Quel est le point commun entre une route, un trottoir, un bâtiment, un équipement public, des VRD, un ouvrage hydraulique, un aménagement urbain, un espace vert... grossièrement faits ? C'est le «mode» du moins-disant. Dans un système de commande publique fondé sur «le plus bas prix», les casseurs de prix mènent la danse. Ils ont la mainmise sur tout le BTPH. Et bien plus. Mais si les travaux sont bien suivis et contrôlés sur les plans quantitatif et qualitatif, le casseur de prix se cassera les dents et l'expérience lui apprendra par la suite à donner des soumissions réalistes. Le moins-disant étant le mot d'ordre donné aux ordonnateurs de marchés publics depuis l'ère Ahmed Ouyahia, les maîtres d'ouvrages doivent, systématiquement, attribuer le contrat à l'entreprise qui propose le meilleur prix. Pour l'emporter, il suffit donc de tirer les coûts au plus bas et d'attendre... Entre autres conséquences : beaucoup de soumissionnaires produisent un prix et non une offre. Les maîtres d'ouvrages se retrouvent avec des prestations à la limite de l'acceptable, et parfois même bien en-deçà, et avec un rapport de confiance avec l'entreprise contractuelle de bien piètre qualité. Tout cela rognant sur la qualité des projets réalisés, notamment dans la filière budgétivore de BTPH, avec de très nombreuses malfaçons engendrées par une méconnaissance notoire des règles de l'Art ou par la tricherie, tout bonnement. Soyons clairs : il n'est pas question ici de jeter la pierre sur quiconque, mais simplement d'attirer l'attention des pouvoirs publics sur une situation aberrante qui fait beaucoup de mal à l'économie nationale. Et c'est là en substance la teneur du message-doléance que veut envoyer de nombreuses entreprises de ce secteur majeur de l'économie au président de la République Abdelmadjid Tebboune. LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE INTERPELLE Le fait est qu'en matière de marchés publics, les textes en vigueur obligent le maître de l'ouvrage à choisir le moins-disant, ce qui pousse certains soumissionnaires à répondre avec des prix très bas, afin d'augmenter leurs chances de décrocher les contrats. Ces dérives doivent appeler l'attention sur le fait que l'attribution d'un marché à une entreprise qui a sous-évalué le coût de la prestation peut avoir des conséquences dommageables. D'une part, la qualité des prestations fournies peut ne pas correspondre aux attentes du maître de l'ouvrage et des défauts d'exécution peuvent être constatés. Dans les situations les plus extrêmes, le marché peut rester partiellement inexécuté. D'autre part, l'entreprise attributaire peut rencontrer des difficultés à respecter le cahier des charges et risque de se trouver en contentieux avec l'Administration. Et dans tous les cas de figure, le jeu de la concurrence est faussé et les entreprises évincées qui auraient pu être en mesure de fournir une prestation de qualité pour un prix plus élevé, mais réaliste, se trouvent au final lésées. Ainsi, les maîtres d'ouvrages continuent à naviguer à vue quant à la démarche à adopter face à ce qu'on appelle des offres sous-évaluées, présentées par des casseurs de prix, et ce sachant que pour des prestations de travaux ou d'études à réaliser ou bien encore pour des fournitures à acquérir, le principe consacré par les textes en vigueur est celui du moins-disant. Mais, moins-disant jusqu'à quelle valeur ? Les maîtres d'ouvrages ou clients publics sont souvent confrontés à des obstacles insurmontables. LE MOINS-DISANT COMME ARTIFICE LEGLAL POUR LA TRICHE La preuve, des recours pleuvent sur les commissions de wilaya dès l'annonce dans les journaux de l'attribution provisoire de marchés. Les casseurs de prix ne peuvent être réellement contenus que par l'application stricte des termes des contrats qui les lient à l'administration. Si les travaux sont bien suivis et contrôlés sur les plans quantitatif et qualitatif, le casseur de prix se cassera les dents dans le projet et l'expérience lui apprendra par la suite à donner des soumissions réalistes. Mais, n'est-ce pas là une vision idéaliste lorsqu'on considère l'état de déliquescence et de fragilité dans laquelle se trouvent les agents de l'administration chargés de la réception des ouvrages, des études ou des fournitures. L'on se rend compte également que la presse écrite pullule de mises en demeure et d'avis de résiliation de marchés. C'est là un symptôme manifeste d'une relation peu sereine et tendue entre l'Administration publique en général et les partenaires économiques. Une relation qui vire parfois à la confrontation, aux contentieux et aux tribunaux. Si certains litiges trouvent leur dénouement dans des arbitrages ordonnés par la wilaya ou la Commission nationale des marchés, il n'en est pas de dizaines d'autres dossiers qui finissent dans les couloirs de la justice, laquelle n'est pas connue pour sa célérité. On ne peut, non plus, omettre