De l?autre c?t? de l??cran ? travers lequel nous avons suivi la guerre men?e contre Ghaza, Khadidja Benguenna, journaliste-pr?sentatrice d?Al Jazeera, revient, dans cet entretien exclusif qu?elle nous a accord? ? Doha, au lendemain du cessez-le-feu, sur la guerre m?diatique, sur la difficult? du travail en temps de guerre et sur le n?cessaire renforcement de la presse arabe dont le r?le a ?t? d?terminant face ? l?agression isra?lienne contre les Palestiniens. La voix de l?Oranie : Tout d?abord, une question qui viendrait ? l?esprit de tout un chacun, n??tait-il pas difficile de travailler avec toutes ces images d?enfants morts ou mutil?s ? Khadidja Benguenna : En effet, je dois dire que de tout mon parcours de journaliste et de pr?sentatrice, la guerre contre Ghaza a ?t? sans aucun doute le plus dur conflit que j?ai eu ? couvrir. Nous avons couvert la guerre contre l?Irak, la guerre contre le Liban, mais la guerre contre Ghaza n?a pas d??gale sur beaucoup de plans. Elle fut dure, impitoyable et longue, puisque ce furent pr?s de quatre semaines, vingt deux jours au total, qui nous avaient tous mobilis?s aussi bien les m?dias arabes que nous, bien entendu, au sein de l??quipe de la cha?ne d?information Al Jazeera. Ce furent des jours entiers pendant lesquels nous parvenait un flux d?images atroces, qu?il fallait regarder, s?lectionner et traiter. Je vous parle d?images dures qui ne peuvent laisser aucune personne humaine insensible. Je revois encore ce gar?on, Loua?, qui a perdu ses yeux, ces enfants paralys?s, cette fille qui avait perdu ses parents. Autant de reportages, de vies prises ou d?truites et de t?moignages dont, je pense, je resterai marqu?e longtemps, pour ne pas dire ? vie. Il est vrai qu?un journaliste, face aux images de la mort et de la destruction, ne doit pas se laisser affecter et doit au contraire tenter de conserver une certaine distance. J?ai eu moi-m?me, personnellement, ? v?rifier ? quel point, dans certaines situations, cela ?tait difficile. Cela m?est arriv? lors de la deuxi?me semaine de l?agression isra?lienne, peu avant le lancement de la phase terrestre et je commentais des images diffus?es en direct d?une famille qui subissait un bombardement de l?artillerie isra?lienne dans le quartier ? Tel Al Haoua, o? elle se trouvait. Les cris, les expressions d?effroi, ces mots o? il n?y a plus qu?Allah ? interpeller, tout cela m?a profond?ment boulevers?e et je n?ai pu retenir mes larmes. Au sein de notre cha?ne Al Jazeera, nous sommes en principe li?s par une charte d??thique et de d?ontologie qui interdit au pr?sentateur de manifester ou d?exprimer ses sentiments, mais un pr?sentateur ou un journaliste n?est pas une machine et il ressent exactement ce que ressentent les t?l?spectateurs. C??tait donc beaucoup d?efforts que nous avons consentis pour nous ma?triser et rester fid?les ? notre devoir d?informer. - En r?alit?, on n?est jamais suffisamment pr?par? ? couvrir une guerre ? - Certainement non. Mais au niveau d?Al Jazeera, nous avons une sorte d?exp?rience capitalis?e au long de plusieurs guerres ant?rieures, ce qui nous a impos? imm?diatement, d?s le premier jour des bombardement isra?liens contre Ghaza, le 27 d?cembre, une mobilisation g?n?rale, la mise en place rapide d?une organisation de travail de 24 heures sur 24, l?annulation bien s?r de tous les cong?s et week-ends, ainsi que toutes les ?missions th?matiques, en dehors de celles de d?bats qui devaient ?tre consacr?s ? la guerre contre Ghaza. C??tait un d?fi professionnel donc, et je pense que nous l?avons relev? dans