�Tacticien redoutable, M. Bouteflika a entrepris d'user ses protagonistes dans une course de fond o� l'endurance psychologique l'empote sur la seule disponibilit� physique�. L. S. : Vous focalisez, justement, vos critiques sur cette absence de v�ritable �quipe de gouvernance en n'h�sitant pas � la situer comme le handicap majeur pour la d�marche du chef de l'Etat … M. C. M. : Cette probl�matique de l'�quipe de gouvernance a toujours interpell� mon esprit. Comment un personnage politique avis� qui sortirait d'une travers�e du d�sert de vingt ann�es peut acc�der � la magistrature supr�me sans avoir pris la pr�caution de s'entourer d'une vraie �quipe de gouvernance ? M�me si, au d�part, elle aurait pu �tre constitu�e par ses compagnons d'infortune et quelques fils comp�tents et valeureux de l'Alg�rie. Rappelez-vous la qualit� des hommes par lesquels �tait entour�, M. Bouteflika ministre des Affaires �trang�res. Qui n'a souvenance de ces personnalit�s imposantes qui impulsaient la vie diplomatique de l'Alg�rie ? Comment expliquer que le chef de l'Etat puisse s'accommoder de l'�quipe gouvernementale actuelle ? Il est improbable que la hi�rarchie militaire ou les services de renseignements disposent de cette influence qui leur permettrait de peser sur le choix des collaborateurs du pr�sident Bouteflika. Le pr�sident Bouteflika est, tout simplement, otage des pesanteurs du syst�me. L. S. : Donc, la composition du gouvernement actuel serait, � votre avis, le r�sultat de ces pesanteurs ? M. C. M. : Dans une large mesure. O� est, � travers la composition de l'actuel gouvernement, la trace de cette trame strat�gique que d'aucuns distinguent dans la d�marche du chef de l'Etat ? Examinons, pr�cis�ment, cette �quipe gouvernementale. Quelle disparit� dans les itin�raires politiques, les parcours intellectuels et les comportements �thiques ! Observez la diff�rence dans les itin�raires politiques, avec des purs produits de la guerre de Lib�ration nationale et de jeunes louveteaux de l'administration publique. Et ces parcours intellectuels avec cette cohabitation artificielle entre de distingu�s professeurs d'universit� et d'obscurs dipl�m�s bac +4 ? Et ces profils �thiques qui font coexister des adeptes novices de Machiavel avec des esprits probes anim�s par l'id�al de conviction ? Un assemblage aussi bigarr� peut-il tenir la route ? Des membres du gouvernement peuvent se distinguer, individuellement, par leur grande exp�rience politique, leur haute qualification intellectuelle ou leur rectitude morale incontestable. Mais, le gouvernement, �quipe de gouvernance, est d�muni d'homog�n�it� conceptuelle, de coh�sion organique et, � plus forte raison, de compatibilit� morale entre ses membres. Le syncr�tisme qui caract�rise les conseils des ministres et du gouvernement actuels, dont la presse se fait souvent l'�cho, ne constitue-t-il pas, en lui-m�me, un signal d'alarme ? Ce n'est pas avec cette �quipe de gouvernance que M. Bouteflika pourra mettre en œuvre un projet national audacieux. Le pr�sident Bouteflika ne cesse de proclamer qu'il est la source de la strat�gie nationale et le symbole de l'unit� d'action gouvernementale. Il devrait, alors, expliciter sa strat�gie et trancher dans le vif pour constituer cette �quipe de gouvernance qui lui fait d�faut. Peu importe que cette �quipe soit constitu�e de technocrates ou de politiques. C'est l'aptitude morale, le savoir-faire technique et la capacit� d'agir qui importent. Le pr�sident Bouteflika dispose, d�sormais, de tous les leviers de commande dans un syst�me qui ne tient que par sa personne. L'histoire ne lui accordera aucune circonstance att�nuante. L. S. : Admettez que votre �valuation du bilan du pr�sident Bouteflika devient plus nuanc�e … M. C. M. : C'est de l'inquisition ? Soyons plus sereins. Sur les trois r�serves majeures �mises � propos du