3 mars 1958, six heures : comme tous les matins à la même heure, je sortis de la maison et pris le chemin de l'école, mes livres sous le bras. Au bout d'une cinquantaine de mètres, je m'arrêtai pour me laver dans un ruisseau.. Soudain, je reçus un coup violent derrière la tête. Comme je restais silencieux, le gradé s'excita et commença à me donner des petits coups de canne sur la tête. Je répétai la même réponse et les coups devinrent plus forts, de plus en plus forts. Soudain, le sang se mit à couler. Voyant cela, il s'acharna* encore plus violemment. Après deux heures de ce traitement, ils me laissèrent, couvert de sang, me disant de réfléchir et qu'à leur retour, si je ne parlais pas, ils me passeraient à la gégène. J'avais bien entendu parler comme de quelque chose d'horrible de cette méthode de torture, mais je n'avais jamais imaginé que je la subirais un jour. J'étais horrifié à la pensée d'être torturé alors que je n'étais qu'un gosse. Une heure après, ils revinrent. D'office*, le gradé me donna deux coups de canne et me demanda si j'étais décidé à parler. -Parler de quoi? Je ne connais personne, répondis-je. L'interprète dit alors : -Viens avec nous. Tu parleras de force. Ils m'emmenèrent dans une petite cour voisine, bordée par des cellules et par une pièce plus large située face à l'entrée. Puis, dans celle-ci, au centre de laquelle il y avait une table en fer portant des sangles*, l'interprète m'ordonna de me déshabiller, tout en m'envoyant deux coups de pied. Je restai sans bouger. Ils se jetèrent sur moi. Un instant après je me retrouvai nu sur la table, attaché par une ceinture à la taille et une sangle à chaque membre. L'interprète me dit alors : - Décide-toi à parler avant qu'on commence. Ils ne voulaient pas admettre que je puisse ne rien savoir. Le gradé avait une boîte près de lui d'où sortaient deux fils et sur laquelle était fixée une manivelle*. Il m'enroula* l'extrémité de l'un des deux fils sur la verge*, puis tenant l'extrémité de l'autre fil appuyée sur une de mes oreilles, il donna quelques tours de manivelle. La douleur fut telle que je suffoquai* puis hurlai horriblement. Il recommença l'opération plusieurs fois, déplaçant l'extrémité du fil libre sur les diverses parties du visage et du corps. A chaque interruption, il me posait une question. Comme je n'y répondais pas, il recommençait. Quand par la suite, et même bien des années après, je repensais à cette scène, j'étais pris de tremblements. La séance fut interrompue au bout d'une vingtaine de minutes par l'arrivée d'un homme coiffé* d'un képi, qui s'adressa au gradé. Je ne comprenais pas leurs paroles, mais je sentais que cet homme protestait contre le traitement qu'on m'infligeait. Il me détacha lui-même puis me mena aux cuisines. J'avais la figure pleine de sang dû aux coups reçus et tout mon corps tremblait. A la cuisine, je me lavai et il me proposa à manger. J'en étais bien incapable. Il me conduisit alors dans son bureau où je me rendis compte qu'il commandait la caserne. Il en était le capitaine. Dans l'après-midi, deux gendarmes, que je connaissais de vue, vinrent à la caserne. L'un deux, qui parlait parfaitement arabe, me posa quelques questions pour vérifier mon identité, puis me dit : - Ton père est venu nous rendre visite cet après-midi et nous signaler ta disparition. Que veux-tu qu'on lui dise ? Je demandai qu'on me laisse partir et dis que je lui parlerais moi-même. Mais il me répondit: -Non, on te garde ici pour te protéger du FLN, car il est question qu'ils ramassent tous les jeunes de ton âge pour les envoyer en Tunisie ou les garder avec eux. -Ce n'est pas vrai. Laissez-moi partir. Ils ne me feront rien. -Et tes frères ? Ils les ont bien pris avec eux. -Mes frères ont plus de vingt ans et moi j'en ai treize. -On va dire à ton père que tu es chez nous et ne risques rien. Pour le moment, on te garde. J'essayai de protester, mais en vain. Les gendarmes partirent. Il était près de dix-sept heures. Le capitaine fit appeler l'interprète et me dit On va t'emmener dormir. Nous reparlerons demain. Mais dès maintenant, rassure-toi : tu ne seras jamais ni torturé, ni maltraité, j'y veillerai moi-même. L'interprète m'emmena et m'enferma dans la pièce du bas d'un mirador. En tout et pour tout, il y avait dans cette pièce une couche de sable épaisse d'une dizaine de centimètres. Je m'assis et attendis. Dans la soirée, je commençai à souffrir du froid et de la faim. J'essayai de dormir pour me reposer de cette dure journée. Mais cela m'était impossible. J'étais la proie de la frayeur provoquée par ce terrible après-midi. Dès que je repensais à la séance de la gégène, les tremblements me reprenaient. Je souffrais aussi de la séparation d'avec mes parents que je n'avais encore jamais quittés. Quand, malgré tout cela, je m'assoupissais, un bruit me réveillait. Toutes les deux heures, la relève des sentinelles faisait un vacarme épouvantable*, et toutes les vingt minutes, se produisait un bruit de pas et de voix que j'ai su, par la suite, être le passage du gradé de relève. De surcroît, au cours de la nuit, la caserne fut harcelée par le FLN. Pendant une dizaine de minutes, deux mitrailleuses* de 12,7 mm et une dizaine d'armes individuelles firent vibrer les murs de mon réduit*. J'avais déjà entendu tirer, mais jamais de si près. Enfermé dans ce mirador, dans l'obscurité, seul, ne sachant pas ce qui se passait, entendant courir, je fus pris de panique. Au moindre bruit près de la porte, je croyais que l'on venait me chercher. Je passai le reste de la nuit glacé de froid et de peur, attendant le lever du jour. Vers huit heures, l'interprète entra avec un quart de café que je bus, et qui me réchauffa un peu. Une heure plus tard, le capitaine me fit conduire dans son bureau et m'annonça une nouvelle bouleversante: Ton père est revenu nous voir ce matin. Il a demandé de tes nouvelles. Nous lui avons répondu que tu restais avec nous et ne voulais pas rentrer chez toi. Il a demandé à te voir et à te parler. J'ai accepté. Mais prends garde, tu devras te conduire ainsi avec lui : tu lui diras que tu as toi-même demandé à rester chez nous et que tu ne veux plus jamais rentrer chez toi. Je me mis à protester avec virulence*. Après quelques minutes de discussion, ils me dirent que si je n'acceptais pas, mon père aurait de graves ennuis. Je compris qu'il serait emprisonné, peut-être torturé, ou même risquerait sa vie. A cause de cette menace, je finis par accepter, sachant fort bien que mon père ne croirait jamais de telles paroles. Mon visage couvert de traces de tortures lui révélerait d'ailleurs la vérité. Le capitaine fit alors venir mon père dans la pièce. A son entrée, celui-ci, me voyant dans cet état, resta quelques secondes figé de stupeur. Il ne pouvait plus parler et murmura quelques mots inaudibles. Je n'avais jamais vu mon père aussi bouleversé. Durant les dix minutes qu'on nous accorda sous la surveillance de l'interprète, nous parlâmes très peu. L'émotion nous nouait la gorge... Fin