A entendre des diplomates en parler, la rupture des relations diplomatiques entre l'Algérie et le Maroc plonge la région dans une atmosphère de suspicion et d'inquiétude qui laisse présager les pires des situations. Avant tout, ils reconnaissent que «si l'Algérie a décidé de rompre ses relations diplomatiques avec le Maroc c'est parce qu'elle veut éviter le pire à ses territoires et à la région». Le pire, le ministre des Affaires étrangères et de la Communauté nationale à l'étranger l'a évoqué mardi dans sa longue conférence de presse durant laquelle il a répondu à des questions dont un nombre important était lié à cette décision de rupture des relations avec un pays voisin. Les réponses de Ramtane Lamamra laissent apparaître qu'Alger a épuisé toutes les circonstances atténuantes qui pouvaient lui permettre de pardonner au Maroc « ses bévues et ses actes hostiles ». Le MAE en a d'ailleurs énuméré plusieurs en commençant par convoquer l'acte 1 du Maroc contre l'Algérie au lendemain de sa libération du joug de la France coloniale. C'est en toute évidence «la guerre des sables» déclenchée par le Royaume en octobre 1963 pour réclamer des territoires algériens. « Sept ans, ça suffit ! Notre plaie n'est pas encore guérie (Sebaa snin barakat, djorhna mazal ma bra...)», avait lancé Ahmed Ben Bella alors président de la République. Soutenue notamment par l'Egypte et Cuba, après un mois de lutte armée qui lui a coûté 850 martyrs, l'Algérie a réussi à panser ses blessures et à étouffer les velléités expansionnistes d'un « Grand Maroc » exprimées violemment par Rabat. De 1969 et jusqu'à 1988, l'Algérie a voulu tourner la page de ce que Lamamra a qualifié d'«animosité, dont le caractère systématique, méthodique et prémédité est documenté». Le MAE estime ainsi que «malgré les blessures béantes laissées par cette confrontation armée, l'Algérie a patiemment bâti des relations d'Etat à Etat avec son voisin marocain. Un Traité de fraternité, de bon voisinage et de coopération et une Convention de délimitation des frontières entre les deux pays sont venus, à Ifrane en 1969 et à Rabat en 1972, consacrer le principe de l'intangibilité des frontières héritées aux indépendances». Sauf qu'en 1976, rappelle-t-il, « le Maroc a rompu brutalement les relations diplomatiques avec l'Algérie qui venait, avec quelques autres pays, de reconnaître souverainement la République Arabe Sahraouie Démocratique ». Quand le Maroc renie ses engagements Douze ans après, continue-t-il d'énoncer, « les deux pays ont décidé en 1988 de normaliser leurs relations et de les inscrire dans une perspective historique centrée sur la «communauté de destin des peuples algérien et marocain» et sur une coopération féconde à impulser entre les deux pays ». Lamamra n'omet pas de souligner que «cette normalisation est intervenue après les efforts méritoires déployés par des chefs d'Etat de bonne volonté dont le Serviteur des deux Lieux saints, le Roi Fahd Ibn Abdelaziz, dont l'engagement personnel dans une médiation active avait permis de créer un climat politique favorable à une évolution positive de la situation ». Il fait état du «communiqué commun du 16 mai 1988 qui sert de fondement et d'ancrage à la reprise des relations diplomatiques entre les deux pays, (est) rédigé dans une telle perspective ambitieuse et responsable». Communiqué qui comporte « 4 paramètres essentiels qui constituent autant d'engagements inter-reliés que le Royaume du Maroc a acceptés, faute de quoi la normalisation des relations entre les deux pays n'aurait pas été possible: Une volonté de promouvoir entre les deux peuples algérien et marocain des relations permanentes de paix, de bon voisinage et de coopération, et réaffirmation de la pleine validité des traités, conventions et accords conclus entre les deux pays. Une contribution efficace à l'accélération de l'édification du Grand Maghreb arabe, une contribution au resserrement