bilan de mandature du pr�sident Bouteflika, j'att�nue celle qui a trait � ses rapports ambigus avec l'institution militaire. Il semble avoir clarifi� ses rapports et confort� la professionnalisation des forces arm�es. Cette r�serve sera, totalement, lev�e lorsque la direction prise sera confirm�e avec, notamment, la r�forme des services de renseignements. Pour ce qui concerne la strat�gie, il me semble indispensable que soit d�pass�e, en premier lieu, cette fausse opposition entre r�formes politiques et r�formes �conomiques. La mutation du syst�me est un processus global qui affecte aussi bien le champ politique que le sph�re �conomique. Il est clair, par ailleurs, que le processus de transition d�mocratique, dans sa dimension politique autant qu'�conomique, doit �tre r�capitul� dans �une feuille de route� qui indique les �tapes � franchir et les objectifs � atteindre. Pour ce qui concerne, enfin, l'�quipe de gouvernance, �tonnez-vous avec moi qu'un chef de l'Etat soucieux d'inscrire son nom au fronton de l'histoire puisse s'accommoder des collaborateurs qui l'entourent. L. S. : Vous critiquez, sans m�nagement, la d�mission de l'intelligentsia dans le pays. Est-ce � dire que les pouvoirs publics d�ploient l'effort n�cessaire pour renforcer le r�le des �lites dans le d�veloppement national ? M. C. M. : Chaque fois que je songe aux rendez-vous manqu�s de notre �lite avec le peuple alg�rien, je me rem�more, intuitivement, la fin pitoyable du dernier roi musulman de Grenade. Ce petit roi qui avait sonn� le glas de toute une civilisation en trahissant la folle esp�rance de son peuple d�sireux de perp�tuer le message d'islam en Andalousie. Partagez avec moi le frisson de lire Aragon dans le texte, lorsque, pr�textant l'amour fou d'Elsa, il se livre � cette �blouissante reconstitution de la chute de Grenade, apostrophant, sans am�nit�, Mohamed Ben Abbas Abou El Hassan Ben Abdallah alias Boabdil : L. S. : �Avance roi vaincu devant l'histoire et la l�gende Qui n'a grandeur que de la catastrophe et du tombeau Sur tes pleurs que le grand rideau rouge du temps descende D�chire devant nous ton cœur avec ta robe blanche Le sang de ton peuple au bas qu'on le prenne pour le tien� M. C. M. : Il m'arrive d'imaginer, en effet, que nous les intellectuels de ce pays, sommes tous des Boabdil en puissance qui avons trahi notre patrie en l'abandonnant � son sort funeste. Si tous les intellectuels de ce pays d�cidaient � faire sacrifice de leur vie pour l'Alg�rie, sans rien attendre en retour, combien leur destin serait grandi et celui de leur patrie honor�. De quel poids serait alors les contrari�t�s imagin�es par les pouvoirs publics ou les obstacles pos�s par les potentats m�me ? Mais il est vrai que les v�ritables hommes d'Etat prennent un soin particulier � cultiver leurs rapports avec les �lites dans leur pays, en veillant � conforter leur position sociale et mat�rielle et en leur garantissant un r�le d�terminant dans la conduite des chantiers qui concernent le devenir national. Personnellement, je suis effar� par cette forme de d�dain que les dirigeants de notre pays accordent � l'INESG, l'Institut National des Etudes de Strat�gie Globale, cette bo�te � id�es cens�e servir de r�ceptacle pour toutes les �lites nationales. Regardez comment cet institut dort de sa belle mort. Il est l�gitime de s'interroger comment un chef de l'Etat qui se r�clame de mod�les d'exception parmi les hommes d'Etat, accepte de faire l'impasse sur une question aussi d�terminante pour l'image qui restera de lui dans les manuels d'histoire. L. S. : Dans vos pr�c�dents entretiens, vous citiez avec beaucoup d'emphase cette formule emprunt�e � Max Weber, �l'�thique de la conviction�. Quel est le leader politique qui vous para�t le mieux illustrer cette vertu ? M. C. M. : Ne convient-il pas, par souci p�dagogique, de mieux