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Histoire convoquée, rendez-vous à ne pas rater
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 10 - 04 - 2019

Ernest Hemingway disait au sujet de Marlène Dietrich, de laquelle il était si proche et pour laquelle il vouait une grande admiration, qu'il savait réciproque, sans pour autant arriver à vivre en couple avec elle : ‘'nous avons été les victimes d'une passion mal synchronisée''.
Sous la gouvernance, pernicieuse, d'un pouvoir autocratique des plus pervers sur terre, nous avons pris une malheureuse habitude de convoquer l'histoire et de rater systématiquement le rendez-vous. Cet anachronisme, ou parachronisme, a été voulu et sciemment entretenu par nos dirigeants et leurs affidés. Ils se sont toujours complu dans cette posture pour maintenir le statu quo. En cette phase, hautement sensible, nous sommes en instance de divorce, inévitable, avec le système de nos malheurs. Nous sommes surtout à la croisée des chemins, au confluent de la réussite et de la déconfiture. Notre génie décidera du cours à suivre. Espérons que ce sera celui qui donnera corps à une douce et heureuse transition démocratique. Plaise à Dieu qu'on ne rate pas cette opportunité que nous offre l'histoire grâce à la formidable ‘'révolution des consciences'' que notre peuple a engagée en cet heureux mois de février 2019. Faisons en sorte qu'elle soit le prélude au changement tant attendu, maintes fois promis ou annoncé, hélas jamais réalisé. Prenons garde au faux départ, à ne pas reproduire les erreurs du passé. Le processus de changement, délicat dans sa phase de conception, laborieux dans celle de sa réalisation, doit être appréhendé, avec sagesse, comme une rencontre entre une forte volonté populaire, tout à fait favorable, et un environnement semé de tensions latentes, d'embûches et d'hostilités. Opposer à la complexité des enjeux les bonnes intentions et analyses académiques, uniquement, fussent-elles des plus géniales, relèverait, pour le moins, du puérilisme politique. Les expériences précédentes invitent à la circonspection.
Le peuple a remporté, avec honneur et dignité, les premières batailles, et pas des moindres. On s'achemine de bon pied vers le ‘'dégagement'', inéluctable, du système. La question qui obsède les esprits en ces temps d'espoir, mais aussi de doutes et d'appréhensions, nous interpelle sur les mécanismes et procédures à mettre en œuvre pour gérer une situation, à tout le moins délicate, née du vide institutionnel induit par le départ précipité des tenants du pouvoir. Il faut être autiste pour croire encore en la faisabilité de l'application stricte de l'article 102 de la Constitution. Le peuple rejette, sans ambages et sans appel, l'idée que les résidus du pouvoir soient mêlés de près ou de loin au processus du changement. Il répudie toute proposition ou démarche émanant du système. Point barre ! Tout le reste est discutable. A bien considérer la problématique, nul besoin d'être grand clerc pour évoquer les deux ou trois possibilités à examiner. Celle qui semble capter le plus d'attention et jouir davantage d'adhésion consiste à désigner un président, ou un présidium, et un gouvernement, bénéficiant du consentement de la majorité du peuple, pour conduire les affaires publiques et parer au plus urgent. Les diverses options -Constituante, révision de la Constitution, organisation des élections, durée de la période de transition, ou autres - seront débattues dans des forums impliquant des acteurs représentant le ‘'Hirak'', des personnalités et partis politiques, l'opposition, etc. Etant entendu que les symboles du régime et leurs clientèles, passés maîtres dans l'art de la versatilité, mis à l'index par la vox populi, ne sont pas les bienvenus. Il va sans dire qu'une attention particulière est à accorder à la composante humaine qui sera chargée de gérer la période transitoire. A plus forte raison, celle qui aura à présider à l'élaboration du projet de société revendiqué par les citoyens, afin de le préparer au meilleur aboutissement. Dès lors, des règles de conduite et de jugement objectifs, marquées du sceau de la sagesse, sont à observer.