des rangs arabes autour de la cause sacrée du peuple palestinien, en vue de la satisfaction de ses droits nationaux, y compris son droit à la création d'un Etat dans sa patrie, et de la libération de tous les territoires arabes occupés, y compris la ville sainte d'El-Qods, le soutien à une « solution juste et définitive au conflit du Sahara occidental à travers un référendum d'autodétermination, régulier et libre se déroulant dans la sincérité la plus totale et sans aucune contrainte». Mais encore une fois, le Maroc écrase tout sur son passage en « reniant en totalité ou en partie, de manière grave et répétée, ses quatre engagements fondamentaux, qui constituent la base essentielle et le socle normatif sur lesquels s'appuie la normalisation des relations entre les deux pays », tel que souligné par Lamamra. Il complète d'ailleurs sa liste des événements fâcheux et hostiles envers l'Algérie par « la guerre médiatique de bas niveau et de grande envergure menée par les services marocains de sécurité et de propagande contre l'Algérie, son peuple et ses dirigeants, n'hésitant pas à forger des scénarios fantaisistes, à inventer des rumeurs et à propager des propos diffamatoires ». Les fautes marocaines de trop Si jusque-là l'Algérie a toujours laissé passer toutes les frasques marocaines même en leur ajoutant «l'imposition unilatérale, injuste et injustifiée du régime des visas aux ressortissants algériens en 1994 (y compris aux ressortissants étrangers d'origine algérienne) à la suite de l'attentat de Marrakech commis par un réseau de terroristes marocains et étrangers» ainsi que « la violation injustifiable de l'enceinte du Consulat général algérien à Casablanca, avec la profanation du drapeau national un certain 1er novembre 2013, cette grave atteinte aux symboles et valeurs du peuple algérien (qui) n'a pas donné lieu à des excuses ou explication, et son auteur, un activiste issu d'un mouvement dit de la jeunesse royaliste, a écopé d'une peine outrageusement laxiste de deux mois de prison avec sursis pour un acte perpétré contre une institution de souveraineté internationalement protégée, «complaisamment qualifié d'»atteinte à propriété privée», elle considère par contre que les événements récents sont des fautes marocaines de trop contre lesquelles elle se doit d'agir fermement. Parce qu'a dit son MAE, «la provocation a atteint son paroxysme ». Ceci, « à propos d'un plénipotentiaire du Royaume (qui) s'est illustré en juillet dernier par une dérive particulièrement dangereuse et irresponsable en invoquant un prétendu «droit à l'autodétermination du vaillant peuple kabyle». Après qu'elle ait fait « preuve de retenue en demandant publiquement une clarification de la part d'une autorité marocaine compétente », comme affirmé par le MAE, l'Algérie a estimé que «le silence assourdissant de la partie marocaine à ce propos qui persiste depuis le 16 juillet dernier, traduit clairement la marque d'une caution politique de la plus haute autorité marocaine ». Pire encore, Lamamra relève avec regret le fait que « le Royaume du Maroc (ait) fait de son territoire national une franchise diplomatique et une tête de pont pour planifier, organiser et soutenir une série d'actions hostiles et caractérisées contre l'Algérie ». Les dernières en date concernent, note-t-il, « les accusations insensées et les menaces à peine voilées proférées par le ministre israélien des Affaires étrangères en visite officielle au Maroc et en présence de son homologue marocain qui a manifestement été l'instigateur de tels propos injustifiables ». Il fait remarquer que «il faut bien se rendre compte que jamais depuis 1948 un membre d'un gouvernement israélien n'a jamais été entendu émettre des jugements et proférer des messages contre un pays arabe à partir du territoire d'un autre pays arabe, cette performance inégalable de l'Etat marocain, contraire à la cohérence de l'Histoire, est