Mezri Haddad , comme nous ne l'avons pas connu , ou du moins ce que les médias n'ont pas retenu . Loin de l'actualité brûlante et de ses soubresauts lassants et redondants , le personnage porte un regard qui se veut de plus en plus distant sur les événements, et donc une lecture nouvelle et sur Mezri Haddad et sa pensée . Nous découvrirons tour à tour le politique , le penseur , le philosophe mais également le patriote , l'utopique et le déterminé. C'est ce qui ressort de ces entretiens exclusifs en 3 parties conduits par Jamouli Ouzidane et Chiheb Essafi pour AlgerieNetwork et TunisieNetwork et la conférence vidéo réalisée par Rachid Guedjal. 1ere Partie – Chiheb Essafi – Je voudrai tout d'abord vous exprimer nos remerciements pour avoir accepté notre invitation à cet entretien avec un journal en ligne qui a l'ambition d‘établir un réseau par lequel l'accès et le partage du savoir, de la connaissance, de l'information et de sa lecture deviendra possible. Et cela m'amène à cette première question, croyez-vous au volontarisme de cette communauté, en d'autres termes, cette communauté se reconnait elle encore en une identité partagée ? Mezri Haddad – Si vous faites allusion à une communauté du savoir et de la libre circulation de l'information, j'y crois bien évidemment. La diffusion du savoir et de la connaissance est une excellente chose qui contribue à l'éradication de l'ignorance et au rapprochement des peuples. Mais si vous faites allusion à ces communautés virtuelles dans ce monde globalisé, je les considère comme étant à la fois bénéfiques et maléfiques. Elles sont bénéfiques lorsque leurs vocations et actions sont compatibles avec l'intérêt suprême de la nation tunisienne. Elles sont nuisibles et maléfiques lorsqu'elles vont à l'encontre de cet intérêt suprême. Etant de la vieille école, je place l'appartenance à la communauté nationale au-dessus de toute autre forme d'appartenance, qu'elle soit associative, idéologique, politique ou religieuse. C.E – Vous avez repris, il y a peu dans l'un de vos commentaire publié dans votre page officielle, en l'absence de festivités officielles pour la fête de l'indépendance cette célèbre phrase d'Hannibal (....) « Terre maudite, tu n'auras pas mes cendres » Lecteurs que nous sommes, nous y percevons une note de dépit, peut être celui de n'être pas compris. Vous arrive t il d'être gagné par la lassitude de combattre, de convaincre ? M.H – C'était un commentaire qui exprimait le sentiment d'une très grande tristesse de voir mon pays tomber si bas. Y a-t-il pire affliction qu'un gouvernement, censé émaner de la volonté générale, qui refuse de célébrer la fête de l'indépendance ? Cela ne m'a pas étonné de ces usurpateurs islamistes qui, idéologiquement, ne se sentent pas appartenir à la nation tunisienne, mais à une chimérique Oumma islamique. Cela ne m'a pas étonné non plus des deux autres composantes de la troïka qui sont complices dans l'effondrement de la Tunisie. Mais j'ai été surpris, affligé même par la passivité des Tunisiens qui ont accepté que le 20 mars ne soit pas célébré et ce, pour la première fois depuis 57 ans. C'est pour cette raison que j'ai repris cette phrase d'Hannibal, « Terre maudite, tu n'auras pas mes cendres ». Oui, il y a du dépit et du désespoir dans ce propos, mais il y a aussi une passion amoureuse et un amour charnel pour ce pays qui est devenu méconnaissable. La lassitude de combattre, oui cela m'arrive. Lorsqu' un peuple devient l'ennemi de lui-même, il n'y a plus grand-chose à faire dans l'immédiat. Il faut que l'histoire fasse son œuvre ; il faut laisser passer le mythe de la « révolution », en attendant que les Tunisiens retrouvent leur esprit et leur dignité bafouée. C'est très douloureux et très cruel d'assister au naufrage de sa propre nation, mais que voulez-vous, il faut bien subir ce caprice de l'histoire avant la résurrection d'une Tunisie résolument indépendante, prospère et paisible. C.E – Vous évoquez également dans vos essais l'énormité de la tache de reconstruction qui nous attend. En définitive, que reste t-il de ce pourquoi vous vous êtes toujours battu ? Des idées, des valeurs, des convictions ... M.H – Si l'élite tunisienne postrévolutionnaire toutes tendances confondues avait fait preuve de lucidité, de responsabilité et de patriotisme, on aurait parlé aujourd'hui de construction et non pas de reconstruction. Je veux dire par là qu'après janvier 2011, il aurait