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Choix cornélien* de l'écrivain
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 04 - 10 - 2021

Si, en abordant le problème de l'écriture narrative ou quelques aspects de l'expression littéraire, on allait d'emblée, histoire de commencer avec pugnacité ce propos, à l'encontre des modes débilitantes actuelles de l'écriture, qui ont fini par assigner à la littérature, en général, et plus particulièrement au roman, on ne sait quel rôle de respectable réfléchissant, indifféremment, tous les usages frénétiques du langage courant, sans rebuts, sans choix, sans travail de style, une écriture uniforme et uniformisée par la langue commune, on serait considéré, à coup sûr, comme un vieux schnock, un ringard collé aux vieilleries littéraires, et je ne sais quel autre terme exprimant le rejet, le mépris ou le dédain est utilisé par les tenants de la doxa actuelle, ou les nouveaux apôtres de la gent écrivaine, comme repoussoir pour mieux se mettre en exergue.
Il est des écrivains de la 1ère moitié du 20ème siècle qui ont laissé une marque indélébile sur la littérature française et européenne de ce temps-là, et qui ont utilisé la langue populaire comme source ultime de l'écriture romanesque, inaugurant ainsi une nouvelle race d'écrivains qui vont puiser leur sève nourricière dans la langue pittoresque des quartiers populaires, des bars ou des zincs, des milieux interlopes...
Je veux parler de Louis-Ferdinand Céline. La vision profondément pessimiste du monde de Céline est peut-être à l'origine de cette subversion du langage si caractéristique des romans de l'écrivain le plus controversé du 20ème siècle. Mais en dehors de toute considération sur l'écriture célinienne -le rejet violent du style de la génération précédente, et l'adoption délibérée d'une langue argotique qui épouse étroitement les pulsions des héros et pamphlets- , et la position idéologique de l'homme condamnable quant aux affaires humaines, cet écrivain énigmatique reste le grand inventeur de l'homme écorché de l'entre-deux-guerres, sans espoir ni optimisme dans un monde de plus en plus menaçant, victime désignée de ses propres pulsions de mort. En dépit du grand engouement qu'ont eu des générations de lecteurs, les générations actuelles et celles à venir, sans aucun doute, pour le «Voyage au bout de la nuit», l'écriture célinienne est un exemple périlleux à suivre, et qui devrait donner encore à réfléchir pour l'écrivain engagé sur la voie du roman près de quatre vingt dix ans après le ‘Voyage', même si les tentatives dans les années 60 et 70, des écrivains du nouveau roman à reconsidérer l'aventure de l'écriture, ont apporté diversement, sans vraiment faire école, quelques élans promoteurs.
La condition de l'homme actuel est loin d'être enviable, elle frôle ici et là (il faut le dire et le redire, sans aucune hésitation) d'une manière alarmante, le tragique et la mort -la mort de plus en plus nombreuse dans beaucoup de régions du monde et, chose terrible pour la conscience humaine, presque anonyme-, les multiples atrocités des guerres quelles et qu'elles soient, la barbarie des hommes, l'effroyable misère des innombrables parias de par le monde sont constatées et dénoncées beaucoup plus ailleurs que dans ces régions dites développées (un développement au prix d'inhumaines spoliations, et d'exploitation forcenée des terres spoliées, de massacres à grande échelle, de vols, de rapines, de falsification de l'Histoire tout le long des interminables siècles de la colonisation et, pour clôturer le tout, l'édification du capitalisme libéral érigé en valeur suprême); mais le sentiment tragique de l'existence, la menace terroriste plus que jamais mondialisée, en parallèle, ou plutôt en relation très sournoise avec le grand capital déguisé en nations qui s'autoproclament ‘démocratiques' pour faire mieux passer la pilule (à travers leurs multiples prolongements que sont les organismes de défense des «droits de l'homme» et autres inventions du même genre, abusivement appelés organismes «non- gouvernementaux») qui va se transformer, inéluctablement, en Gorgone aux mille visages hideux des temps modernes, pour effrayer, déstabiliser, détruire et assurément asservir à moyen ou à long terme des pays entiers béatement tombés dans leurs pièges; et enfin la peur des futurs cataclysmes, des désastres et des crises économiques à répétition, et last but not the least les nouvelles pandémies, autrement plus meurtrières et plus angoissantes que les anciennes..., tout cela est vivement ressenti par tous.
