Hadj Mostéfa Lachachi, l'artisan du haïk m'rama, le dernier «Mohican», le samaritain mécène est décédé ce dimanche 15 août 2021, à l'âge de 97 ans. Son nom est intimement lié à deux domaines : le premier matériel, à savoir la fabrication du haïk, le second immatériel se rapportant aux œuvres caritatives, à l'instar de la fondation de l'hospice éponyme et la gestion des affaires de la grande mosquée, entre autres... Par ailleurs, ne confondons pas le défunt avec son éponyme Hadj Mustapha Lachachi, auteur de l'ouvrage posthume «La chaîne d'or ou les fastes de la tariqa Darqawiya». Hadj Mostéfa Lachachi, le père du haïk «m'rama» tlemcenien C'est à l'occasion de la rédaction d'un article sur l'histoire du haïk( avril 2013) que nous avions eu le privilège d'approcher Hadj Mostéfa Lachachi, gérant des établissements de tissage «Le Rouet» (Maison fondée en 1959, par ailleurs fondateur de l'hospice éponyme de Bab Sidi Boumediene et président du comité de gestion de la Grande Mosquée. Notre illustre hôte a bien voulu nous faire un historique de ce légendaire habit à la faveur d'une discussion à bâtons rompus :«L'histoire du haïk chez les Lachachi remonte aux années 30. Mon oncle Djilali fréquentait l'école professionnelle de la gare chez Baba Ahmed. C'était un tisserand ; il l'initiait au métier du tissage alors que la dinanderie était enseignée par Benkalfate. A l'origine, le haïk était fabriqué par les femmes au moyen de la «kholala» (broche) ; chaque maison avait son métier à tisser(mensedj). On fabriquait également à domicile la zarbia, la djellaba, le burnous, le seroual en laine (souf)... Mais avec l'avènement du métier à tisser manuel dit Jacqard (du nom de son constructeur) qui a été ramené par les Français, les choses ont changé, la cadence était plus rapide. Au lieu d'un haïk par jour avec la «khollala», on fabriquait une trentaine grâce au «Jacquard»... Le haïk, c'était une «setra», une tenue pratique, un «cache-misère» : la femme n'avait pas besoin de se faire belle, de soigner sa coupe, de mettre du rouge à lèvre, pour sortir dehors, même avec une robe raccommodée. Aujourd'hui, elle passe une heure devant le miroir avant de quitter le domicile... Malheureusement, le haïk a disparu des mœurs vestimentaires, c'est bien dommage, à l'instar du «seraoul arbi», du «klah», de la «maqfoula» et du «terbanté» chez les hommes... A ce propos, je me souviens de Si Benmansour dit Sidi Badi de Derb Messoufa qui portait un «haïk» à la façon libyenne, à l'image de Omar El Mokhtar ou l'Emir Abdelkader... Les femmes de Ouzidane(h'waz) venaient vendre la laine filée à Souq el Ghzel ou Souiqa où les «snay'iya»( maîtres artisans) les attendaient ; elles se tapaient dix kilomètres à pied chaque matin... On fabriquait le haïk «latrache» (sourd), c'est-à-dire mat, discret, qui n'attire pas le regard des hommes...On le vendait à 70 ou 80 DA la pièce dans les années 60/70. Les marocains venaient l'acquérir pour en faire des djellabas. Certains clients prenaient avec eux un lot de haïk à l'occasion d'un voyage au Maroc pour récupérer quelques devises(comme les dattes ou les Marlboro en Tunisie)... On avait une échoppe avec un métier à tisser à Djamâa Echorfa ; c'était dans les années 30. J'étais apprenti chez mon oncle Djilali ; quand je sortais de l'école, je me mettais à l'ouvrage devant le rouet (un épisode qui rappelle étrangement la condition du jeune Omar, apprenti chez mâalem Ba' Skali dans «Le métier à tisser» de Mohammed Dib, n.d.l.r)... Le haïk est passé par trois étapes : manuel, mécanique et enfin automatique. Avec quatre adresses : Après Djamaâ Chorfa, Ras el B'har, la gare et enfin la zone industrielle...Au fur et mesure de la production, on livrait la marchandise avec un chariot, notamment aux Dahaoui, Bouayed hadj Mohammed, Moulay El Massi, au niveau de la Qissariya et la Souiqa(Sidi Hamed n'existait pas encore en tant que rue commerçante)...On a arrêté la fabrication il y a une dizaine d'années pour cause de mévente, mais on compte reprendre ; on produisait beaucoup et puis il manquait l'écoulement, on ne pouvait pas stocker à la longue...La djellaba est maintenant en vogue suite à la disparition du haïk ; les Marocains ont profité de cette désaffection via la contrebande... Quant aux Tunisiens, ils venaient acheter notre haïk (Lachachi) qui avait une grande réputation(il était infroissable) et le commercialisaient sous un autre label chez eux, les tentatives d'imitation ayant échoué... Aujourd'hui, c'est Bestaoui qui le fabrique sous l'étiquette «Haïk Soleil», mais je crois que ça ne marche pas comme avant, dès lors que le haïk est devenu juste un symbole, qui est arboré par la mariée lors de la soirée nuptiale... On fabriquait le haïk avec la laine(harara) puis en polyester...Au début, vers 1930, on faisait le haïk dit «Latrèche»(mat) en «souf» de 5,5 m qui se portait plié en deux de sorte que rien ne «transparaissait» à travers le voile ; c'était commode et pratique, la femme n'avait pas besoin de soigner sa tenue et sa coiffe pour sortir... Ensuite est apparue la version dite sur une «qechra»(une couche) avant de se décliner en soie. A ce propos, il y avait le haïk «m'rama» en soie naturelle qui était synonyme de style et de classe et le haïk ordinaire(en laine)... Il ne faut pas oublier que le haïk allait de pair avec la paire de souliers noirs plats dits «sabbat Baghdad» du nom de cet artisan cordonnier spécialiste en la matière, qui tenait échoppe à Djamaâ Echorfa... Il n'y avait pas de haïk propre à une saison(été, hiver), c'était une question d'habitude, la femme portait ce qui lui convenait : le léger ou le lourd. Par rapport au prix, on le vendait de 250 à 300 DA, ensuite 1000 DA ; aujourd'hui, un haïk ordinaire fait 2000 DA... Je me souviens, c'était à l'occasion de la quinzaine économique en 1968 au niveau d'El Blass, j'avais drapé une visiteuse, en l'occurrence une coopérante française», d'un haïk et je lui avais fait un tour d'honneur sur la place, une manière de faire la promotion de cet habit traditionnel...». Dans ce sillage et à titre de témoignage ou plutôt d'avis autorisé, «C'est le duo Baba Ahmed Abdelkrim et Lachachi Mostéfa qui sont les premiers fabricants de haïk(mrama) en tergal à Ras el Bhar», nous dira Hadj Hadjadj, un ancien commerçant de tissus à Sidi Hamed(un fils d'El Eubbed, adepte de la tariqa aïssaouia, résidant aujourd'hui à Chetouane, à qui nous souhaitons au passage, longue vie). Les fameux articles emballés dans du papier bleu frappé du minaret de Mansourah lui étaient livrés à l'époque dans un chariot à domicile. Articles qu'on pouvait aussi s'acheter chez les Benabadji, les Benmansour de la Qissariya.Il n'y pas si longtemps, des femmes algéroises venaient en train s'approvisionner en haïk synthétique commercialisé par Berrached qu'elle revendait dans les marchés de la capitale, selon ce vieux négociant qui regrette avec amertume que «la djellaba marocaine, notamment, ait supplanté le haïk». Parallèlement à une intrusion par effraction dans le trousseau de la mariée (quand bien même son prix serait le double de son alter égo traditionnel). Une