fallu parachever la construction de cet édifice national réalisé par le sacrifice et le dévouement de plusieurs générations. Il aurait fallu préserver les acquis pour relever les défis. Tout n'était pas négatif dans les réalisations de l'ancien régime, que ce soit sous Bourguiba ou sous Ben Ali. Mais dans l'hystérie pseudo-révolutionnaire, on persuadé les Tunisiens qu'ils vivaient sous un régime nazis et cette élite opportuniste a voulu faire table rase du passé, diaboliser l'ancien régime en embarquant les Tunisiens dans une aventure suicidaire, avec le projet stupide d'une Assemblée constituante, avec la légalisation de 120 partis dont 90% sont parasitaires, avec une mascarade électorale organisée dans la précipitation et sans l'activation de la loi sur le financement des partis... On mesure aujourd'hui les conséquences de cet amateurisme politique. Tout est à reconstruire, en effet. La Tunisie ne souffrait que de trois maux : l'autoritarisme, la corruption et le chômage des jeunes. Deux ans après la « révolution du jasmin », la Tunisie est un Etat en faillite, avec des problèmes sociaux, économiques, politiques et identitaires inextricables. C.E – Ne pensez vous pas que les politiques de votre génération, toutes idéologies confondues assument une grande part de responsabilité dans cette dégradation culturelle de la société ? Quelles sont les raisons, à votre avis de cette démission du militantisme ? M.H – Oui, sans doute que la responsabilité est partagée. Aucun pouvoir dans le monde n'est parfait. Personnellement, j'ai toujours cru à l'efficience du réformisme et à la sagesse du gradualisme démocratique, plutôt qu'aux grands bouleversements révolutionnaires qui, là où ils se sont produits depuis l'antiquité et partout dans le monde, n'ont laissé que ruine et désolation. Le régime de Ben Ali est responsable parce qu'il avait, d'une certaine façon, dépolitisée la société et plus particulièrement la jeunesse. Or, plus on est dépolitisé, moins on est patriote. Exposée à la globalisation, plusieurs jeunes se sont fourvoyés dans des causes et des combats dont les enjeux les dépassaient de loin. Mais la responsabilité écrasante dans ce que vous appelez la dégradation culturelle de la société revient aux dirigeants actuels et à une partie de l'opposition. C.E – Le contexte régional est désormais déterminant dans le destin des peuples, bien plus que par le passé. Et de toute évidence, son influence gagnera encore plus en importance. Comment évaluez-vous l'impact à court terme sur notre région Nord Africaine et pour le Moyen Orient de la « création » prochaine de l'Union Transatlantique en 2014 ? M.H – L'Union Transatlantique ne concerne pas directement l'Afrique du Nord, ni le Moyen-Orient. C'est une idée d'Obama qui concerne exclusivement le vieux et le nouveau continent, c'est-à-dire les Etats-Unis d'Amérique et l‘Europe. Son objectif est de contrer la montée de la puissance chinoise. En termes de commerce, la Chine occupe aujourd'hui la première place dans le classement mondial, avec un volume d'échange de 3.870 milliards de dollars. Avec à peine 3.820 milliards de dollars, les Etats-Unis perdent ainsi leur leadership du commerce mondial. C'est pour cette raison que les Américains veulent créer cette Union Transatlantique. Le Maghreb et le Moyen Orient sont indirectement concernés puisqu'ils seront à la fois le réservoir énergétique et un vaste marché économique pour cette Union Transatlantique et aux dépens de la Chine, ainsi d'ailleurs que de la Russie. Isoler la Chine du reste du monde arabo-musulman était d'ailleurs l'un des buts géopolitiques et stratégiques du « printemps arabe ». J'ai expliqué cet enjeu dans mon livre « La face cachée de la révolution tunisienne ». C.E – Les stratégies de domination, de contrôle de souveraineté sont en effet complexes et longuement éprouvés. Dans quelle mesure un pays comme la Tunisie peut il y faire face ? Pour quels objectifs, avec quelle démarche et avec quels moyens selon vous ? M.H – Avec la mondialisation, la souveraineté des nations, dans le sens classique du terme, avait déjà pris un coup, y compris en Europe. Dans le cas de la Tunisie, l'ancien régime a eu le mérite de profiter économiquement de la mondialisation sans pour autant remettre en cause les fondamentaux de la souveraineté. Malgré les pressions occidentales, notamment pour dévaluer le dinar, ou privatiser certaines entreprises étatiques, ou