La conscience de tout cela est on ne peut plus douloureuse, accablante, mais l'homme n'as pas d'autres choix que de trouver des échappatoires, quelles qu'elles soient, pour apaiser son âme.
C'est peut être pour échapper à ce triste sort, à la grisaille et au tragique de l'existence, d'oublier ses peurs, ses angoisses, ses haines et ses rancœurs passées, et toutes les tracasseries et ennuis accumulés du quotidien, que l'homme aspire à autre chose que la vie prosaïque, infernale et déréglée que lui impose la société actuelle. Dès lors, tous les moyens sont bons pour s'évader de cette condition dramatique décrite plus haut.
L'écrivain n'a d'autres alternatives que de s'engager dans la voie des œuvres de l'imagination, tout en ayant une conscience aiguë du monde de son temps, ou dans la voix de l'action militante et humanitaire, où les deux à la fois si toutefois il aura assez de cœur ou de tripes pour aller jusqu'au bout de son destin. Il y a ceux, parmi les écrivains, qui auront choisi, d'abord, en fonction de leur tempérament et leur personnalité, sans trop jouer sur la corde raide de la bonne conscience, les œuvres de l'imagination et de l'invention en général.
L'invention aux ressources multiples, et plus spécialement la création d'œuvres originales de l'imagination, dont la beauté, l'expression, la symbolisation et la signification pour l'ego d'abord, ensuite pour la sensibilité et la pensée humaine en général, sont , le plus souvent, un perpétuel renouveau, parfois une vision émerveillée et rafraîchie du monde des êtres et des choses, une joie intempestive , un bonheur profond qui transforme l'être qui en est investi en un esprit d'une éternelle jeunesse, capable de s'émerveiller pour des riens de la vie de tous les jours, de trouver un langage dont la force, la vivacité et la chaleur dans l'expression sont caractéristiques des esprits originaux lesquels, ainsi, trouvent les mots qu'il faut pour toutes les choses de la vie, et par la même réussissent à garder la fraîcheur et l'aspect primevère du monde au commencement de son existence. Comment un être porteur d'un tel projet pourrait-il vieillir ?
Dans ce même ordre d'idées, l'on pourrait dire que la poursuite de l'actuel, le momentané, l'instantané, ouvrira pour la perception du démiurge, des brèches sur des pans entiers de l'éternel reconnu, malgré lui, par delà l'apparente banalité du quotidien.
Dans un autre registre, celui des voyants et des prophètes modernes, l'éternité peut être accessible pour celui ou celle qui sait voir, qui aura appris à voir par delà l'apparente résignation des choses et de tout ce qui vit alentours, à l'envers de la réalité dite objective. Pour Don Juan , l'énigmatique sorcier indien Yaqui de Sonara au Mexique (portraituré comme un maître que décrirait un disciple attentif et émerveillé, c'est-à-dire comme un maître dont la pensée inaccessible est entourée par un halo de mystère - ce qui la rend davantage fascinante, par Carlos Castaneda, anthropologiste brésilien), il y a une autre réalité, une ‘réalité séparée' pour celui qui saura prendre la liberté de se débarrasser de tous les fardeaux des jugements de valeurs et des mortelles et pétrifiantes habitudes de penser. Pour Don Juan, l'objet en lui-même est unique, au delà de toute interprétation; et dans ce sens, aucune chose n'est plus importante qu'une autre. Nommer une chose n'apporterait rien à la chose vue au décrite. Si nous nous débarrassions de ce mode de description, et commencions à voir, à apprendre à voir réellement l'objet dans son individualité où singularité exceptionnelle et incomparable, nous le verrions transcendant tous les noms dans sa totale clarté, laquelle est un mystère, nous le verrions ainsi dans une autre réalité, une divine réalité inexplicable et inexpliquée.