de relever les scandales de corruption qui gangrènent une myriade de structures publiques (wilayas, APC, directions de wilayas, entreprises publiques...). MARCHES PUBLICS ENTRE FAILLES DE LOI, COMBINES ET MANIGANCES Une partie de ces affaires trouve son explication dans les brèches laissées dans les textes régissant les marchés publics. L'autre partie relève de la violation manifeste des textes en vigueur, suite à des manœuvres et manigances lors des évaluations des offres. Les combines peuvent aller jusqu'à l'élaboration des cahiers des charges, lesquels sont parfois faits sur mesure par rapport à un soumissionnaire que l'on veut privilégier. Il y a aussi un autre aspect basé sur le même «artifice» du moins-disant. Ainsi, avec à la clé des études bâclées, des entreprises se retrouvent obligées de refaire les études et de modifier les contrats de réalisation avec des avenants, ce qui renchérit les coûts des projets. Cette méthode est souvent utilisée par les inévitables casseurs de prix. Explication : une entreprise fait une soumission à un marché public, et pour l'obtenir elle propose une offre trop basse. Ensuite, elle profite des lacunes de l'étude bâclée pour se faire signer des avenants et augmenter le coût de réalisation. Un stratagème utilisé souvent avec la complicité de l'Administration et qui a permis à certaines entreprises «prédatrices», nationales ou étrangères, de s'accaparer le marché algérien du BTP, au détriment des entreprises algériennes sérieuses et compétentes. DES OFFRES À BASE DE PRIX PLUS BAS QUE LES PRIX DE REVIENT C'est une question de bon sens d'abord. Comment peut-on faire confiance à un produit proposé par quelqu'un moins cher que son prix de revient ? Comment peut-on retenir cette offre qui défie la logique du «prix plancher» et rejeter toutes les autres offres, qui correspondent pourtant aux cours réels de marché, et ce au nom du principe «sacro-saint» du moins-disant ? Un constructeur de bâtiment candidat pour un projet de logement public LPL, LPA ou AADL, par exemple, qui chiffre le béton armé dosé à 350 kg/m3 7.500 ht à un prix unitaire de 25.000 DA, soit 5.000 DA au-dessous du prix de revient conforme au marché national, est-ce normal ? Un constructeur de route qui taxe le mélange bitumineux à chaud (à granularité discontinue, de type ouvert) à 4.000 DA, soit 25% plus bas que le prix unitaire certifié, est-ce normal ? Est-ce normal aussi, quand cette même entreprise retenue pour un projet de revêtement de voirie urbaine ou d'entretien de CW ou RN chiffre le compactage autopropulsé sur pneumatique de 12/22 tonnes/h à 4.000 DA alors que le prix unitaire plancher étant de 4.658 DA ? Et est-ce normal aussi quand ce même casseur de prix, qui rafle la mise partout où il soumissionne, facture la bordure droite en béton monocouche avec section normalisée piéton A1 (20 x14) cm au chiffre rond 200 DA/U, c'est-à-dire 94 DA moins cher que le tarif en vigueur sur le marché BTP ? Le même point d'interrogation vaut pour les mêmes cas de prix abusivement bas pour le terrassement, la fondation, le dallage, le briquetage, le carrelage, le barreaudage, le boisement et le PVC, le plombage, l'électricité, la clim, si elle existe, la peinture, la viabilisation, le corps de chaussée, le remblaiement, le compactage, le fraisage de la couche de roulement, le bitumage, la bordure, la glissière de sécurité, la signalisation, l'éclairage, le gabionnage, le curage, le drainage, l'assainissement, les canaux, les digues, le réseau AEP, l'aménagement, la plantation, le gazonnage, le système d'arrosage, le mobilier urbain... Tous secteurs compris, les flagrances des sous-évaluations des prix des produits et matériaux et des coûts d'exécution (charges, main-d'œuvre...) crèvent les yeux et il est impossible qu'elles passent sous le nez des membres des commissions d'évaluation des offres. Mais pourquoi alors les offres anormalement basses ne sont-elles pas écartées de facto comme elles le sont les offres anormalement élevées. DES MEMBRES DE COMMISSIONS IMPUISSANTS FACE AUX COÛTS SOUS-EVALUES En principe, les unes comme les autres doivent être jetées dans la corbeille des offres inappropriées, irrégulières et inacceptables, pour ne laisser la place qu'aux offres sérieuses et pertinentes d'où sortira le vainqueur sur la base des critères biens définis et précis du mieux-disant en vertu du Code de marchés publics. Or, paradoxalement, c'est l'inverse qui se passe de nos jours dans nos administrations, à quelques rares exceptions près. C'est le moins-disant qui l'emporte toujours. Selon un agent public d'une administration qui a requis l'anonymat, «on sait en général qu'un tel soumissionnaire moins-disant a sciemment cassé les prix pour s'adjuger le marché, mais on ne peut pas l'éliminer car au bout des décomptes il obtient la note qualificative exigée. Alors on ne fait qu'appliquer les textes». «Parfois, reconnait-il