«Le Cheikh Es-Senouci a dit : « O mon frère, applique-toi beaucoup plus à faire connaitre les hommes de bien des temps récents, particulièrement ceux qui, parmi eux, sont les compatriotes, qui habitent encore ton pays ou qui y sont enterrés, qu'à célébrer les personnages qui ont vécu à des périodes plus récentes. » (dans : Ibn Mériem Ech-Cherif El Mélity (d. 2 Mai 1577) : El Bostan Ou Jardin des Biographies des Saints et Savants de Tlemcen, Traduit et Annoté par F. Provenzali, Imprimerie Orientale Fontana, Alger 1919, p. 2) La repossession de l'Histoire Nationale est une œuvre qui est loin d'être achevée. Le colonialisme est, par définition, un système politique totalitaire qui, malgré l'incohérence de sa démarche de domination, ne perd jamais de vue son objectif ultime : faire disparaitre de la surface de la terre la communauté qu'il a vaincue. Objectif du système colonial : délégitimer le colonisé. Cet objectif est atteint tant par la violence physique extrême et impitoyable contre le peuple qui subit le système, que par un travail constant de démoralisation de ce peuple à travers une politique multiforme destinée à délégitimer son existence. Il s'agit d'inculquer à ce peuple colonisé l'idée qu'il n'a aucune raison légitime d'exister sur le territoire qu'il occupe, qu'il doit sa survie physique momentanée à la générosité du peuple conquérant, qui est le seul à avoir le droit légitime de vivre dans le pays en cause. Le déracinement n'est pas une image, c'est, en fait, exactement ce que veut le système colonial : arracher le peuple colonisé à sa terre et à sa mémoire, les deux composants primaux de l'identité nationale. Une immense œuvre historique coloniale qui voile la vérité historique Il faut reconnaitre que l'ancienne puissance coloniale a mené cette politique de déracinement avec persistance, et en mobilisant les meilleurs de ses cerveaux pour la mener à bien. L'Algérie a ,ainsi, hérité d'une œuvre intellectuelle écrasante, couvrant tous les aspects de la culture et de l'histoire du peuple algérien, œuvre qui, loin de faciliter la récupération de notre identité nationale, en a constitué un obstacle, d'autant plus difficile à briser que s'est perpétué le monopole linguistique , perpétué par l'ex-colonisateur et accepté par les autorités algériennes , sous le couvert de « la coopération, » et de « l'accès à la science et à la technologie moderne. » Lorsqu'on veut reconstituer l'histoire et la culture de notre pays, les références les plus abondantes sont écrites dans la langue du colonisateur. L'état de déchéance culturelle dans laquelle l'Algérie était, en juillet 1962, a retardé l'œuvre indispensable de recouvrement de son destin national . La classe intellectuelle algérienne, dont une partie fut décimée pendant la cruelle guerre de libération nationale, était trop faible, alors, pour poursuivre cette œuvre, pourtant, indispensable. Faiblesse de l'élite intellectuelle formée durant la période coloniale Dans le domaine historique, c'est-à-dire ce chantier immense destiné à rendre aux Algériennes et Algériens leur mémoire, rares étaient ceux qui avaient échappé à la politique de déculturation et d'ignorance savamment cultivée par les autorités coloniales, et dont Yvonne Turin (1921-2010), ancien professeur à l'Université de Lyon, a donné une description, certes limitée dans son sujet et dans la période qu'elle a couverte, dans son livre intitulé « Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale :Ecole, Médecine, Religion, 1830-1880 » (Maspéro Editions, Paris 1971), mais suffisante pour prouver que les Algériens avaient saisi les objectifs poursuivis par l'occupant et avaient résisté à l'entreprise. Lutte pour une histoire nationale, partie intégrante de la lutte pour l'indépendance La lutte pour une histoire nationale a fait partie intégrante du combat politique mené par les Algériens pour reprendre leur droit de vivre comme communauté indépendante maitresse de son destin. Une classe d'historiens nationaux s'est constituée pendant la période coloniale, et a tenté, malgré les difficultés, de