Au lieu de se laisser aller à la récrimination, d'épiloguer sur les manquements du passé, de livrer des gens à l'invective ou à l'examen de leur conscience, on gagnerait plutôt à apostropher nos propres consciences et notre engagement réel et sincère dans l'aventure du changement souhaité. Le discernement, le pragmatisme, l'objectivité, le réalisme et le rationnel, entre autres, doivent être le leitmotiv dans toutes les épreuves à venir. Si tant est qu'il soit nécessaire de le souligner, évitons que la prudence se mue en suspicion maladive, que les préjugés s'érigent en vérités, que la tolérance soit absente dans nos relations, que l'on pratique à notre tour l'exclusion et la marginalisation, enfin que les démons du système n'envahissent nos cœurs et nos pensées. Il est évident que le système a exercé un réel magistère sur nos us et comportements. Ce qui ne manque pas de laisser des traces et des taches, indélébiles à court ou moyen terme. Au gré des perversions suggérées ou imposées par le régime, nous avons adopté, intériorisé, la culture du laisser-aller, du moindre effort, de la débrouillarde, de la combine, du rejet de la différence et du contradicteur, et plus encore, aux dépens du mérite, de l'ouverture d'esprit et de la moralité. Fatalement, la sédimentation de toute une panoplie de détestables habitudes s'étant mise en œuvre des années durant, le changement des mentalités sera sans doute le plus difficile à réaliser. Pour répondre aux exigences de cet homérique défi, le citoyen devrait s'émanciper des carcans des mauvaises pratiques inculquées par le système. Un effort considérable, une thérapie collective, est à accomplir sur nous-mêmes. Il s'agit de combattre nos propres démons, ‘'Djihad ennafs''.
Les médias et les réseaux sociaux sont en pleine ébullition. On s'exprime tous azimuts, on débat, on propose, on exclut, on plébiscite des représentants… la liste est longue. On ne peut que se réjouir d'une telle dynamique, insoupçonnable il y a deux mois. Il aurait été malvenu, antidémocratique, préjudiciable, que la grille de lecture sociopolitique soit la même pour tous, uniforme et linéaire. Le débat contradictoire de qualité, où le bon sens, la raison, le civisme et la force de l'argument priment est à privilégier. C'est ce qu'il y a de plus enrichissant et qui contribue le mieux au règlement des différends et sert le projet de société en cours de construction. Cependant, à ne pas s'y prendre, une fausse note résonne en ces temps dans l'air de la partition. Il n'est pas exclu, ni étonnant, que les saisonniers politiques, les opportunistes, les courtisans, les charognards et les convertis, vont fuser de toutes parts, en quête de gloriole, mus par l'appât des privilèges et autres ‘'généreuses curées'', qui pourraient pointer à l'horizon. Il s'agit encore une fois d'un trait de caractère du système qui subsistera longtemps, sous la même marque ou sous une autre forme, controuvée pour la circonstance.
Peu importe la lettre ; l'esprit est immuable. La vigilance est de mise. Ne nous laissons pas distraire par les bouffons et les interlopes qui écument les institutions et les espaces publiques. Le burlesque, les diseurs d'audits superficiels, les joutes oratoires de mauvais augure, les discours de sirènes, les plumitifs dévoyés, pourraient nous loger dans une belle pétaudière. Une telle situation escamoterait les enjeux réels, appelés à être au diapason des aspirations du peuple.
Qu'il me soit permis de signaler quelques faits dont l'occurrence me semble inappropriée dans les circonstances actuelles.
S'affranchir du droit d'ainesse politique et du paternalisme condescendant est louable. Le rejet des têtes grisonnantes, ou blanches, est en revanche contreproductif. Mettre au placard des compétences et des expériences en les disqualifiant pour motif d'âge est en soi une atteinte au bon sens, une incongruité et un manque de respect aux aînés. Le danger réside surtout dans le fait de substituer à la légitimité historique ou révolutionnaire, dont a abusé et désabusé le pouvoir, la légitimité de l'âge ou du passé militant. La réussite sociale en général, la responsabilité en particulier, ne devrait avoir comme ascenseur que la compétence, le mérite, la probité, l'expérience au besoin, et autres valeurs morales. Si d'aventure on s'engage dans un conflit de générations, nous aurons tout à perdre.