encore, on tombe sur des écarts de 2 à 3 milliards sur un projet de 10 milliards, ce qui est énorme. Toutefois, si l'entrepreneur répond techniquement au cahier des charges et est financièrement le moins-disant, on est obligé de le prendre. Dans certains cas d'écarts flagrants, l'entrepreneur est convoqué pour s'expliquer, mais il est quand même retenu». Quand ce n'est pas tout simplement une affaire de blanchiment, une fois le contrat décroché, le casseur de prix cherche à l'évidence à faire des économies au détriment de la qualité et de la fiabilité. Pour couvrir les pertes sur les articles qu'il a sous-estimés, il grignote, par-ci par-là, sur la qualité des matériaux utilisés, le dosage, les dimensions, les quantités... avec la complicité du bureau de contrôle et de suivi, notamment dans le processus d'évaluation quantitative. Un expert juridique révèle, pour sa part, que «les membres de la Commission de marchés sont souvent pieds et poings liés car ils sont forcés d'appliquer, à la lettre, la méchante loi du moins-disant sous peine de se retrouver à la barre pour passation de marché public contraire à la loi... Et là, bon courage à eux pour expliquer le comment du pourquoi au jeune magistrat non spécialiste !». DES MAÎTRES D'OUVRAGES FERMENT LES YEUX ET SE BOUCHENT LES OREILLES Or, en principe, dès que la Commission de marchés fait face à une offre anormalement basse, elle doit notamment vérifier qu'elle ne l'est pas pour ces motifs : elle ne comprend pas le chiffrage de toute la prestation, tire les coûts vers le bas par le biais d'une main-d'œuvre moins chère ou par le biais d'articles de moindre qualité. Le maître de l'ouvrage doit procéder à la vérification de la cohérence d'une offre avant de la qualifier d'offre anormalement basse et de la rejeter. A cet effet, il doit demander directement à l'entreprise de détailler son offre, pour comprendre d'où provient cet écart de prix. Il doit également lui réclamer de produire les sous-détails des prix munis de justificatifs, de même qu'il est en mesure de s'en renseigner auprès des fournisseurs, tel que Naftal pour ce qui est du bitume notamment. En cas d'offre financière anormalement basse, dans un marché de TP par exemple, le maître de l'ouvrage doit impérativement requérir auprès des entreprises les justificatifs financiers et comptables des prix avec les sous-détails des prix, dont notamment les factures d'achat de bitumes, agrégats, fuel, pneumatiques, masse salariale, charge patronale et bénéfice. En matière de commande de fournitures ou de services, aussi, le choix de l'offre économiquement la plus avantageuse n'est pas synonyme de choix de l'offre du moins-disant. En cas de critère unique, le prix ne peut, ainsi, être retenu comme critère unique que dans des cas exceptionnels, lorsque le marché a pour seul objet l'achat de services ou fournitures standardisés dont la qualité est insusceptible de variation d'un opérateur économique à l'autre. L'achat n'est plus alors appréhendé par le seul prix mais intègre l'ensemble des coûts générés par le produit, le service ou les travaux objet du marché, tels que les coûts liés à l'acquisition, les coûts liés à l'utilisation comme la consommation d'énergie, les frais de maintenance, les coûts de collecte et de recyclage. DES PRIX PLUS QUE DOUTEUX QUI PASSENT COMME LETTRE À LA POSTE Le choix du «mieux disant» s'en trouve favorisé, en privilégiant les prestations plus durables et de meilleure qualité. Le droit de la commande publique est censé ériger le choix du mieux-disant en principe, permettant à l'acheteur de choisir l'offre qui, par sa valeur technique, satisfait le mieux le besoin de l'acheteur à un prix juste et raisonnable. Plusieurs règles du droit de la commande publique permettent par ailleurs de se prémunir d'éventuelles dérives. De la même manière, le mécanisme de détection des offres anormalement basses, prévu par la loi, oblige l'acheteur qui identifie une offre qui lui semble anormalement basse, à exiger de l'opérateur économique des justifications sur le montant de l'offre et à la rejeter si ce dernier ne parvient pas à démonter de manière satisfaisante le bas niveau du prix ou des coûts proposés. L'Etat doit, par ailleurs inciter, l'ensemble des ordonnateurs de marchés, dont notamment les directions sectorielles de wilayas et les collectivités locales, à choisir l'offre la mieux-disante à chaque avis d'appel d'offres. Le prix ne doit pas, en aucun cas, être le seul critère de choix. L'offre technique doit être davantage valorisée, l'objectif étant de tendre vers le meilleur rapport qualité/prix. Cette suggestion de bonnes pratiques ,émanant de plusieurs chefs d'entreprises du BTP vise à « endiguer la spirale négative des prix tirés vers le bas qui déstabilise le secteur et, bien pire encore, massacre le pays, mais aussi mettre en place une démarche de commande publique logique, réaliste et responsable».