alors, il faut lui préférer une politique sociale constructive» (p 38). «Un peuple sous-alimenté, privé d'eau et des commodités de l'hygiène, vivant enfin dans des conditions de salubrité déplorables, ne peut pas être un peuple sain» (p 63). «La politique des grands travaux (...) fait partie de tous les grands programmes démagogiques. Mais le caractère essentiel de la démagogie, c'est que ses programmes sont faits pour n'être point appliqués» (p 101). «En face des charités, des petites expériences, des bons vouloirs et des paroles superflues, qu'on mette la famine et la boue, la solitude et le désespoir. Et l'on verra si les premiers suffisent» (p 114).
Avis : Très grand reportage certes limité à la Kabylie, mais qui, facilement, pouvait s'appliquer à toutes les autres régions (en dehors des villes et des villages européens)... et dont beaucoup de constatations sont, hélas, à prendre en considération... aujourd'hui.
Citations : «La haine a besoin de force. Et un certain degré de misère psychologique enlève même la force de haïr» (p 19). «Si jamais l'idée de prestige pouvait recevoir une justification, elle la recevra le jour où elle s'appuiera, non sur l'apparence et l'éclat, mais sur la générosité profonde et la compréhension fraternelle» (p 77). «En matière de politique, il n'y pas de droits d'auteur» (p 90). «Ce n'est peut-être pas tant de crédits que nous manquons, que d'acharnement. Rien de grand ne se fait sans courage et lucidité. Pour mener cette politique à bien, il ne suffit pas de la vouloir de temps en temps. Il faut la vouloir toujours et ne vouloir qu'elle» (p 108). «Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n'ai jamais placé cet art au-dessus de tout» (p 121, Discours prononcé à Stockholm, le 10 décembre 1957. Extrait). «La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu'exaltante» (p 125, Discours prononcé à Stockholm, le 10 décembre 1957. Extrait).
La débâcle. Roman de Mohamed Sadoun (préface de Aïssa Kadri). Casbah Editions, Alger 2017. 800 dinars, 430 pages.
Une vaste saga des tribus de l'Ouest algérien.
Surtout celle d'une tribu, les Doui Aïssa, faible fraction de la confédération des Béni Amer. Une tribu nomade, vivant de la terre (qui, bien qu'ingrate, était nourricière) et de l'élevage, se croyant forte à jamais à travers le nombre de bras masculins engendrés, et une foi religieuse réduite à son expression la plus simple.
Tout cela bien loin d'un autre monde, outre-mer, fait de puissances (en concurrence : la France, l'Angleterre, l'Espagne...) à l'orée de la révolution industrielle, à la recherche de conquêtes territoriales pour leurs armées, de ressources nouvelles pour leurs ateliers et leurs usines, de débouchés pour leurs produits et leurs «déclassés», de main-d'œuvre à bon marché (pour ne pas dire d'esclaves)... et aussi d'une «nouvelle croisade» cultuelle et culturelle.
Le choc est brutal... et les résistances non durables, le courage des hommes et des femmes ne suffisant pas face à des stratégies militaires s'appuyant sur de nouvelles armes de destruction massive..., aux trahisons habituelles venant de l'intérieur même de la famille... et aux «soutiens «comptés» des nations sœurs (Maroc, Tunisie, Turquie, Egypte, Syrie...), elles aussi bientôt victimes des appétits coloniaux ou préoccupés par les secousses engendrées par leur nécessaire modernisation. Trop tard donc ! Oublié Si Messaoud, l'ancêtre. Toute la tribu (comme toutes les autres à travers le pays) se retrouve totalement éclatée, éparpillée, aux liens familiaux perdus ou oubliés... Même l'origine est gommée et les noms sont perdus avec les inscriptions semi-folkloriques au nouvel état civil... Un père bien chasseur de gazelle..., le fils aura pour nom Ghazalli... !
L'Auteur : Famille originaire de la wilaya de Sidi Bel-Abbès (père migrant travailleur rural et maman au foyer), né dans le sud de la France en 1973. Haut fonctionnaire et magistrat après une première carrière dans l'enseignement. S'intéresse aux questions de justice et à l'histoire du bassin méditerranéen..., plus particulièrement l'Algérie. Quelques biographies historiques mais premier roman.
Extraits : «Les privations plongeaient également l'homme dans l'indignité. Il pouvait se battre jusqu'au sang pour un bout de pain ou quelques fruits. Les êtres les plus doux, les plus généreux ou simplement les plus humains n'y échappaient pas. Tous les coups, même les plus vils, étaient permis... L'entraide, la solidarité et la bienfaisance étaient remplacées par la rouerie, le mensonge et le vol» (p 99). «Les Français n'ont pas besoin de prétexte. Ils sont comme une carie dans une bouche saine. Une fois qu'elle a colonisé une dent, c'est toute la bouche qui y passe» (p 408).
Avis : De l'Histoire (d'Algérie pré et post-coloniale) romancée. Fiction et réalités savamment mélangées. Style katébien. Peut-être trop de voyages et trop touffu et sujet trop vaste pour un seul ouvrage ! Et, avec des passages défendant et illustrant (un peu trop, à mon avis), la vie «démocratique » à la française (p 157 à 161). Les «réformes» au Maroc avant la colonisation, les vertus de l'école publique française...
Citations : «Les cultures sont les produits d'une invention et d'une représentation. Les formes d'identification des individus et des groupes à une culture sont toujours «contextuelles, multiples et relatives» (Aïssa Kadri, préface, p 11). «La guerre n'était pas une question matérielle, en tout cas, pas seulement. Elle était avant tout une affaire de tempérament, de détermination ainsi que d'organisation» (p 105). «Celui qui porte l'épée a toujours besoin de l'esprit pour le guider» (p 349). «Dans une société où chacun devait se conformer à la place que lui assignaient sa race, son sexe, son âge, le fou seul avait sa vie entre ses mains» (p 371). «Malheur à celui qui émigre ! Il ne sera plus jamais chez lui dans aucune contrée. S'il reste dans le pays de l'exil, il aura la nostalgie éternelle du lieu de son enfance. S'il décide de revenir sur les lieux qui l'ont vu naître, il se consumera pour son pays d'adoption» (p 392).
PS : Nos écrivains (les «consacrés» mais pas encore sacralisés) ont, généralement, vraiment la «dent dure» à l'encontre des «critiques littéraires». Les travaux des universitaires sont généralement accusés de ne pas rendre «visibles» les «belles œuvres» et d'être prisonniers dans l'université à travers les thèses et les magisters, oubliant que la vraie prison est l'absence de stratégie d'information, de communication et de vulgarisation au niveau des institutions, des associations et des conseils et autres comités scientifiques (si peu de revues, si peu d'animation et si peu d' «ouverture» sur le large public..., et l'Opu a des missions bien précises !) et la presse généraliste et ses journalistes ont «bon dos» comme si leur mission première était de ne s'intéresser qu'aux livres et à leurs auteurs, oubliant qu'un journal (quotidien) n'a que 24 ou 32 pages et doit faire face aux sollicitations et besoins multiples et variés de ses lecteurs... et qu'une revue consacrée uniquement à la littérature coûte les «yeux de la tête». Bien sûr, «nous avons, en Algérie, de tout temps, une riche littérature écrite à la fois en arabe et en français»..., mais «une hirondelle ne faisant jamais le printemps», bien du chemin reste à parcourir en matière de quantité (de livres), de qualité (en écriture) et de lectorat (en nombre).


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