Un des enseignements les plus typiques, les plus déroutants de l'insondable Don Juan, se présente, ainsi, comme une sentence des plus inattendues, des plus déconcertantes : «Pour devenir un homme de savoir, on doit être un guerrier, non pas un enfant pleurnicheur. On doit s'efforcer sans renoncer, sans une complainte, sans brancher, jusqu'à ce que l'on voit pour enfin réaliser que rien ne compte».
(Carlos Castaneda, ‘A Separate Reality', University of California Press, 1971, p. 94. notre traduction)
Cette formule sentencieuse semble être le pendant, en littérature, des paroles de l'étrange marchand de curiosités, archétype de la figure du sage qui connaîtrait plus de choses que l'on pourrait imaginer sur le ‘grand mystère de la vie humaine', paroles adressées à Raphaël -héros angoissé, victime d'une fatalité terrible-, du roman fantastique (mais inspiré d'une philosophie des espoirs déçus du début du règne de Louis Philippe, dans la France de 1830) de Balzac, ‘La Peau de Chagrin', et où le verbe «voir» a les mêmes résonances prophétiques.
Si, en abordant le problème de l'écriture narrative ou quelques aspects de l'expression littéraire, on allait d'emblée, histoire de commencer avec pugnacité ce propos, à l'encontre des modes débilitantes actuelles de l'écriture, qui ont fini par assigner à la littérature, en général, et plus particulièrement au roman, on ne sait quel rôle de respectable réfléchissant, indifféremment, tous les usages frénétiques du langage courant, sans rebuts, sans choix, sans travail de style, une écriture uniforme et uniformisée par la langue commune, on serait considéré, à coup sûr, comme un vieux schnock, un ringard collé aux vieilleries littéraires, et je ne sais quel autre terme exprimant le rejet, le mépris ou le dédain est utilisé par les tenants de la doxa actuelle, ou les nouveaux apôtres de la gent écrivaine, comme repoussoir pour mieux se mettre en exergue.
Il est des écrivains de la 1ère moitié du 20ème siècle qui ont laissé une marque indélébile sur la littérature française et européenne de ce temps-là, et qui ont utilisé la langue populaire comme source ultime de l'écriture romanesque, inaugurant ainsi une nouvelle race d'écrivains qui vont puiser leur sève nourricière dans la langue pittoresque des quartiers populaires, des bars ou des zincs, des milieux interlopes...
Je veux parler de Louis-Ferdinand Céline. La vision profondément pessimiste du monde de Céline est peut-être à l'origine de cette subversion du langage si caractéristique des romans de l'écrivain le plus controversé du 20ème siècle. Mais en dehors de toute considération sur l'écriture célinienne -le rejet violent du style de la génération précédente, et l'adoption délibérée d'une langue argotique qui épouse étroitement les pulsions des héros et pamphlets- , et la position idéologique de l'homme condamnable quant aux affaires humaines, cet écrivain énigmatique reste le grand inventeur de l'homme écorché de l'entre-deux-guerres, sans espoir ni optimisme dans un monde de plus en plus menaçant, victime désignée de ses propres pulsions de mort. En dépit du grand engouement qu'ont eu des générations de lecteurs, les générations actuelles et celles à venir, sans aucun doute, pour le «Voyage au bout de la nuit», l'écriture célinienne est un exemple périlleux à suivre, et qui devrait donner encore à réfléchir pour l'écrivain engagé sur la voie du roman près de quatre vingt dix ans après le ‘Voyage', même si les tentatives dans les années 60 et 70, des écrivains du nouveau roman à reconsidérer l'aventure de l'écriture, ont apporté diversement, sans vraiment faire école, quelques élans promoteurs.