une large mesure, et c?est l? un acquis autant pour Al Jazeera que pour la t?l?vision et la presse arabes. - Pour rester dans la difficult? de la couverture de la guerre, dans quelles conditions ont travaill? vos correspondants ? N?y avait-il pas de risque pour leurs propres vies ? - Des situations o? nous avions eu peur pour nos correspondants ont souvent eu lieu. Je vous citerai, juste pour l?exemple, la fois o? Elyas Karram devait couvrir une manifestation de l?autre c?t? de la Ligne verte lorsqu?il a ?t? provoqu? par des contre-manifestants de l?extr?me droite, tandis que lui continuait ? parler devant la cam?ra, en direct, malgr? leurs menaces. Les autres aussi ont v?cu un enfer et ont travaill? dans des conditions dures. Leur travail n?a rien ? voir avec celui que nous menons en studio o? il est permis de faire des pauses ou de rentrer dormir chez soi. Mais, malgr? cela, ils ne dormaient presque pas, ou alors juste deux heures sur 24 heures, surtout les premiers jours o? il ?tait difficile de s?organiser sur le terrain face ? la surprise de la guerre. Ce n?est qu?apr?s cela que les t?ches ont ?t? r?parties. Pour moi, nos correspondants ? Ghaza sont de vrais h?ros et leur comportement est en tout point exemplaire, ? l?image de ceux qui avaient couvert avant eux la guerre contre le Liban et qui avaient travaill? sous les bombardements. Je sais que certains d?entre eux venaient parler devant la cam?ra sans rien montrer alors que, quelques minutes auparavant, ils venaient d?apprendre la mort de leurs proches. Nous avons ?galement des coll?gues, ici au si?ge de la cha?ne ? Doha, qui sont de Ghaza et qui ont perdu les leurs. Je citerai un de nos producteurs qui a perdu 3 membres de sa famille au deuxi?me jour de la guerre. Cela n?a fait que le motiver pour travailler davantage, il ne quittait son poste qu?? l??puisement. - Le travail accompli par les cha?nes arabes a jou? un r?le certain dans cette guerre. Comment l?estimez-vous ? - Il y a eu un impact incontestable des images des enfants tu?s ou bless?s dans les raids isra?liens sur le monde entier. Je vous parlais de ce petit gar?on, Loua?, qui avait perdu la vue et dont l?image diffus?e a amen? le ministre saoudien de la Sant? ? annoncer qu?il s?occuperait personnellement de sa prise en charge. Mais ces images ont eu aussi un effet consid?rable sur la rue arabe, puisque les gens dans les villes de tous les pays arabes suivaient chez eux, en direct, cette guerre, ou alors, pour ceux qui n?avaient pas de r?ception satellitaire, qui se pr?cipitaient dans les caf?s pour regarder les images de Ghaza. Je dois dire que, pour ce qui concerne notre cha?ne, j?estime que ceux qui regardaient Al Jazeera lui t?moignent ainsi de leur confiance en sa cr?dibilit?. Laissez-moi vous dire, cependant, qu?il n?y a pas que cela qui a contribu? ? la mobilisation. Ne perdons pas de vue que si le monde arabe s?est profond?ment senti concern? par l?Irak et par le Liban, ce qui s?est pass? en Palestine l?a ?t? beaucoup plus, ? cause de la sacralit? des Lieux saints et de la cause palestinienne. Ce facteur a donc ?t? l?un des mobilisateurs principaux des publics arabes. Dans d?autres r?gions du monde, les gens qui voulaient s?informer n?avaient qu?Al Jazeera English pour avoir acc?s ? des images qu?ils ne trouvaient pas ailleurs. Cela revient au fait que notre cha?ne avait un nombre important de correspondants sur place bien avant la guerre, alors que les autorit?s isra?liennes avaient ferm? tout acc?s aux journalistes vers la Bande d?s le d?but des op?rations