reconstituer, à partir de zéro, et sans appui d'œuvres laissées par d'autres, une histoire qui donnait enfin aux Algériens une identité et une existence légitimement établies sur le territoire de notre pays. Il ne s'agit pas ici de refaire l'historiographie algérienne, qui a légitimé la lutte de libération nationale. Un article du Professeur Hassan Rémaoun intitulé « Les historiens Algériens issus du Mouvement National » (Revue Insaniat 25-26 2004 pp. 225-238) donne un aperçu à la fois incomplet, de l'aveu même de son auteur, mais également illustrateur de la faiblesse de la recherche historique algérienne face à la déferlante de l'historicisme colonial, qui comprend des centaines, si ce n'est des milliers de noms. Dans cet article instructif sur l'étroitesse de la base de départ pour la récupération de l'histoire nationale, Remaoun cite le grand historien algérien A . Saadallah qui écrit, dans sa thèse de doctorat soutenue devant une université américaine, dans les années 70 du siècle dernier, cette terrible phrase : « La connaissance que j'avais de mon pays, et c'était le cas de la majorité des Algériens, était aussi vague que celle que pouvait en avoir l'Américain ou le Chinois moyen. » Cette constatation, faite par un historien professionnel, ne peut que rendre encore plus digne de reconnaissance nationale le travail immense et ardu mené par les historiennes et historiens algériens tant avant qu'après l'indépendance du pays, pour reconstituer une histoire de l'Algérie en cohérence avec la réédification de la nationalité algérienne. Zahir Ihaddaden , un géant de l'Histoire Intellectuelle de l'Algérie Parmi ces pionniers, Zahir Ihaddaden tient une place importante, non seulement du fait de sa formation lui ayant donné une maitrise complète tant de la langue arabe que du Français, ajoutées à l'amazigh, que de son engagement politique pour une Algérie indépendante et assumant totalement son histoire à la fois événementielle, culturelle et linguistique, sans biais, sans auto-censure et sans parti-pris autre qu'une contribution informée à la reconstitution identitaire d'un peuple dont le système colonial voulait l'annihilation physique et identitaire. Une riche et diverse carrière professionnelle Zahir, dont la famille est originaire de Toudja (actuellement wilaya de Bougie) a, sans aucun doute, bénéficié grandement du milieu culturel familial, qui lui a certainement permis de ne pas rompre avec ses racines arabo-musulmanes et amazigh, et de mieux saisir, dés ses années de formation, la profonde misère culturelle dans laquelle était plongé le peuple algérien. Il poursuit de solides études bilingues qui le conduisent de la Médersa franco-musulmane à l'Institut d'études supérieures islamique, puis à la Faculté des Lettre de l'Université d'Alger, où il obtient le diplôme de licencié en lettres en 1955. Membre du PPA clandestin, dés l'âge de 19 ans, c'est tout logiquement qu'il adhère au FLN. Arrêté et emprisonné par les autorités coloniales, alors qu'il enseignait au collège de Médéa, il est interdit de séjour et expulsé vers la France en 1956. De là il rejoint la Tunisie, puis le Maroc et est engagé comme journaliste à la publication : « La Résistance Algérienne, » qui sera remplacée par « El Moudjahid,» publication clandestine lancée à Alger, puis transférée en 1957 à Tétouan au Maroc. A l'indépendance, il exerce d'abord comme professeur d'arabe au Lycée el Idrissi. Il rejoint ensuite l'Université d'Alger, et contribue, avec le regretté Pr Bensalem( professeur agrégé de lettre arabes, qui devait finir sa carrière administrative comme ambassadeur au Congo-Kinsasha), premier recteur algérien de cette université, à la création de l'Ecole Normale Supérieure. La carrière administrative de Ihaddaden le conduit ensuite au Ministère de l'Information et de La Culture, puis au ministère de l'enseignement supérieur, où il cumule la double fonction de directeur de l'école supérieure de journalisme, succédant au regretté Mohammed El Mili, et de conseiller technique auprès du ministre de l'époque. Il occupe ensuite le poste de professeur d'Université avant de prendre sa retraite en 1992. Lors de l'ouverture politique de 1990, il tente de lancer avec un groupe d'anciens responsables du GPRA, un parti politique intitulé « El Oumma, » parti islamiste modéré, dont la thématique, trop tolérante, a échoué à attirer des adhérents en nombre suffisant, face à la monté des problèmes sociaux et économiques du pays et à la déferlante islamiste conduite par le FIS, et encouragée et financée par des puissances etrangères. ( voir son interview parue sur le quotidien El Watan, Jeudi 10 Décembre 2015). Un historien profondément engagé pour la résurrection de la nation algérienne Toute l'activité de recherche de Ihaddaden a été inspirée par son engagement à la fois culturel et politique. Il s'est d'abord intéressé à l'émergence de la presse « indigène, » pendant la période coloniale, non seulement comme phénomène de société révélant à la fois la naissance d'une élite intellectuelle algérienne voulant faire entendre sa voix dans le système coloniale, et la volonté de l'administration coloniale de laisser une certaine marge de liberté d'expression à cette élite naissante, pour mieux la contrôler. Ihaddaden a mis à découvert la politique coloniale , qui, sous le couvert de guider l'évolution de la société « indigène » tenait à éviter que cette dernière profite de cette marge de liberté pour avancer des revendications allant à l'encontre des intérêts politiques du colonisateur. Dans sa recherche intitulée : « Histoire de la Presse Indigène en Algérie, des origines jusqu'à 1930, »(Editions diverses, 340 pages) Ihaddaden a su décrire avec une grande profondeur le rôle que cette administration coloniale voulait faire jouer à l'Islam pour justifier son occupation. Il a montré, à juste titre, que la séparation- proclamée par nombre de journalistes algériens de l'époque étudiée, entre l'Islam et la politique,- n'avait pour objectif que de récuser la dimension musulmane des spécificités du peuple algérien, et, en fait, de séparer l'élite naissante du reste du peuple. Pour Ihaddaden, cette politique n'a pas abouti aux résultats que la puissance coloniale attendait d'elle. Les dimensions religieuses des écrits de Ihaddaden Ihaddaden ne s'est jamais départi de cette idée fondamentale, qu'il a retrouvée à travers l'étude la presse, pendant la période coloniale, comme de l'histoire de notre pays, que la dimension religieuse de l'identité nationale algérienne est trop profonde pour qu'on puisse l'exclure de toute reconstruction culturelle, et qu'elle a été un des facteurs qui a permis au peuple algérien de résister aux tentatives de l'éliminer. Il a montré le caractère hypocrite des prétentions du colonisateur à « la laïcité » proclamée par lui, alors qu'il gardait le contrôle administratif des lieux du culte musulman et nommait même les imams. Ihaddadène a également prouvé son attachement aux dimensions musulmanes de la société algérienne en éditant un ouvrage intitulé « Causeries sur l'Islam et les Musulmans » (Editions Dahlab,1996) et a traduit, pour le compte du Haut Conseil, Islamique, une brochure du nationaliste arabe Chekib Arslan intitulée: «Causes de la Régression des Musulmans. » Ihaddaden, dans ses œuvres , comme dans ses déclarations et ses prises de position politique, a également toujours insisté sur le fait que la langue arabe constitue également une dimension essentielle de l'identité nationale, sans renier les racines berbères, auxquelles il avait un attachement indéniable. Originaire d'une région berbérophone, le contraire aurait surpris. On lui a reproché , sans en donner des preuves, d'être « un baathiste, » terme employé pour désigner ceux qui affirment l'évidence de la forte influence de la langue et de la civilisation sur l'identité algérienne. Son attachement à la période où florissait la civilisation arabo-musulmane se reflète dans sont ouvrage sur la ville de Bougie et la dynastie des Hammadites, ouvrage intitulé : « Bejaïa à l'époque de sa splendeur , 1060-1555, » traçant, entre autres, l'histoire glorieuse de l'ancienne capitale des Hammadites, qui y régnèrent jusqu'à la victoire des Almohades, dynastie fondée par Ibn Toumert, le traducteur en berbère du Saint Coran. Accepter, sans exclusion, toute l'Histoire de l'Algérie dans ses dimensions culturelles et linguistiques Il a souvent rappelé que l'histoire de l'Algérie devait être reconstituée, acceptée et assumée dans toutes ses dimensions, sans exclusive, mais compte tenu des réalités historiques , telles qu'elles apparaissent à travers les vestiges, écrits ou non, quelle que soit la langue d'écriture. Il a même prôné, de manière juste, que soient enseignées les langues grecque et romaine tout comme la langue égyptienne ancienne, comme sources de référents historiques. Le refus de limiter l'Histoire glorieuse de l'Algérie à la période numide et romaine Mais, il a résisté de toutes ses forces à faire de l'antiquité numide le centre du débat sur la reconstitution de l'histoire de l'Algérie, refusant de se prêter au jeu des « antiquaires, » qui s'efforcent de mettre entre parenthèse quatorze siècles d'histoire arabo-musulmane acceptée librement et assimilée par les Berbères, au profit d'une histoire romancée des rois numides qui faut-il le rappeler ici ?- ont facilité, pour leurs propres ambitions politiques, la conquête romaine et la destruction de Carthage, et ouvert la voie à la colonisation romaine et Byzantine, colonisation fondée sur la brutalité, la mise en esclavage de la population rurale algérienne, et l'exploitation des richesses naturelles du pays, y compris les bêtes sauvages, au profit de la classe des patriciens romains. La révolte de Takfarinas, le mouvement des circoncellions, qui a duré prés de deux siècles, la multitude des places fortes romaines sur la territoire algérien, attestent de la violence de cette occupation qui a poussé le peuple autochtone de l'époque à une guerre constante contre l'occupant romain. Il ne reste de cette occupation que des ruines. La langue latine, tout comme le Christianisme de l'époque, exclusivement porté par les populations citadines, et sans influence sur la paysannerie, n'ont laissé aucune trace dans la mémoire algérienne. Et Ihaddaden n'a jamais été tenté de joindre la foule des « romanistes, » qui, sous couvert de revivre les gloires passées de la Numidie, veulent justifier à la fois la colonisation française, et son inspiratrice comme sa justification, la colonisation romaine et byzantine. En conclusion L'œuvre intellectuelle immense laissé par ce « forgeron de l'histoire, » sans jeu de mots, est si riche qu'il est impossible, dans la dimension choisie pour lui rendre hommage, de la passer exhaustivement en revue. Ihaddaden, un homme à la modestie légendaire, pour ceux qui l'ont approché et connu, mérite plus que ces quelques lignes, au vu des services immenses, qu'il a rendus , en toutes discrétion, à la Nation algérienne. Il fait partie de ceux qui ont non seulement milité pour la cause nationale, aux pires moments de notre Histoire, et au péril de leur vie, mais ont également contribué, par leurs efforts intellectuels incessants, à la constitution d'une vraie école historique algérienne, et à l'œuvre de décolonisation de l'histoire, qui est loin d'être achevée, malgré les progrès sur cette voie. Ihaddaden a fait parcourir un long chemin à ce chantier. Il s'agissait ici, non de rappeler la liste de ses publications, dont seules celles qui reflètent ses engagements idéologiques les plus spécifiques sont touchées ici, ou de faire l'inventaire de toute son immense production intellectuelle, mais seulement de lui rendre un hommage, si modeste soit-il, qui est bien loin de celui qui lui est dû. « L'Histoire Décolonisée de l'Algérie » (Editions Dahlab 2013) ainsi que l'autobiographie que cet historien venait de faire éditer, sous le titre véridique de « Itinéraire d'un Militant (Editions Dahlab, 2018) sont les témoignages ultimes de son profonds dévouement à son pays et à sa région. On ne peut terminer cette contribution autrement qu'en présentant ses plus sincères condoléances à sa famille. Inna Lillahi Wa Inna Illaihi rajioune !