pr�senter cette notion ? C'est Max Weber, dans son c�l�bre ouvrage Le Savant et le Politique, qui nous en offre la description la plus didactique : �Il y a une opposition abyssale entre l'attitude de celui qui agit selon les maximes de l'�thique de la conviction – Dans un langage religieux nous dirions : "le chr�tien fait son devoir et, en ce qui concerne le r�sultat de l'action, il s'en remet � Dieu" – et l'attitude de celui qui agit selon l'�thique de la responsabilit� et qui dit : "Nous devons r�pondre des cons�quences pr�visibles de nos actes"� . D'un c�t� vous avez, en quelque, le cynisme, et de l'autre, l'adh�sion continue et intime � des id�aux. Cette notion d'��thique de la conviction� implique, en effet, une telle osmose entre la vie priv�e et la vie publique que rares sont les hommes d'exception qui peuvent s'en pr�valoir. A la faveur de mes investigations historiques pour la r�daction de ma th�se de doctorat consacr�e � l'histoire du mouvement national, j'avais �t� stup�fait par certaines situations pouvant para�tre cocasses. Avant l'�clatement de la Seconde Guerre mondiale, Brahim Gherafa, membre mozabite du bureau politique du PPA - le grand parti nationaliste de l'�poque - apr�s s'�tre all�g� dans un urinoir public en pleine Casbah, dans l'ex-rue Randon, apostropha, en ces termes, son compagnon du moment, Mahmoud Abdoun : �C'est seulement lorsque je suis dans l'urinoir que je me rappelle que je suis un homme�. Il y avait, dans le combat patriotique men� par ces militants, une sorte de d�sincarnation avec renoncement � soi. Pour illustrer cette notion d'��thique de la conviction �, ouvrons cette page terrible de l'histoire de la guerre de Lib�ration nationale. Attardons-nous sur les conditions d'ex�cution du capitaine Zoubir, de son vrai nom Tahar Hma�dia, cet officier intr�pide de la wilaya V qui fut accus� de s�dition contre le commandement de sa wilaya. Jug� et condamn� � mort par un tribunal militaire, il refusa, le jour de son ex�cution, de porter le bandeau des supplici�s. Bien mieux, se mettant face au peloton d'ex�cution compos� de ses anciens subordonn�s, il en prit le commandement pour ordonner le tir contre sa propre personne. Les balles n'ayant pas eu raison de sa vie, il rassembla ses derni�res forces pour gronder ses subordonn�s incapables de bien viser avant d'exiger le coup de gr�ce port� vers la t�te et le cœur. C'est de cette bonne p�te que se forment les leaders politiques l�gitimes, des hommes d'exception, fatalement. Le leader politique l�gitime c'est le G�n�ral De Gaulle, c'est le pr�sident Gamel Abdel Nasser, c'est aussi bien le pr�sident Houari Boumediene. Il existe une concordance parfaite entre les vertus morales dont se pr�valent ces hommes politiques l�gitimes et leur conduite dans la vie, toute leur conduite s'entend. Est-ce un hasard si tous trois ont �t� consum�s par l'amour de leur patrie ? Sans doute, pour ma g�n�ration, Houari Boumediene demeure-t-il l'arch�type du leader politique l�gitime. Lorsque l'affaire Messaoud Zeghar �clata dans les ann�es quatre vingt, je dus vivre la p�riode la plus p�nible de mon existence. Observant de loin le d�roulement de l'enqu�te, je suffoquais par avance � l'id�e que la compromission mat�rielle de Houari Boumediene, avec son ami homme d'affaires, fut �tablie au d�tour de tel acte d'investigation ou de proc�dure. Une telle issue aurait repr�sent� un s�isme terrible qui aurait emport� dans son flot toutes mes esp�rances pour l'Alg�rie. Dieu merci, il n'en fut rien. Il me suffit de suivre le train de vie obscur de la famille de l'illustre disparu pour me convaincre d�finitivement que la trajectoire de Boumediene ne fut impr�gn�e que par cette seule ��thique de la conviction�. Il doit exister, d'ailleurs, une certaine connivence entre ces hommes d'exception, ces hommes politiques l�gitimes qui se reconnaissent