encore ouvrir totalement le marché tunisien à la concurrence mondiale, les décisions du gouvernement ont toujours été souveraines et protectionnistes. Dans les négociations avec l'Europe pour le statut avancé, nos ministres et nos technocrates ont fait preuve de hautes compétences et de patriotisme. Ce n'est évidemment plus le cas aujourd'hui. La souveraineté n'a plus de sens, encore moins le patriotisme. Comme je l'ai déjà déclaré à maintes reprises, la « révolution » dite du jasmin a permis au Tunisiens d'accéder à certaines libertés politiques, mais elle a aussi économiquement ruiné le pays et, plus grave encore, elle a bradé son indépendance. Vous me demandez si on peut encore y faire face ; oui, si l'élite politique qui a été charrié par la « révolution du jasmin » est balayé par des hommes et des femmes compétents et souverainistes. C.E – L'arabité en tant que facteur identitaire ne doit elle pas être substituée par un ancrage plus conforme à notre réalité pluriculturelle ? M.H – Avant la grande Fitna de janvier 2011, la Tunisie n'avait pas de problème d'identité. Notre arabité, comme notre islamité quiétiste et tolérante, étaient les principaux éléments constitutifs de la personnalité tunisienne. Bourguiba, fondateur de l'Etat et rassembleur de la nation, a été très sage dans le dosage de ces deux vecteurs identitaires. Notre arabité se distinguait du nassérisme et du baathisme ; comme notre islamité, qui était totalement différente de l'islam maraboutique africain et davantage encore de l'islam fondamentaliste des monarchies du Golfe. Les Tunisiens se reconnaissaient dans cette arabité et dans cette islamité spécifiquement tunisiennes. Aujourd'hui, la situation est complètement différente. La sociologie tunisienne est en voie de libanisation. C'est l'ère du clanisme, du tribalisme, du régionalisme et du confessionnalisme. Certains revendiquent l'arabité, d'autres la « berbérité » ; nous avons maintenant des islamistes « modérées », des salafistes, des wahhabites, des chiites, des laïcs, des marxistes... Si c'était seulement une réalité pluriculturelle comme vous dites, le phénomène ne serait pas inquiétant. Mais il s'agit malheureusement d'une tendance lourde et d'une nouvelle réalité politico-idéologique qui met sérieusement en péril l'unité de la nation. C.E – Ne pensez vous pas que Bourguiba a légué une symphonie inachevée en n'ayant pas osé ce que la 4eme république française en 1946 a fait, ou encore Atatürk a accompli, par la constitutionnalisation de la laïcité, et de cette « lacune » aujourd'hui nous en payons le prix ? M.H – Tant que l'âge et la santé le lui permettaient, Bourguiba a donné le meilleur de lui-même pour que la Tunisie soit un grand pays parmi les nations. Il a fait don de sa vie pour que la Tunisie, en termes de modernité, se hisse à la tête des pays arabo-musulmans. Inutiles d'énumérer toutes ses réalisations, comme l'émancipation de la femme ou l'obligation et la généralisation de l'enseignement. Certains islamistes et gauchistes lui reprochent aujourd'hui de n'avoir pas institué un régime démocratique. Il ne l'a pas fait et, en cela, il a eu raison, du moins jusqu'au début des années 80. La démocratie n'avait aucun sens dans la pauvreté économique et l'ignorance. Bourguiba a fixé des priorités qui étaient bien plus importantes que le cérémonial démocratique. Les trente premières années de l'après indépendance devaient être consacrées à l'édification d'un Etat fort, à la réalisation des infrastructures, à l'éradication de l'ignorance... Il fallait un leader charismatique et stratège, entouré d'équipes gouvernementales compétentes et nationalistes. La symphonie de Bourguiba était inachevée, non point parce qu'il n'a pas fait comme Atatürk en Turquie. Contrairement aux mensonges des islamistes, Bourguiba n'était pas du tout favorable à une laïcisation radicale, agressive et antireligieuse. Comme il le rappelait lui-même, il se considérait, en tant qu'avocat ayant fréquenté les meilleurs universités françaises, comme étant supérieur au « petit militaire » que fut Mustapha Kemal. Il a eu l'intelligence et la sagesse de réaliser ses réformes progressistes sans trop blesser la foi de son peuple. Il n'a pas misé sur la laïcisation jacobine et brutale de l'Etat et de la société, mais sur la sécularisation graduelle des esprits. Mais la sécularisation est un processus long dont les fruits ont été arrachés en janvier 2011. