En cet après-midi froid du vendredi 20 décembre, comme par atavisme ou magnétisme, des grappes humaines affluent vers le centre ville de Sétif. Ce n'est pas la foule débordante et impressionnante des grands jours. Le petit peuple contestataire parait sonné par le coup qui lui a été asséné mais ne semble nullement mis KO. Il tente de se relever, se rasséréner et prendre la mesure de la situation qui n'est plus la même. Les slogans « star » d'il y a quelques jours sont devenus caduques et tombent en désuétude tandis que d'autres ont gardé leur teneur : « Atelgou el massadjin ma baouche el cocaïne » (libérez les détenus, ils n'ont pas vendu la cocaïne) en est un. L'album des slogans se renouvelle et veut coller à l'actualité changeante : « ya lewharna bravo alikoum, Djazaïr teftakher bikoum » (Bravo les Oranais, l'Algérie est fière de vous). Fait curieux et surtout inhabituel, presque inquiétant pour nombre d'habitués du hirak : pas un seul agent anti-émeute devant la porte du siège préfectoral. Aucun fourgon bleu ni de panier à salade. A peine une poignée d'agents de l'ordre en tenue bleue totalement détendus, juste affairés à assurer la circulation en ce point névralgique de la ville. Du jamais vu depuis le 22 février. Certains manifestants inquiets parlent de possible guet-apens pour coffrer tout le monde. Crainte injustifiée : aucun des manifestants n'est ni malmené ni arrêté par la police. Ce qui s'est passé au même endroit, il y a près d'une semaine et qui ressemblait à une intimidante démonstration de force relève – t-il désormais du passé ? Espérons-le. Foncièrement paisible, la foule a très vite oublié ses slogans hostiles à l'égard des forces de l'ordre. Une page est tournée. La foule a peu à peu grossi et vers 14h 30 elle se met en ordre de marche. Sur son parcours de l'avenue du 8 mai 1945, on peut mesurer aisément son ampleur : près de 2000 manifestants, en très grande partie des jeunes gens. Le reste est composé de personnes d'âge mûr et de seniors. A peine une trentaine de femmes et de jeunes filles. La tradition et les tabous sont encore lourds à soulever dans la société algérienne et le hirak, mouvement rassembleur, traversé par les divers courants politiques et sociétaux, en est un échantillon représentatif. En ce sens, il ne nous apparait pas comme une avant-garde ou même une entité politique. L'essentiel des slogans dénonce l'élection présidentielle dans son déroulement et dans son résultat. « Ma votinach, Tebboune entaakoum ma yaeninach » (Nous n'avons pas voté, nous ne sommes pas concernés par Tebboune). Mieux ou pire, c'est selon, le hirak refuse le dialogue. « Makanche hiwar maa el issabat » (pas de dialogue avec les gangs). Et la dérision, arme pacifique du peuple d'en bas, se sentant méprisé, est présente : l'œil droit est couvert d'un sparadrap ou, à défaut, de la main en signe de solidarité avec les éborgnés du hirak à Oran victimes d'une insupportable répression. Mais la dérision déraille vers le mauvais goût : certains manifestants simulent la prise de la cocaïne avec la farine en accusant, injustement, le nouveau chef de l'Etat de trafiquant de drogue. A ce moment là, le slogan politique, non partagé par tous les manifestants, s'abaisse au raz des pâquerettes. Quelques manifestants d'âge mûr en sont indignés et désapprouvent ce dérapage attentant à la dignité humaine. Une personne est considérée innocente jusqu'à preuve de sa culpabilité. Sur son long parcours de 10 mois le hirak a fait preuve de grande maturité citoyenne par de meilleures images que celle-ci. La marche protestataire relativement de courte durée – à peine une heure - empruntera le boulevard circulaire du Cheikh Laifa puis l'avenue de l'ALN jusqu'au retour sur le point de départ. Ce vendredi 20 décembre, seul l'emblème national est présent. Peu de pancartes. Devant le commissariat central, lui aussi débarrassé de son escouade anti-émeute habituellement positionnée devant son entrée, les marcheurs passent leur chemin sans même y ralentir et sans le moindre slogan hostile à la police. Sauf fait exceptionnel inattendu, le hirak a totalement assimilé le sens et l'intérêt de la protestation pacifique. « Selmya, selmya » , un mot adopté, internalisé et assimilé par des milliers de protestataires. Une révolution mentale, sociétale probablement durable mais qui reste à consolider pour lui éviter les éventuelles graves dérives. Aux hommes politiques au pouvoir et dans l'opposition mais aussi aux animateurs d'un jour du hirak d'en tirer la quintessence et les bonnes conclusions pour faire avancer la démocratie et les droits humains. H.ZITOUNI