militaires. Comme vous le savez, il n?y a eu que quelques exceptions pour certains journalistes qui n?ont pu aller plus loin que la fronti?re, et plusieurs organisations de journalistes ont d?pos? des plaintes aupr?s d?instances judiciaires. - Justement, la guerre du Golfe a ?t? le monopole de la CNN, l?invasion de l?Irak, une bataille entre Fox News et Al Jazeera, alors que la guerre contre Ghaza a vu les m?dias arabes seuls sur le terrain... - Absolument. Le fait d?avoir emp?ch? les autres m?dias de couvrir, parce qu?Isra?l ne voulait pas de t?moins pour cette guerre, a fait qu?Al Jazeera ?merge comme l?un des rares canaux ? montrer justement cette guerre. C?est ?galement ce qui a permis d??veiller la mobilisation dans l?Occident puisque, gr?ce ? Al Jazeera English, qui a couvert la guerre contre Ghaza, 24 heures sur 24, ces opinions suivaient pour la premi?re fois la guerre dans une langue qu?ils comprenaient et qui donnait une autre version de la r?alit? sur le terrain, bien diff?rente de ce qu?on leur disait jusque-l? sur la question palestinienne. - Faut-il croire que le monde arabe tirera les le?ons n?cessaires et investisse dans les m?dias, sans doute aussi dans le sens d?une plus grande ouverture ? - Nous avons pour cela ?mis tant et tant d?appels pour qu?on admette enfin l?importance de l?arme m?diatique, mais je ne pense pas que l?on ait encore tir? les le?ons des guerres pass?es. Pourquoi Isra?l a-t-il interdit l?acc?s ? Ghaza aux m?dias ? C?est tout simplement parce qu?il sait l?importance des mots et des images et leur impact sur les opinions dans le monde, et qu?il a d?cid? de verser dans la d?sinformation comme moyen de communication au service de ses objectifs guerriers. Heureusement, les m?dias arabes ont su faire face et avorter cette strat?gie. Il faut donc esp?rer que les politiques arabes dans la gestion des m?dias aillent dans le sens du renforcement de ce secteur et non dans l?immobilisme ou dans le sens contraire. Car, de toute mani?re, quoi qu?on fasse, aujourd?hui, m?me si l?on interdit les cha?nes satellitaires ou que l?on interdise les antennes paraboles, avec le d?veloppement technologique, il est ? la port?e de n?importe qui de filmer ce qu?il veut avec son t?l?phone portable et d?envoyer le fichier sur Youtube ou sur Facebook. Aujourd?hui, une population dans n?importe quel pays arabe, c?est autant de correspondants, autant de journalistes et de cam?ras qui peuvent faire circuler n?importe quelle information. Est-ce qu?il y a des barri?res pour contr?ler cela ? Non, je n?en vois aucune, sauf d?avoir l?intelligence de lib?rer les ?nergies qui peuvent s?organiser par elles-m?mes, avec leurs propres r?gles d??thique et de d?ontologie. Des alternatives existent donc contre la fermeture et la condamnation des publics arabes ? des cha?nes m?diocres, d?autant que ces situations favorisent des m?dias ?trangers puissants dont les ma?tres ont int?r?t ? d?former l?image des Arabes o? qu?ils se trouvent. J?ajouterai, puisque je suis Alg?rienne, que je trouve inacceptable que quelques cha?nes satellitaires bien en vue se permettent de traiter les informations en Alg?rie comme elles le font, en d?formant la r?alit? dans des campagnes insidieuses. Et j?irai m?me plus loin pour dire qu?il est possible, m?me sans ouverture au priv?, de relever le niveau de la cha?ne publique, d?investir pour l?am?liorer au plan du contenu et de la forme, mais pour peu qu?on veuille vraiment d?une t?l?vision qui ambitionne de d?fendre sa voix dans le champ audiovisuel mondial. Propos recueillis par Amine B.