révélatrice d'une hostilité extrême et d'une fuite en avant sans discernement ni limites ». Il dénonce ainsi le fait pour les autorités marocaines «d'introduire une puissance militaire étrangère dans le champ maghrébin et d'inciter son représentant à tenir des propos fallacieux et malveillants à l'encontre d'un pays voisin ». Ce qui constitue, dit-il, « un acte grave et irresponsable qui viole les dispositions de l'article 5 du Traité de fraternité, de bon voisinage et de coopération ainsi que les engagements souscrits au titre du communiqué conjoint du 16 mai 1988 ». Il ajoute à toutes ces dérives, « la collaboration active et documentée du Royaume du Maroc avec deux organisations terroristes dites MAK et Rachad dont les derniers crimes odieux sont liés à leur implication préméditée dans les incendies qui ont ravagé plusieurs wilayate du pays et dans le supplice et l'assassinat abjects de notre compatriote Djamel Bensmaïl ». En plus de « l'affaire, non moins grave, du scandale Pegasus (qui) a révélé au grand jour l'espionnage massif et systématique auquel ont été soumis des responsables et des citoyens algériens ciblés par les services de renseignement marocains ». Pour les autorités algériennes, «le Royaume du Maroc a sapé, systématiquement et durablement, la base consensuelle sur laquelle les deux pays ont tracé le cap et les contours harmonieux d'une relation bâtie sur la bonne foi, la confiance mutuelle, le bon voisinage et la coopération. Ce faisant, ses dirigeants portent une très lourde responsabilité dans la succession de crises, dont la gravité ne fait que s'accentuer, et qui vouent sans rémission la relation algéro-marocaine à suivre péniblement un chemin étroit côtoyant l'abîme », comme le dit Lamamra. Il souligne que «l'attitude marocaine condamne les peuples de la région à la mésentente et à la confrontation. Cette attitude hypothèque dangereusement le présent et l'avenir de nos peuples. La mise en cause publique et solennelle de ladite attitude par l'Algérie met en évidence la nécessité urgente de la prévalence de la raison en lieu et place du pari sur le pire qui semble animer la posture du Royaume du Maroc envers l'Algérie ». En tout état de cause, dit le MAE, « l'Algérie refuse de subir des comportements et des actes condamnables et qu'elle condamne énergiquement. L'Algérie refuse les faits accomplis unilatéraux aux conséquences funestes pour les peuples maghrébins. L'Algérie refuse de continuer à entretenir une fausse normalité ayant pour effet de maintenir l'ensemble maghrébin dans une situation de grave précarité, en porte-à-faux par rapport au droit international ». Il affirme alors que «c'est pourquoi et sur la base de tous ces facteurs et de toutes ces données, l'Algérie a décidé de rompre les relations diplomatiques avec le Royaume du Maroc avec effet immédiat ». Il a cependant précisé que les consulats des deux pays géreront les affaires courantes de leurs ressortissants respectifs de sorte que la dimension humaine ne soit pas atteinte. «Ce sont les volets secrets de la diplomatie» Le MAE a préféré indiquer à propos de l'affaire Medgaz dont une partie transite par le Maroc, qu'elle relève de la responsabilité de Sonatrach et de ses partenaires. Mais des sources avancent déjà que le contrat ne sera pas renouvelé au Maroc. « L'Algérie a déjà pris ses précautions pour assurer la livraison de son gaz à travers ce qu'elle a construit comme pipes depuis la rallonge de Remchi à Tlemcen », rappelle-t-on. Lamamra a pris le soin de noter plus loin que jamais l'Algérie n'a rompu ses relations diplomatiques avec un pays quelconque excepté quand il s'est agi pour elle d'honorer une décision prise dans ce sens par une entité régionale dont elle est membre. Tout au long de ses précisions sur la rupture des relations diplomatiques avec le Maroc, le MAE a comme refusé de cracher sur l'avenir. Il semble qu'il a opté pour une sorte de pondération