Mohammed Khadda (1930-1991) a joué un rôle majeur dans l'émergence de la peinture algérienne et a pris part à tous les combats de la créativité, dans le champ artistique comme dans le champ social de l'Algérie indépendante. Autodidacte de la peinture, il quitte à 20 ans, avec son ami et condisciple Abdallah Benanteur, Mostaganem, sa ville natale, pour le Paris intellectuellement et artistiquement cosmopolite des années 1950, en quête de son expression propre. Il rencontre pêle-mêle, dans la capitale française, les grands classiques de la peinture européenne, la découverte par l'Europe des arts africains et extrême-orientaux, les développements de l'art abstrait, l'archivage des arts islamiques. Par penchant naturel, sans doute nourri à un imaginaire collectif et à une mémoire séculaire, il oriente son travail vers l'exploration des pistes que lui ouvre la non-figuration. Sa recherche - contemporaine et proche de celle du marocain Ahmed Charkaoui - se propage bientôt en un mouvement baptisé par Jacques Berque : « l'Ecole du Signe ». Son langage plastique est, dès lors, découvert et tout l'intense travail à venir consistera à en explorer les multiples possibles. Et si sa forme privilégiée restera, sa vie durant, la peinture à l'huile; son talent trouve également à s'exprimer avec beaucoup de bonheur dans l'aquarelle, que celle-ci soit fluide et transparente, captant en un jet spontané et irréversible l'instantanéité d'une émotion, d'une sensation, qu'elle soit plus épaisse, longuement élaborée par une superposition vibrante de couleurs, ou qu'elle bascule carrément dans la gouache, se faisant plus terrienne, parfois nerveusement rehaussée à la plume d'encre sépia, brune ou noire. Il s'adonne aussi à la gravure qui, pendant quelques années, mobilisera la plus grande partie de son temps et pour laquelle, du reste, il inventera son propre support (la plaque de plomb) et ses propres outils (pointes et gouges « trafiquées », roulettes de dentiste, petit chalumeau, etc.). Là, il réalise l'exploit d'enserrer dans des surfaces réduites (certaines gravures n'excèdent pas les dimensions d'une page de livre), de petits univers construits avec une extrême économie de moyens, qui donnent l'étrange impression de déborder largement les marges de l'œuvre tant les évocations qui en émanent, denses et riches, n'ont rien à envier aux toiles ni aux aquarelles. Ouvrage qui rappelle la finesse et la concision de la miniature, qui impulse la même expansion imaginative. Du reste, les deux techniques se sont, l'une et l'autre, évadées des plis du livre pour investir les cimaises. Ainsi, dans des formats divers, empruntant des supports variés, adoptant tour à tour, telle ou telle technique, l'artiste crée, pas à pas, son univers si complexe, à la fois d'une grande diversité et d'une profonde unité. Un univers reconnaissable entre tous grâce, d'une part, à une palette singulière, d'autre part, à des signes qu'il décline en inépuisables variations. Ses couleurs distinctives oscillent entre deux grandes familles : les ocre - terre et l'infinie gamme des bleus ; deux dominantes qui souvent s'excluent mais ne répugnent pas à s'épouser, parfois, captant, au passage, des éclats de jaune, des flamboiements de rouge ou, à l'inverse, accrochant des tons feutrés : gris verts ou cendrés, violets passés ou bruns calcinés... Les signes, quant à eux, d'une grande force, d'une solide et élégante architecture, organisent tout l'espace du tableau, ordonnant la répartition des teintes et diffusant une intense charge émotionnelle. En fait, ils finissent par constituer une « écriture » propre à l'artiste aussi structurée que libre où l'on perçoit, intimement combinés, le ductile ondoiement de la calligraphie arabe dite « maghribi » et la stricte rigueur géométrique du koufique et/ou des signes berbères tels que sauvegardés par la mémoire de l'artisanat. Ecriture qui parcourt les contours d'un tronc d'arbre, les aspérités d'une falaise, la cambrure du corps féminin, qui souligne les méandres d'un oued, sertit les galets qui en jonchent le fond, qui explore les rets d'un buisson, qui radiographie la vue aérienne d'une plaine, d'une ville, d'un port... Mais aussi, geste qui poursuit l'envol de l'oiseau, le tourbillonnement des feuilles d'automne, qui arrête la chute d'Icare, suspend les déplacements immatériels des nuages, qui immobilise la dispersion de la rosée, surprend le surgissement d'une aube, la caresse des rayons de soleil rasant une clairière... L'imaginaire du peintre s'avère irrémédiablement « paysagiste » et sa représentation - radicalement éloignée de tout naturalisme - apparaît comme à la fois « chiffrée » par la réminiscence des calligraphies ancestrales (arabe, berbère) et comme hantée par sa longue fréquentation des caractères latins. Car, rappelons-le, notre peintre fut aussi un typographe amoureux des polices de l'imprimerie européenne, un maquettiste soucieux de l'harmonie, de l'équilibre des pages et, à l'occasion, un affichiste habile à conjuguer motifs décoratifs et « pavés » de textes informatifs. Ainsi, placé par son héritage culturel et son histoire individuelle à la confluence de deux traditions picturales et graphiques, il en réussit une magistrale synthèse qui confère à son travail un solide ancrage dans l'aventure de sa société en même temps qu'un élan universaliste, déterritorialisé et transhistorique. Peinture qui donne à contempler une vision « concrète » du monde dans lequel vécut l'artiste autant qu'un dévoilement pudique de ses fantasmes, une révélation de sa sensibilité personnelle où de violentes passions le disputaient âprement à d'indicibles tendresses, où de fervents engagements étaient continuellement aux prises avec d'irrépressibles doutes, où une vrillante angoisse n'allait jamais sans une espérance têtue. Après avoir été de son vivant une des consciences les plus claires de sa société, il est, aujourd'hui, un des repères majeurs de la culture algérienne vivante. Son audience et son prestige sont tels, à sa mort, que ses obsèques drainèrent une foule immense, hommes et femmes de tous âges. Ses amis furent nombreux et ses admirateurs demeurent innombrables, mais son nom restera surtout attaché à ses fidèles compagnons de lutte sociale et de quête esthétique : le poète Bachir Hadj Ali et le dramaturge assassiné en 1994 par les intégristes Abdel Kader Alloula. L'œuvre de Khadda a été classée « patrimoine national » par l'Etat algérien