Si en Algérie le Hirak peine à se donner, pour l'heure, une représentation consensuelle, légitime pour des raisons objectives, c'est-à-dire dues à sa dimension nationale et ses buts révolutionnaires de remettre en cause tout le «système» politique complexe, ses figures et ses habitudes qui gangrènent le pays depuis l'indépendance, est-il juste et opportun d'en désespérer jusqu'à faire douter, non pas le peuple, mais des personnalités politiques et des intellectuels de premier plan ? Çà et là des déclarations souvent à escient, parfois sincères voient le Hirak perdu dans une «impasse», certains poussant leur scepticisme jusqu'à «regretter peut-être l'ère des Bouteflika». Si l'impatience et le stress sont compréhensibles face à la rigidité de l'actuel «référant» du pouvoir, le général Ahmed Gaïd Salah, à répondre à la totalité des revendications du peuple, il est en revanche suicidaire d'accuser le Hirak de se fourvoyer dans «une impasse», alors même que de vendredi en vendredi des millions de manifestants pacifiques et disciplinés continuent inlassablement leur marche vers la liberté. Autrement dit pour sortir, justement, le pays de la vraie «impasse» dans laquelle l'a fourgué le régime honteux de Bouteflika. Ce qui se passe en Algérie est d'une gravité solennelle malgré les apparences bon enfant qui caractérisent le Hirak. Il s'agit, rappelons-le, de bouleverser un ordre et un système tentaculaire qui a envahi les moindres recoins de la vie sociale et politique du pays, jusqu'aux mentalités individuelles et mœurs collectives. C'est immense, incomparable jusque-là dans le pays et combien beau et noble. Dans l'histoire de l'humanité, aucune révolution ne s'est faite en deux mois et surtout sans en payer le prix souvent par le sang. C'est que les tenants du système encore en place ne partiront pas sur la simple injonction polie et élégante du peuple algérien. Le croire est d'une naïveté enfantine. Ce qui est sûr, c'est que le rapport de force système - peuple bascule en faveur de ce dernier chaque vendredi qui passe. Le départ des Bouteflika, les interdictions de sortie du territoire de pontes connus, l'arrestation et l'emprisonnement d'autres nababs enfants du système etc., traduisent , à l'évidence, la panique et le désarroi qui règnent dans les coulisses de ce pouvoir qui agonise sous l'implacabilité du Hirak. Chaque vendredi qui passe le curseur du rapport de force glisse en faveur des millions d'Algériennes et d'Algériens qui, eux, et pour le coup, n'ont aucun doute, ni pessimisme quant à l'issue de leur combat. Dans ces circonstances, le peuple a plus que jamais besoin du soutien et de l'engagement de ses élites intellectuelles et politiques sincères et connues pour leur patriotisme intègre. Car, le pouvoir, lui, garde les siennes, serre les rangs pour contrer la volonté populaire de le dégager ou du moins «négocie» pour, à défaut de récupérer le Hirak, le pousser justement dans « l'impasse» et se présenter comme le «sauveur». Tout l'enjeu de la «révolution tranquille» portée par l'unanimité du peuple est là : la persévérance jusqu'au départ de ce système et ses hommes. Deux mois, certes c'est beaucoup peut-être pour un «marcheur» mais, objectivement pas suffisant pour une nation, un peuple entier de changer de vie, de destin pour en arriver à douter ou à désespérer. Ce système et ses hommes partiront. Quand ? Demain, le mois prochain, l'année prochaine. Peu importe le temps qu'il faudra, mais il partira. Nous attendra alors l'autre «marche», celle de construire un nouveau modèle de gouvernance et de vie collective, qui n'occupera pas que nos vendredis, mais tous les jours de la semaine et de l'année. Et celle-là, cette vie d'après sera encore plus ardue, difficile, compliquée. D'où toutes les raisons de ne pas épuiser les efforts actuels de ce peuple en doutant de son enthousiasme et ses convictions, particulièrement lorsque ce doute trouble une partie de son élite. A un officier de l'armée française qui rassurait le général De Gaulle sur la fin de la révolution algérienne après la fin de la bataille d'Alger, De Gaulle répondit : « ils - les Algériens - ont une arme plus puissante : la conviction dans leur combat». Si le doute est compréhensible et pardonnable, il est détestable en ce printemps qui annonce son parfum de liberté.