La condition de l'homme actuel est loin d'être enviable, elle frôle ici et là (il faut le dire et le redire, sans aucune hésitation) d'une manière alarmante, le tragique et la mort -la mort de plus en plus nombreuse dans beaucoup de régions du monde et, chose terrible pour la conscience humaine, presque anonyme-, les multiples atrocités des guerres quelles et qu'elles soient, la barbarie des hommes, l'effroyable misère des innombrables parias de par le monde sont constatées et dénoncées beaucoup plus ailleurs que dans ces régions dites développées (un développement au prix d'inhumaines spoliations, et d'exploitation forcenée des terres spoliées, de massacres à grande échelle, de vols, de rapines, de falsification de l'Histoire tout le long des interminables siècles de la colonisation et, pour clôturer le tout, l'édification du capitalisme libéral érigé en valeur suprême); mais le sentiment tragique de l'existence, la menace terroriste plus que jamais mondialisée, en parallèle, ou plutôt en relation très sournoise avec le grand capital déguisé en nations qui s'autoproclament ‘démocratiques' pour faire mieux passer la pilule (à travers leurs multiples prolongements que sont les organismes de défense des «droits de l'homme» et autres inventions du même genre, abusivement appelés organismes «non- gouvernementaux») qui va se transformer, inéluctablement, en Gorgone aux mille visages hideux des temps modernes, pour effrayer, déstabiliser, détruire et assurément asservir à moyen ou à long terme des pays entiers béatement tombés dans leurs pièges; et enfin la peur des futurs cataclysmes, des désastres et des crises économiques à répétition, et last but not the least les nouvelles pandémies, autrement plus meurtrières et plus angoissantes que les anciennes..., tout cela est vivement ressenti par tous.
La conscience de tout cela est on ne peut plus douloureuse, accablante, mais l'homme n'as pas d'autres choix que de trouver des échappatoires, quelles qu'elles soient, pour apaiser son âme.
C'est peut être pour échapper à ce triste sort, à la grisaille et au tragique de l'existence, d'oublier ses peurs, ses angoisses, ses haines et ses rancœurs passées, et toutes les tracasseries et ennuis accumulés du quotidien, que l'homme aspire à autre chose que la vie prosaïque, infernale et déréglée que lui impose la société actuelle. Dès lors, tous les moyens sont bons pour s'évader de cette condition dramatique décrite plus haut.
L'écrivain n'a d'autres alternatives que de s'engager dans la voie des œuvres de l'imagination, tout en ayant une conscience aiguë du monde de son temps, ou dans la voix de l'action militante et humanitaire, où les deux à la fois si toutefois il aura assez de cœur ou de tripes pour aller jusqu'au bout de son destin. Il y a ceux, parmi les écrivains, qui auront choisi, d'abord, en fonction de leur tempérament et leur personnalité, sans trop jouer sur la corde raide de la bonne conscience, les œuvres de l'imagination et de l'invention en général.
L'invention aux ressources multiples, et plus spécialement la création d'œuvres originales de l'imagination, dont la beauté, l'expression, la symbolisation et la signification pour l'ego d'abord, ensuite pour la sensibilité et la pensée humaine en général, sont , le plus souvent, un perpétuel renouveau, parfois une vision émerveillée et rafraîchie du monde des êtres et des choses, une joie intempestive , un bonheur profond qui transforme l'être qui en est investi en un esprit d'une éternelle jeunesse, capable de s'émerveiller pour des riens de la vie de tous les jours, de trouver un langage dont la force, la vivacité et la chaleur dans l'expression sont caractéristiques des esprits originaux lesquels, ainsi, trouvent les mots qu'il faut pour toutes les choses de la vie, et par la même réussissent à garder la fraîcheur et l'aspect primevère du monde au commencement de son existence. Comment un être porteur d'un tel projet pourrait-il vieillir ?
Dans ce même ordre d'idées, l'on pourrait dire que la poursuite de l'actuel, le momentané, l'instantané, ouvrira pour la perception du démiurge, des brèches sur des pans entiers de l'éternel reconnu, malgré lui, par delà l'apparente banalité du quotidien.