dans cette ��thique de la conviction�. Admirez l'hommage rendu par le G�n�ral De Gaulle au pr�sident Abdel Nasser d�c�d� : �C'est de tout cœur que je prends part au grand chagrin de l'Egypte. Par son intelligence, sa volont�, son courage exceptionnel, le pr�sident Gamal Abdel Nasser a rendu � son pays et au monde arabe tout entier des services incomparables. Dans une p�riode de l'histoire plus dure et dramatique que toute autre, il n'a cess� de lutter pour leur ind�pendance, leur honneur et leur grandeur. Aussi nous �tions-nous tous deux bien compris et profond�ment estim�s�. Ce ne sont pas, cependant, le grade, la fonction, le dipl�me, encore moins la fortune qui fa�onnent les hommes politiques l�gitimes. C'est une intuition morale inn�e qui inspire leur vie et les pousse vers les cimes du sacrifice et de la gloire. L. S. : Personne dans l'entourage du pr�sident Bouteflika ne vous semble habit� par cette ��thique de la conviction� ? M. C. M. : J'ai �voqu�, � l'instant les hommes d'Etat d'envergure exceptionnelle. Mais il ne faut pas forc�ment occuper de hautes fonctions politiques pour pr�tendre � cette ��thique de la conviction�. Pour vous en convaincre, je livre avec conviction le nom de M. Abdellatif Rahal, le conseiller diplomatique du chef de l'Etat. Je me suis int�ress�, fortuitement, � tout son itin�raire depuis qu'il �tait jeune enseignant de math�matiques jusqu'� sa position actuelle de �primus- pares� parmi les conseillers du chef de l'Etat, en passant par ses interm�des au sein de l'UNESCO. Par-del� la similitude parfaite qui a pu exister entre son comportement professionnel et sa conduite morale, ce qui frappe le plus dans la fin de l'itin�raire de cet homme respectable, c'est bien ce sage refus de s'impliquer dans ces combats fratricides o�, victime d'un enivrement �ph�m�re, le vainqueur croit achever le vaincu. L. S. : Abordons quelques questions d'actualit�. Quelle r�action vous inspire le proc�s de Mohamed Benchicou ? M. C. M. : Un constat et un souhait. Le constat est inspir� par l'analyse. Le pr�sident Bouteflika est cr�dit� d'une perception intuitive de la chose politique qui devrait lui �viter de se fourvoyer dans un terrain qui lui est si peu profitable. Le souhait �mane d'une conviction. J'aspire, quel que puisse �tre le chef de l'Etat en mon pays, � voir les journalistes �voluer dans les r�dactions plut�t que dans les prisons. L. S. : Vous avez occult� dans vos propos la situation de la presse en Alg�rie… M. C. M. : Pour la simple et bonne raison qu'elle est indissociable de la probl�matique de la transition d�mocratique dans sa globalit�. La libert� est indivisible. Il est possible, n�anmoins, de rappeler que l'instrumentalisation des titres de la presse nationale au profit des puissances d'argent et des r�seaux de pression occultes est � prohiber. La ligne �ditoriale du journal doit �tre ind�pendante de la volont� des d�tenteurs de capitaux. Par contre, l'organisation professionnelle du m�tier et sa supervision, sur le plan �thique, doivent relever de la corporation des journalistes, sans autre interf�rence. Sur un plan plus pratique, le mandat pr�c�dent de M. Bouteflika a, certes, �t� marqu� par des rapports ex�crables avec la presse nationale. Cela ne tient pas � la fatalit�. Pour peu que le chef de l'Etat e�t �t� accompagn� par un homme de culture et de dialogue, exerc� au contact avec des hommes de presse, y compris les frondeurs, capable, pour la bonne cause, d'endosser la col�re du premier magistrat du pays – je songe, naturellement, � mon ami d�funt Aboubakr Belka�d – la nature des rapports pr�sident de la R�publique – presse nationale aurait �t� diff�rente. L'essor de la libert� de la presse aurait m�me gagn� en profondeur. Ce n'est pas de l'utopie ni de la complaisance. L'�tat d'esprit n�gatif du chef de l'Etat vis-�-vis de la presse nationale ne proc�de pas, syst�matiquement, d'une d�marche doctrinale. L'hostilit� de la presse nationale vis-�-vis du pr�sident de la R�publique n'est pas aussi insurmontable qu'il ne para�t. Les tendances lourdes du syst�me militent, certes, pour un r�tr�cissement de la libert� mais il faut raisonner en contexte. Une personnalit� marquante peut, parfois, par son simple g�nie, d�mentir cette r�gle de causalit�, purement m�canique. L. S. : L'affaire Khalifa Bank vous para�t constituer un th�me de r�flexion par rapport � sa dimension technique et financi�re ou plut�t morale et politique ? S'agit – il d'une nouvelle chasse aux sorci�res ou d'une v�ritable œuvre de moralisation de la vie publique ? M. C. M. : Par exp�rience et par conviction, je ne crois pas aux campagnes dites de moralisation de la vie publique qui se d�roulent � l'int�rieur de syst�mes o� la bonne gouvernance est malade. Les caract�ristiques du syst�me alg�rien ne sont pas, � cet �gard, aussi transparentes et son fonctionnement aussi limpide qu'il faille croire que la justice va, soudain, se mettre � fonctionner vite, fort et bien. Mais attardonsnous un moment sur cette scabreuse affaire Khalifa. Il faut l'examiner � partir de deux angles d'observation. C'est � l'initiative de la France, gardons- le en m�moire, que le scandale a �clat� apr�s, notamment, que les services de renseignements fran�ais, DGSE et DST, eurent proc�d� � la publication de certaines notes d'information dans la presse fran�aise. Des �chos font �tat m�me d'insistance officielle fran�aise pour l'ouverture d'une enqu�te judiciaire. Il convient, l�gitimement, de s'interroger en quoi la moralisation de la vie politique en Alg�rie int�resse les Fran�ais ? Quels sont les centres d'int�r�t cibl�s par la France, en termes d'institutions et de personnalit�s ? Difficile de d�m�ler l'�cheveau. Sur le plan interne, cela pourrait �tre plus commode. Le nœud du probl�me consiste bien � identifier les hauts responsables qui ont ordonn� le d�p�t de fonds publics au niveau de Khalifa Bank et � d�terminer si les services de contr�le comp�tents ont �t� complices dans le transfert frauduleux � l'�tranger desdits fonds. Il faudra m�me, � ce propos, v�rifier si toutes ces co�teuses machines administratives – administration des imp�ts et des douanes, police, gendarmerie et services de renseignements – ont accompli, � temps, leur mission de veille. Qu'en est-il de la proc�dure � pr�sent ? Il est pr�t� au pr�sident Bouteflika la volont� de faire aboutir l'enqu�te au prix m�me de la mise en cause de son entourage familial. Sage r�solution. Mais que dire, alors, de ces centres influents qui, � l'int�rieur du syst�me, s'acharnent � vouloir d�voyer la proc�dure en l'orientant vers des �boucs �missaires� commodes ? Comment ne pas �voquer ces articles de presse pernicieux qui, affirmant puiser leurs informations �de source judiciaire�, pr�sagent d'une volont� d�lib�r�e de manipulation de l'opinion publique ? Quelle est cette force enfouie qui, tapie au cœur du syst�me, pourrait vouloir, � la faveur de cette affaire, mettre en difficult� le pr�sident de la R�publique ? L'exp�rience alg�rienne peut laisser imaginer, en effet, que la proc�dure ne conna�tra pas de fin. L'image du pays d�j� affect�e ne le sera alors que plus. L. S. : Certains cercles d'influence et autres personnalit�s nationales vous attribuent un r�le d'interface entre les services de renseignements et les �lites nationales. Cette assertion vous indispose-t-elle ? M. C. M. : Je ne suis pas du tout indispos� par ce genre d'affirmations. Vous me forcez, seulement, � rappeler que j'�tais parmi les pr�curseurs qui ont �tabli des rapports d'�changes f�conds entre services de renseignements et �minents universitaires du pays. Tout au long de ma vie, j'ai œuvr� � ancrer l'esprit de d�fense parmi l'�lite du pays pour encourager cette osmose intelligentsia arm�e qui se nourrit seulement de la libre adh�sion aux valeurs immuables du patriotisme. Tant mieux si l'effort entrepris �tait prolong� par ceux qui veulent �difier d'autres ponts entre l'intelligentsia nationale et nos services d'intelligence. Voici l'enracinement doctrinal de ma position sur la question qui s'accompagne, cependant, de consid�rations morales attenantes. L'esprit de d�fense bien compris implique une mobilisation de l'intellectuel au profit des seuls objectifs d'int�r�t patriotique qui sont antinomiques avec les positionnements d'inspiration partisane ou clanique. L'esprit de d�fense c'est un statut de dignit� pour l'intellectuel qui est un partenaire des services de renseignements pas leur mokhazni. Le mokhazni c'est celui qui, en contrepartie de l'apport procur� au travail d'intelligence, cherche, abusivement, � gravir les �chelons dans la hi�rarchie sociale ou s'accaparer, ind�ment, quelques biens de la communaut�. L. S. : Il se dit, cependant, que lors de la derni�re campagne �lectorale, vous auriez servi d'app�t pour l'opinion publique… M. C. M. : Il n'aura pas suffi que je mette en garde l'opinion publique contre cette propension � assimiler chaque d�claration d'un militaire en retraite � une prise de position officielle de toute l'institution militaire ? Dans les pays d�velopp�s, et m�me moyennement d�velopp�s, les officiers en retraite participent � tous les d�bats d'int�r�t sans jamais �tre accus�s de manipuler l'opinion publique en exprimant la position officieuse de l'institution militaire. Chaque citoyen a le droit de s'exprimer. Tant mieux si celui qui s'exprime est mieux outill�, intellectuellement, pour entretenir le d�bat. Mais je vois bien, en r�alit�, ce que cache en plus votre question. Vous voulez �voquer, de mani�re plus explicite, l'hypoth�se que ma participation � la campagne �lectorale aurait �t� le fruit d'une manipulation de l'opinion publique par les services de renseignements. Une manipulation � laquelle j'aurais donc pr�t� mon concours obligeant. Franchement, lequel de mes anciens chefs ou autres coll�gues nourrirait la pr�tention de pouvoir me manipuler ? Malgr� mon humilit� scientifique, mon amour-propre est � fleur de peau. Elevons le d�bat, si vous le voulez bien. Comment accepter, en effet, de me faire manipuler dans ces op�rations d�testables dont je r�prouve le principe puisque je plaide pour un v�ritable code d'honneur qui devra r�gir le fonctionnement des services de renseignements ? L. S. : Vos analyses sont-elles inspir�es par une animosit� personnelle contre le pr�sident Bouteflika ? M. C. M. : Absolument pas. Lorsqu'il �tait le flamboyant ministre des Affaires �trang�res de mon pays, M. Abdelaziz Bouteflika constituait une v�ritable coqueluche pour les jeunes de ma g�n�ration. Je n'ai gu�re �chapp� � cet attrait d'autant que j'avais eu le privil�ge de couvrir, en tant que journaliste, certains de ses d�placements � l'�tranger. Au moment de la succession au pr�sident Boumediene, j'�tais d�j� militaire et ne pouvait que me ranger � la solution de raison qui avait pr�valu � travers la cooptation du colonel Chadli pour le poste de coordonnateur des forces arm�es, pr�lude � son intronisation en qualit� de chef de l'Etat. Tout au long de sa travers�e du d�sert, j'avais connu, par la force des choses, des contrari�t�s de M. Bouteflika avec le r�gime puis des conditions de son retour �tudi� au pays. En toute honn�tet�, je n'avais pas d'appr�hension n�gative concernant celui qui �tait alors l'ancien ministre des Affaires �trang�res de l'Alg�rie. Lorsqu' il f�t choisi, courant 1994, pour succ�der au Haut Comit� d'Etat, je n'avais pas ressenti de d�sagr�ment, bien que mes pr�f�rences, dict�es par l'affection et la raison, penchaient pour le Dr Ahmed Taleb Ibrahimi. Peut- �tre mon subconscient �tait-il, alors, focalis� sur le r�le positif que le d�funt Aboubakr Belka�d – homme de cœur, de culture et d'�coute – �tait suppos� jouer � ses c�t�s. Comme tous les officiers de ma g�n�ration, j'avais assimil�, cependant, la d�robade de M. Bouteflika � un geste d'abandon. Mais l� n'est pas la motivation de mon alignement, lors des deux campagnes pr�sidentielles qui ont suivi, dans le camp adverse. J'assume, en toute responsabilit�, ces choix personnels qui ne comportent pas, en effet, d'appr�hension personnelle contre M. Bouteflika, chef de l'Etat fut-il ou pas. L. S. : Vous nourrissez, toutefois, des r�serves sur la politique de M. Abdelaziz Bouteflika… M. C. M. : Sur le plan politique, comment ne pas exprimer de r�serves ? Ne nous attardons pas sur le premier mandat. Examinons plut�t la situation pr�sente. Le pr�sident de la R�publique dispose, pour r�ussir la transformation du syst�me, d'un pouvoir l�gal que nul, dans les centres formels et informels du r�gime, ne peut lui contester. Il dispose, pour concr�tiser une politique de d�veloppement audacieuse, d'une manne financi�re que le pays n'avait jamais amass�e auparavant. Il vient de clarifier, � son avantage, ses rapports avec l'institution militaire o� �merge une g�n�ration d'officiers qui lui assure la stabilit� de son pouvoir. Les partenaires �trangers semblent, sinon int�ress�s par un partenariat diplomatique avec notre pays, du moins captiv�s par les opportunit�s d'affaires que pr�sente l'�conomie alg�rienne. Alors, plut�t que de s'�puiser � vouloir b�tir un r�gime autocratique � contresens de l'histoire universelle, pourquoi ne pas �difier ce vrai r�gime d�mocratique qui servirait de r�f�rence pour le nouveau monde �mergent ? Attention, malgr� tous les atouts dont il dispose, M. Bouteflika ne peut, pour l'heure, invoquer un bilan, vraiment, positif : une strat�gie de d�veloppement ambigu�, une �quipe de gouvernance peu performante, des institutions nationales d�munies de vraie l�gitimit�, des relais politiques pr�caires et une soci�t� en �tat de r�volte latente. Voil� l'�tat des lieux, sans complaisance. Puisse, M. Bouteflika consacrer son deuxi�me mandat � gagner les faveurs durables de son peuple, en se r�conciliant avec les �lites du pays et en laissant les �nergies nationales librement se d�ployer…Le temps est compt�. La vie d'un homme est �ph�m�re, fut-il aux commandes de l'univers tout entier... L. S. : Quelle est la qualit� essentielle dont vous cr�ditez de M. Bouteflika ? M. C. M. : M. Bouteflika est un tacticien redoutable. Regardez comment, ayant pris acte du mode de fonctionnement du syst�me, il a entrepris d'user ses protagonistes dans une course de fond o� l'endurance psychologique l'emporte, largement, sur la seule disponibilit� physique. Dans le d�nouement de son diff�rend avec la hi�rarchie militaire, dans la mise en œuvre des r�formes touchant � l'�conomie ou � la soci�t�, dans la recherche d'une solution au conflit du Sahara Occidental, il prend progressivement de l'avance sur tous ses protagonistes qu'il essouffle dans une course sans fin, ne leur laissant d'autre alternative que de converger vers un point de rencontre qu'il a d�j� choisi. Voil� la qualit� essentielle qui transpara�t de la d�marche du pr�sident Bouteflika. Une qualit� qui est confort�e par une perception intuitive des situations et des hommes, avec une dose d'audace qui trouve � s'illustrer, notamment, sur la sc�ne internationale. Ce talent tactique ne trouve, cependant, son prolongement ni dans une strat�gie audacieuse de d�veloppement national, ni dans une �quipe de gouvernance performante capable d'appliquer ladite strat�gie. L. S. : Votre tableau est plus nuanc� pour ce qui concerne le bilan de M. Bouteflika. Vous ne craignez pas d'�tre assimil� � un laudateur ? M. C. M. : Il me suffit d'�tre en paix avec ma conscience. L. S. : En