En ce début d'après midi du vendredi 7 février 2020, le ciel continue d'afficher son bleu immaculé et les fidèles sortant des mosquées n'ont pas tari de prière à Allah pour qu'il arrose d'une pluie bienfaitrice les cultures assoiffées. Mais les prévisions météos sont plutôt pessimistes. Chez le hirak sétifien l'atmosphère est anormalement électrique. Exit, l'ambiance bon enfant habituelle. La foule est déjà là, rassemblée devant le siège préfectoral et son volume gonfle peu à peu. De nombreux visages devenus à présent familiers sont sombres, inquiets ou contrariés. Les paroles qui fusent du milieu de la foule sont, sans surprise, acerbes à l'endroit du pouvoir en place. On y étale en boucle toute la panoplie connue des slogans hostiles adaptés ou raccommodés à l'actualité. Mais c'est la police qui est le plus visée ce vendredi, elle qui s'est comportée globalement depuis le lendemain du 12 décembre avec réserve et presque discrétion envers les contestataires du vendredi. Deux slogans reviennent avec colère : « Dawla madania machi boulicia » (Etat civil pas policier) et l'autre est ironique et bravache : « Boulicia bravo alikoum. El issaba taftakher bikoum » (Bravo la police. Le gang est fier de vous ». Mais les quelques policiers en faction devant l'entrée du siège de la wilaya ou régulant la circulation sur le boulevard n'en semblent pas impressionnés. Quelques langues se délient presque en me chuchotant que 3 supposés membres du hirak auraient été arrêtés le matin de ce vendredi à leur domicile sans que l'on puisse savoir par quel service. Le rassemblement ne tarder pas à prendre sa marche sur un itinéraire qui s'avérera plus court que d'habitude. La procession du hirak empruntera cette fois-ci le boulevard de l'ALN, puis l'avenue d'Ibn Sina. En passant devant la maison de la radio locale, les manifestants fustigeront les journalistes par l'infamant « ya essahafa ya echiatine… » (journalistes brosseurs). Pour la première fois de l'histoire du hirak sétifien, les marcheurs ne prêteront pas attention à une ambulance bloquée par le passage la procession devant l'immense fleur de lotus appelée par la vox populi « Garnouna » (artichaut). La même scène incompréhensible se reproduira, hélas, plus tard aux abords de la wilaya. Les manifestants ne marqueront pas non plus la courte pause silencieuse habituelle à l'approche de l'hôpital Saadna Abdenour en signe de respect à la quiétude des malades. C'est à peine s'ils observeront un court silence devant l'appel à la prière du muezzin de la mosquée el Atik, non sans avoir préalablement arrosé abondamment le commissariat voisin de slogans hostiles aux hommes de l'ordre. Ceux-là, eux aussi, feront la sourde oreille par obligation de réserve professionnelle. Après le court instant de défoulement euphorique collectif dans le long tunnel de la trémie de Bab Biskra, les marcheurs débouchent devant le commissariat central pour y déverser toute leur colère et leur hostilité verbale envers les hommes bleus. Pour signifier bruyamment toute leur désapprobation et leur indignité contre l'arrestation de hirakistes attribuée à tort ou à raison à la police, les marcheurs se dresseront devant le siège de sureté de wilaya pendant près de 20 minutes, une première depuis le 22 février. Mais dans ce long moment de forte tension, ni les manifestants ni les agents de l'ordre modérément présents sur le parvis, ne feront acte du moindre acte de violence. Le miracle de la « silmya » d'une part et la retenue professionnelle d'autre part ont probablement évité le trouble. Entre temps, la procession contestataire qui comptait près d'un millier de manifestants a perdu sensiblement de son volume. Près de la moitié s'y est peu à peu dispersée. Tous les hirakistes n'étaient pas d'accord pour prolonger cette confrontation que d'aucuns jugeaient contre-productive et dangereuse. Les femmes, qu'on dit plus intuitives, ont été les premières à reprendre la marche, suivies en cela par les personnes âgées. Le noyau dur du hirak, s'étant rendu à l'évidence, s'y pliera. Et les moins de 500 personnes restantes de la procession arriveront quelques minutes plus tard au point de ralliement des abords de wilaya. Alors que la dispersion commença, il fut décidé, on ne sait pourquoi et par qui, de bloquer la circulation au principal carrefour de la ville on y installant un sit in improvisé (« iitissam »). De nombreux automobilistes, dont certains accompagnés de leur famille, furent bloqués et pris au piège de cette entreprise insensée. Ils expriment leur mécontentement à coups de klaxon. Cela rappelle pour les séniors que cet endroit même, il y a près de 30 ans, a été occupé de nombreux jours par un mouvement politique, causant un mécontentement général des citoyens. Cela rappelle aussi c'est ce phénomène de couper la route constaté çà et là par des groupes de citoyens mécontents ou même quelques fois en détresse mais dont le seul résultat est de punir injustement les nombreux usagers de la route. Cette façon d'agir menace le capital de sympathie et de crédibilité du hirak éminemment populaire de par sa composante, demeuré au plus près des préoccupations du peuple lambda comme ne le furent jamais de nombreuses organisations politiques. Alors qu'il s'approche de son premier anniversaire, le mouvement de contestation devrait pouvoir préserver son caractère pacifique, y compris même par ses slogans dont on peut contester quelquefois la pertinence. Le hirak ne doit être tenté ni par la confrontation, ni par cette espèce de totalitarisme et de sectarisme qu'on peut résumer par « est contre moi celui qui n'est pas avec moi ». Il devrait être préservé de la récupération partisane, toujours à l'affût. Pour éviter de sombrer dans la routine ou les dérives le hirak devrait se ressourcer et s'inventer des perspectives. Il est probablement temps au hirak de s'organiser selon les lois de la république, aussi contestables soient-elles. Sa formidable ressource humaine et son potentiel prouvé d'intelligence et de créativité peuvent y être mis à contribution. En retour et au vu des perspectives économiques et sociales inquiétantes qui assombrissent l'horizon, la gouvernance quelque soit sa légitimité, doit pouvoir tirer profit de ce formidable feedback en direct des pulsations de la nation qu'aucun de ses démembrements, ni les « élus du peuple », ni même les journalistes ne peuvent lui rapporter avec fidélité. En contre partie, ceux qui sont au gouvernail du bateau Algérie, sont en mesure de faire mieux respecter les libertés individuelles et collectives garanties par la Constitution. La question des arrestations pour délit d'opinion demeure une plaie béante. Après avoir essayé de témoigner, pendant près d'une année, selon mon ressenti, sur ce formidable élan populaire contestataire dans une ville du pays profond, je me vois obligé de marquer une pause. Merci à Sétit-info de m'avoir accueilli avec une grande liberté sur ses colonnes. Tout mon respect aux lecteurs et à tous ceux qui luttent pour une Algérie meilleure. H.ZITOUNI