Je ne voudrais pas, je ne suis d'ailleurs mandaté par personne, jouer à l'avocat de l'opposition. Néanmoins, par honnêteté intellectuelle, je me fais un devoir de dénoncer une campagne de dénigrement que j'estime injuste. Les partis dits d'opposition font actuellement l'objet d'attaques virulentes visant à les exclure du jeu politique. J'invite les auteurs de cette regrettable campagne à placer les choses dans leur contexte afin de donner de l'objectivité et de la crédibilité à leurs thèses et analyses. L'épée de Damoclès en permanence au-dessus de sa tête, sa liberté et même sa sécurité ne tenant qu'au bon vouloir des hommes du pouvoir, peu pourvu de ressources financières, privé de moyens de communication car interdit d'accès aux médias, et j'en passe, un parti, fut-il des plus sincères et farouches opposants, est contraint à certaines acrobaties, à quelques compromis, parfois à des arrangements avec son bourreau, pour éviter des sentences qui peuvent le menacer jusqu'à son existence. Quelle marge de manœuvre leur a laissée le pouvoir ? Il n'en demeure pas moins que certains sont allés un peu loin dans la compromission. Force est de reconnaître que d'une manière générale, les partis de l'opposition, pris dans les serres d'un système dont ils saisissent peu ou prou le fonctionnement, n'ont pas su, disons pas pu, pour être indulgents, être à la hauteur des attentes de nos concitoyens. On peut notamment leur reprocher d'avoir, volontairement ou involontairement, accepté de faire de la figuration qui a servi de vitrine à une démocratie de façade, une belle ‘'démocrature''. Néanmoins, il serait inique de ne pas leur accorder le bénéfice des circonstances atténuantes et leur reconnaître le courage, l'opiniâtreté, chacun à hauteur de son mérite, de l'engagement politique antagonique, même mollement, au régime en place, dans un environnement extrêmement hostile à toute forme d'exercice démocratique, de surcroît sous la houlette d'un pouvoir étouffant et répressif. Hier, ils étaient marginalisés par le système, bâillonnés, spoliés de leurs voix électorales, harcelés, etc. Aujourd'hui, certains veulent leur réserver le même sort. Cela me fait penser à nos compatriotes vivant en France. Traités d'émigrés aussi bien dans leur pays d'accueil qu'en Algérie, ils ont du mal à trouver leurs repères.
Pratiquer l'exclusion c'est s'identifier au pouvoir qu'on a toujours combattu. C'est aussi rentrer dans la peau du système avec de nouveaux visages. En somme, reproduire les mêmes pratiques qui ont valu au système d'être si énergiquement et unanimement décrié ferait de nous ni plus ni moins que ses pâles et hideuses images. Les vieux démons auraient eu raison de nous pour de bon, pour toujours. L'aggiornamento attendu serait définitivement compromis.
Avant le mot de la fin, je voudrais dire que nous ne sommes qu'au début d'un processus long et laborieux. La tache sera des plus rudes. L'état de délabrement dans lequel le pouvoir a plongé le pays imposerait des mesures, sans doute, impopulaires. Les futurs gouvernants doivent être animés d'un esprit de responsabilité élevé, d'abnégation, de désintéressement, de persévérance et d'ouverture. Le dialogue et la concertation sont à placer au cœur du système de gouvernance. Est-il nécessaire de rappeler que l'éloquence dans le discours et l'élégance de l'écoute sont le propre des grands esprits. La première est une nécessité, un instrument politique efficace, et la seconde prédispose à voir juste pour augmenter les chances du succès. Manquer de l'une ou l'autre c'est comme partir en guerre sur une seule jambe. Les nouveaux dirigeants doivent être à l'écoute et s'infliger la parole de la vérité, libre et franche, même amère, pour convaincre le peuple à consentir certains sacrifices et à les accompagner dans l'œuvre d'édification d'un Etat démocratique et de droit, digne de la nation algérienne et ses révolutions d'hier et d'aujourd'hui.
*Professeur - Ecole Nationale Supérieure de Technologie


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