d�finitive, vous �tes optimiste ou pessimiste pour l'avenir de l'Alg�rie ? M. C. M. : A examiner le potentiel de d�veloppement du pays – ressources humaines et richesses naturelles dont dispose l'Alg�rie – je suis port� � l'optimisme. Mais l'�tat des lieux est inqui�tant. Il ne suffit pas que le chef de l'Etat soit anim� de bonnes intentions. La qualit� de la gouvernance en g�n�ral fait craindre le pire. Nous sommes en pr�sence de trois ph�nom�nes qui risquent de conduire � une implosion incontr�l�e du syst�me. Premi�rement, la dislocation de la soci�t� en deux p�les antagoniques, sans espoir d'amenuisement imm�diat du foss� qui les s�pare. Deuxi�mement, l'absence de soci�t� politique organis�e et efficiente, source de grave d�r�gulation de la vie publique. Troisi�mement, la disqualification chronique d'une administration incapable d'accomplir, dans les normes, sa mission de service public. Cela ne pousse pas � l'optimisme. Accordons un r�pit � M. Bouteflika. Selon qu'il r�habilite ou non la politique, selon qu'il se dote ou non de l'�quipe de gouvernance qui lui fait d�faut, l'avenir du pays s'en ressentira. L. S. : Vous consid�rez avoir r�uni toutes les pr�cautions m�thodologiques pour cet entretien ? M. C. M. : En principe. Vous pouvez constater que mes conclusions th�oriques sont moins rigides. Je me suis efforc� de ne pas me d�partir de la vigilance �pist�mologique qui m'avait fait, autrefois, d�faut. Mais je ne suis pas au bout de mes peines. Comment faire pour ne pas percevoir de visage familier – et parfois attachant – lorsque j'en viens � �voquer tel ou tel ph�nom�ne de substance au sein de l'institution militaire ou des services de renseignements ? D'ailleurs, j'ai tenu � m'entourer du maximum de garanties sur mes d�veloppements consacr�s � l'institution militaire que j'ai soumis � des experts autrement plus avis�s que ma modeste personne. Revenons, cependant, aux questions de m�thodologie. Le probl�me fondamental consiste � concilier entre le statut d'intellectuel organique qui suppose un engagement personnel dans l'ar�ne publique et les r�gles de la connaissance scientifique qui imposent recul et distanciation. C'est un probl�me qui, pour le moment, n'est pas encore r�solu. L. S. : Vous arrive-t-il d'�prouver de la crainte ou de ressentir de la peur � exprimer, avec une telle franchise, vos positions sur la situation politique dans le pays ? M. C. M. : Rappelez-vous, encore une fois, c'est l' ��thique de la conviction� qui guide ma trajectoire, nullement les consid�rations incidentes de vie ou de mort. De toutes les critiques qui m'ont �t� adress�es apr�s la publication de mes �crits, c'est l'apostrophe moralisatrice d'un �minent universitaire alg�rien �tabli en France qui m'a le plus affect�. Cet intellectuel avec lequel je tentais d'engager un d�bat contradictoire sur la politique de s�curit� nationale en Alg�rie m'a reproch�, au pr�texte de l'hommage rendu � mes compagnons d'armes victimes du terrorisme, de soumettre l'opinion � �un chantage moral�. Comme si je pouvais tirer plaisir � faire commerce du sacrifice de mes camarades � l'effet de donner quelque l�gitimit� � mes th�ses. J'aurai, probablement, de la r�ticence � �voquer, � l'avenir, ces chers �tres disparus. Dieu m'est t�moin, pourtant, que je consid�re vivre seulement la vie en plus, celle que je dois � leur propre mort. La mort physique, en effet, ne constitue plus, dans ma perception de la vie, un motif d'angoisse. Depuis longtemps d�j�, j'ai apprivois� ma famille proche � la perspective d'une disparition brutale ou d'un emprisonnement intempestif. L'amour passionn� que je voue � l'Alg�rie me pr�dispose � toutes les trag�dies. C'est de l'exemple lumineux et path�tique de Abane Ramdane et du Colonel Lotfi que je puise mon id�al. Faites Dieu que ma trajectoire ne d�vie point. Le reste est futilit�. H. M.