invasion culturelle du voisin chérifien boostée par l'avènement du phénomène islamiste des années 90... Hadj Mostéfa Lachachi, le fondateur de Dar el Adjaza Hadj Mostéfa Lachachi était considéré comme un émule de quatre icônes de la charité zianide qui sont Sidi Mhammed Al-Faroui( le compagnon philanthrope de Sidi Bellahcène El Ghomari décédé le 13 avril 1410 aux côtés duquel il est enterré), Si Mohammed Merzouk(1884-1939), chef de file de la célèbre fondation de bienfaisance «El Kheïreya», fondée en 1924 et agréée en 1925, située à l'impasse des Grenadiers(Zqaq Er-Roumane) dans l'immeuble Haddam, M'Hamed Trigui(1912-2012), doyen du CRA, hadj Settouti (bénévole) et Dr Abdelouahab Baghli (président du bureau du CRA). Suite à la désaffectation du légendaire hospice dit Dar Belhasnète de Derb Sidi Bellahsène (rue des sept arcades), qui était géré par le CRA de Tlemcen, Hadj Mostéfa Lachachi, icone du tissage, mécène et bienfaiteur notoire, prit l'heureuse initiative d'ouvrir en 1974 un centre d'accueil des personnes âgées situé à Bab Sidi Boumediène connu localement par «Dar el Adjaza» ou «Meldj'Lachachi». La gestion administrative de l'établissement relève de l'APC de Tlemcen sous le parrainage de la Fondation éponyme. Il faut mentionner au passage que Hadj Lachachi fera des émules en la matière puisque deux autres institutions caritatives (centres de bienfaisance) verront le jour dans le sillage de la première. Il s'agit de la Fondation Bensfia de Aïn Defla (Chetouane) et la Fondation Benkalfate de Mansourah qui devaient fonctionner comme hospices. Néanmoins, leur vocation initiale sera gelée pour des raisons, dit-on, sociologiques (Tlemcen étant une ville conservatrice, pétrie de valeurs morales et de traditions ancestrales). La première appelée «Dar El Ihcène» au titre d'une association sociale mais désignée toujours par les receveurs de bus par «(Dar) El Adjaza»(pour annoncer l'arrêt provisoire à ce niveau), abrite aujourd'hui un centre psychopédagogique pour enfants handicapés mentaux (son pendant éponyme pour adolescents se trouve du côté de Abou Tachfine). La seconde était prêtée à l'Association Ecolymet pour ses activités culturelles ; actuellement, l'Association Autisme de Tlemcen y a élu domicile. Dans ce contexte, il convient d'indiquer que Hadj Mostéfa Lachachi présida pendant de longues années le comité de la grande Mosquée de Tlemcen. Par ailleurs, le défunt était un mécène. Il figurait à ce titre parmi les sponsors de l'hommage dédié en 2008 à cheikh Omar Bekhchi, à l'initiative de l'Association Tarab el Acil présidée par cheikh Abdelkader Bekkaï. Dans ce sillage, il aurait proposé en vain comme couverture de la nouvelle édition du guide illustré de l'office du tourisme (ex-SIT), la photo de Derb Sidi Bellahcène ou la rue des sept arcades longeant la grande mosquée (l'édition de 1994 à l'effigie du minaret de la grande mosquée et celle de 2010 dédiée au dessin original de Maârouf, version Alfred Bel). Il faut savoir que le défunt reçut ces dernières années et à son corps défendant deux chocs «médiatiques» successifs, à savoir un article virulent publié par un journal de l'Oranie mettant en cause la gestion de la grande mosquée dont il présidait le comité (et dans lequel il est cité nommément) et le scandale «immoral» lié au détournement de dons(en nature et en espèces) destinés aux pensionnaires de «son» hospice. Ces deux «affaires» auront certainement marqué le défunt dont la dignité (pour la première) et le prestige(pour la seconde) auront été un tantinet écorchés...