Dans un autre registre, celui des voyants et des prophètes modernes, l'éternité peut être accessible pour celui ou celle qui sait voir, qui aura appris à voir par delà l'apparente résignation des choses et de tout ce qui vit alentours, à l'envers de la réalité dite objective. Pour Don Juan , l'énigmatique sorcier indien Yaqui de Sonara au Mexique (portraituré comme un maître que décrirait un disciple attentif et émerveillé, c'est-à-dire comme un maître dont la pensée inaccessible est entourée par un halo de mystère - ce qui la rend davantage fascinante, par Carlos Castaneda, anthropologiste brésilien), il y a une autre réalité, une ‘réalité séparée' pour celui qui saura prendre la liberté de se débarrasser de tous les fardeaux des jugements de valeurs et des mortelles et pétrifiantes habitudes de penser. Pour Don Juan, l'objet en lui-même est unique, au delà de toute interprétation; et dans ce sens, aucune chose n'est plus importante qu'une autre. Nommer une chose n'apporterait rien à la chose vue au décrite. Si nous nous débarrassions de ce mode de description, et commencions à voir, à apprendre à voir réellement l'objet dans son individualité où singularité exceptionnelle et incomparable, nous le verrions transcendant tous les noms dans sa totale clarté, laquelle est un mystère, nous le verrions ainsi dans une autre réalité, une divine réalité inexplicable et inexpliquée.
Un des enseignements les plus typiques, les plus déroutants de l'insondable Don Juan, se présente, ainsi, comme une sentence des plus inattendues, des plus déconcertantes : «Pour devenir un homme de savoir, on doit être un guerrier, non pas un enfant pleurnicheur. On doit s'efforcer sans renoncer, sans une complainte, sans brancher, jusqu'à ce que l'on voit pour enfin réaliser que rien ne compte».
(Carlos Castaneda, ‘A Separate Reality', University of California Press, 1971, p. 94. notre traduction)
Cette formule sentencieuse semble être le pendant, en littérature, des paroles de l'étrange marchand de curiosités, archétype de la figure du sage qui connaîtrait plus de choses que l'on pourrait imaginer sur le ‘grand mystère de la vie humaine', paroles adressées à Raphaël -héros angoissé, victime d'une fatalité terrible-, du roman fantastique (mais inspiré d'une philosophie des espoirs déçus du début du règne de Louis Philippe, dans la France de 1830) de Balzac, ‘La Peau de Chagrin', et où le verbe «voir» a les mêmes résonances prophétiques. A suivre
**Universitaire et écrivain
«[- - -] enfin j'ai tout obtenu, parce que j'ai tout su dédaigner. Ma seule ambition a été de voir. Voir, n'est-ce pas jouir intuitivement ? N'est-ce pas découvrir la substance même du fait et s'en emparer essentiellement ? Que reste-t-il d'une possession matérielle ? Une idée. Jugez alors combien doit être belle la vie d'un homme qui, pouvant empreindre toutes les réalités dans sa pensée, transporte en son âme les sources du bonheur, en extrait mille voluptés idéales dépouillées des souillures terrestres» (Honoré de Balzac, ‘La Peau de Chagrin', édition Garnier, 1978, p. 38).
Au delà de tout scepticisme lequel, inexorablement, exclurait toute idée de merveilleux et de sublime, parce que étant décidément étrangère aux phénomènes observés et expériences vécues au ras de l'existence, ces enseignements gardent toute leur force et leur caractère unique pour tout esprit curieux ou épris de merveilleux existentiel.
Pour en revenir un peu à cet exceptionnel merveilleux et insoupçonné dans toutes ces choses de la vie, et qui ne saurait être vu ou perçu par le petit bout de la lorgnette grossissante, ne fixant que les monotonies et les grisailles du quotidien propres au sens commun, il nous faut quelques exemples de tentatives de l'imaginaire pour recréer la beauté de certains aspects du monde, la singularité des choses qui existent en elles-mêmes et pour elles-mêmes, des aspects de la vie multiple et diverse qui témoignent de leurs propres désirs d'exister.
L'œuvre de Chateaubriand, par exemple (cette espèce de temple de la sensibilité pour tout ce qui à trait aux spectacles grandioses de la nature, c'est-à-dire les forêts, les océans, les crépuscules, exprimés en un style inimitable, où les périodes harmonieuses épousent étroitement les rythmes intérieurs et la sensibilité de l'écrivain, en une écriture qui abolit avec bonheur les frontières entre prose et poésie, dans «le Génie du Christianisme», dans l' «Itinéraire de Paris à Jérusalem» et dans les «Mémoires d'Outre-Tombe»), reste un exemple unique de la littérature romantique du XIXème siècle.