dans tous ses propos. « Je ne veux pas aller plus loin, ce sont les volets secrets de la diplomatie », a-t-il lancé à un certain moment pour éviter de trop s'étaler sur cette épineuse et contraignante question. Il est toutefois admis que cette rupture va provoquer des remous au sein du monde arabe et en particulier dans la région. Elle devrait en principe susciter des tentatives de médiation de certains pays dont le rôle dans le règlement des conflits est reconnu. Des diplomates pensent qu'il en sera ainsi parce que, soutiennent-ils, «le pire n'est pas encore arrivé, la détérioration de la situation sécuritaire partout dans le Moyen-Orient, le Maghreb et l'Afrique ne va pas s'arrêter de sitôt, il est craint de nouvelles guerres fratricides un peu partout(...) ». Dans toutes ses réponses aux questions relatives à la médiation de l'Algérie dans le conflit qui divise l'Egypte, le Soudan et l'Ethiopie, ses inquiétudes à propos de la crise tunisienne, ses efforts pour aider la Libye à sortir de l'impasse politique et militaire, la réunion que l'Algérie va abriter les 30 et 31 août, la crise au Mali et le terrorisme dans la bande sahélo-sahélienne, la cause palestinienne, le conflit sahraoui, le statut de membre observateur d'Israël au sein de l'UA, Lamamra a fait preuve d'une remarquable sérénité. «La réunion à Alger des MAE des pays voisins sur la Libye est une étape importante dans l'assainissement de ce qui entrave la progression sereine du processus de la tenue des élections en décembre prochain, il y a certaines difficultés techniques liées à la sécurité de la Libye à lever avant, pendant et après les élections, on est conscient qu'il est plutôt difficile de lever tous les obstacles(...), mais on doit poursuivre l'effort pour réunir un consensus des forces libyennes et des différentes parties, il faut donner les possibilités et les moyens aux Libyens pour régler leurs problèmes », a-t-il noté. Le pire est à craindre « C'est clair qu'il y a des ambitions et des situations de droits acquis(...), l'Algérie a décidé avec les pays voisins de ne pas baisser les bras(...), l'Algérie se trouve à égale distance de toutes les sensibilités libyennes, nous restons tout à fait engagés, la situation demande des efforts constants, persévérants, la contribution de l'Algérie est encouragée, son intervention attendue, le règlement de la crise relève de la responsabilité libyenne et aussi celle des pays voisins », a-t-il précisé calmement. Il a affirmé au sujet de la crise au Mali qu'«il s'agit de préparer la réconciliation nationale, l'expérience de l'Algérie est reconnue par tous(...) ». Il note par ailleurs que « l'Egypte, le Soudan et l'Ethiopie nous font confiance, la médiation continue en coordination avec les entités régionales (UA et Ligue des Etats arabes), nous sommes en contact permanent avec le président de l'UA, nous échangeons des informations (...) ». La Tunisie, a-t-il déclaré aussi, «passe par une phase particulière de son histoire, l'Algérie coopère avec la Tunisie sur la sécurité et le partage de renseignements mais respecte sa souveraineté et son indépendance territoriale et refuse que des parties étrangères s'ingèrent dans ses affaires internes, elle refuse que des ordonnances soient dictées au peuple tunisien, il est le seul à décider de l'ordre constitutionnel à mettre en place pour régler ses problèmes(...) ». «L'Afghanistan est otage de politiques qui le dépassent », a-t-il encore lancé. A propos de la présence d'Israël au sein de l'UA, il a indiqué que « c'est une décision administrative, la question est politique et stratégique, le nombre des pays africains qui la rejette est en augmentation(...) ». Mais avant, il a avoué à propos du Mali qu' «on s'est engagé à faire appliquer l'accord d'Alger(...), les dangers menacent toute la région entre autres l'Algérie ». Lamamra doit certainement sous-entendre le pire qui est craint par tous.