Comment exprimer le silence d'une nuit dans les forêts du Nouveau Monde, une nuit de pleine lune laquelle semble avoir déjà choisi son interlocuteur, ou ce voyageur accueilli par une tribu indienne et qui au plus profond de la nuit se mettait à l'écoute de tous les bruits insolites, et la rumeur du vent dans les grands arbres de la forêt américaine?
«La lune se montrait à la cime des arbres; une brise embaumée, que cette reine des nuits amenait de l'Orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts, comme sa fraîche haleine. L'astre solitaire gravit peu à peu dans le ciel : tantôt, il franchissait des groupes de nues, qui ressemblaient aux sommets d'une chaîne de montagnes couronnées de neige. Tout aurait été silence et repos sans la chute de quelques feuilles, le passage du vent subit, le gémissement de la hulotte; au loin, on entendait les sourds mugissements de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les forêts solitaires. C'est dans ces nuits que m'apparut une muse inconnue ; je recueillis quelques uns de ses accents ; je les marquai sur mon livre, à la clarté des étoiles, comme un musicien vulgaire écrirait les notes que lui dicterait quelque grand maitre des harmonies» («Mémoires d'Outre-Tombe», Livre7ème, Edition du centenaire, 2ème édition, Flammarion, 1949, p. 302.)
Après cet enchantement et cette incantation magique dans les forêts du Nouveau Monde, que pourrait-on prétendre écrire de plus dans cet ordre de beauté de la nature ?
Les tentatives d'écriture peuvent se multiplier à l'infini, mais les métaphores, les analogies et les mouvements de l'imagination trouveront difficilement les échos recherchés dans les cœurs et les esprits des lecteurs passés et à venir.
En prenant un autre ton que celui de l' ‘Enchanteur' précédemment évoqué, il y a (ou il y aurait) toujours une manière de transformer un conte à l'allure triviale en quelque chose comme une histoire assez singulière, et qui finira par attiser notre curiosité et peut-être davantage notre intérêt pour cette histoire bizarre et sa drôlerie. Voici donc une histoire courte que j'ai intitulée «conte moderne».
«Il était une fois une ligne qui tomba amoureuse d'un point. Et l'histoire continue ainsi avec le point étant la plupart du temps attiré par une ligne brisée.
Avec le temps qui passe, la ligne commença à se développer en des formes de plus en plus complexes jusqu'au jour où elle sentit le temps venir pour conquérir le point. Le point étant tellement ravi par toutes ces formes que la ligne a développées qu'il s'étala sans retenue, oubliant sa nature géométrique ; mais ainsi que va le destin des choses en ce monde, il finit par réaliser que cette ligne d'apparence brisée était en fait une forme tout a fait anarchique, et que cette liberté apparente n'était qu'un signe de chaos.
Et pour ne point démentir la fable : «Porta, patens esto. Nulli claudaris honesto»1, il ne faut surtout pas déplacer le point d' «esto» à «nulli», car comme dit le proverbe, il y a risque de perdre une abbaye, ou sa chapelle (littéraire celle-là), (ou pour faire plus moderne : sa rédaction), pour un seul point !»
Il est vrai que certains ne trouveront pas tellement d'intérêt à cette histoire, une histoire, somme toute, pas tellement différente des élucubrations désespérément banales de certains ouvriers de la plume, et qu'en fin de compte son auteur se fait trop d'illusions ou n'a rien compris à ce que l'on pourrait appeler une conception originale d'un récit, aussi court soit-il. D'autres, trouveront peut être assez de force pour s'arracher aux sempiternelles tracasseries et ennuis du quotidien, pour la considérer un instant, en ricaneront à la fin, parce que la trouvant dérisoire ! D'autres encore, peut être une infime minorité, prendront leur courage à deux mains, et s'efforceront de lire cette courte histoire, essayeront d'en décrypter le sens caché, et hésiteront quelque peu à lui trouver un quelconque intérêt ou, alternativement, la trouveront plutôt cocasse, chose qui ne manquera pas de réjouir son auteur.
C'est le destin de toute prétention à l'écriture, l'écriture idéalement sans fard ni fagotage. Mais le grand tourment, c'est l'idée de l'échec irrémédiable, avant même que l'expérience de l'échec ne soit une réalité. C'est là tout le drame, l'effritement de tout rêve, l'inutilité de toute thérapie. Et cependant, bien au delà de cette fatalité auto-infligée, le moi de l'écrivain a toujours su garder, avec force, ce rêve, ce désir, cette passion, cette hantise, ces nuits d'insomnie, cette déchirure, cette souffrance, cette folie de vouloir à tout prix projeter en avant le livre à venir, parce qu'on a jamais fini de l'écrire, de le porter en soi peu importe si cette folie peu commune le mènera vers le salut ou vers le désastre, le désespoir, la perte d'identité, le purgatoire et la mort.
L'écriture, lieu de toutes les interrogations et de la solitude essentielle, chaque fois remise en question et donc mise en péril, a été admirablement abordée par l'inclassable Maurice Blanchot, lui-même étant hanté par la création littéraire. Dans «l'Espace Littéraire» il dit, en quelques lignes inspirées et incisives, que «Ecrire, c'est briser le lien qui unit la parole à moi-même, briser le rapport qui, me faisant parler vers ‘toi', me donne parole dans l'attente que cette parole reçoit de toi, car elle t'interpelle, elle est l'interpellation qui commence en moi parce qu'elle finit en toi. Ecrire, c'est rompre ce lien». (pp. 20-21, Gallimard, 1988).
Pour Blanchot, c'est cette expérience tourmentée (expérience de l'échec chez Van Gogh, chez Mallarmé) qui nous fait entrevoir le génie : «Si l'expérience est le mouvement infiniment risqué qui ne peut réussir, ce qui sort d'elle nous l'appelons réussite, ce tourment, nous l'appelons bonheur, et cette pauvreté aride devient la plénitude de l'inspiration : ce désespoir laborieux, infatigable, c'est la chance ou la grâce, d'un don sans travail» («L'espace littéraire», p. 245).
**Universitaire et écrivain
Notes:
1«Porte, reste ouverte ! Ne sois fermée à aucun honnête homme !» Si le point est mis après ‘nulli', cela donnera ceci : «Porta, patens esto nulli. Claudaris honesto».. «Porte, ne reste ouverte pour personne ! Sois fermée à l'honnête homme !» beaucoup d'interprétations sont possibles. Chacun y mettra son grain de sel, cette fable étant inépuisable de sens. On pourrait, par exemple, dire à propos de cette fable moderne que, sur un premier plan d'interprétation, le point retrouve conscience de ce qu'il est, c'est-à-dire la plus petite portion concevable de l'espace, et donc interdit d' «expansion» sous peine de contradiction fondamentale ; sur un autre plan, l'on pourrait avancer que l'homme de culture ne peut être alléché indéfiniment par des facilités folkloriques, par des trompe-l'œil, par la pseudo-culture, etc. Sur encore un autre plan, l'on pourrait enfin dire que la ponctuation est la manifestation même du plaisir du texte. Elle exige maîtrise, savoir et sensibilité.
* L'expression ‘choix cornélien' renvoie à un dilemme difficile, voire impossible entre deux valeurs, à savoir le devoir et l'amour (par référence à la pièce de Pierre Corneille (1606-1684), ‘Le Cid', 1673).
Ici, le sens est élargi à quelque chose de plus général, comme un choix vraiment difficile, contraignant mais inévitable, et qui engage toute la personnalité de l'auteur, pour un écrivain entre se consacrer à son art, et donc à l'écriture, ou s'engager dans les luttes politiques et sociales, à l'image d'un Jean Paul Sartre (philosophe et écrivain,) ou d'un Kateb Yacine (qui n'est plus à présenter).


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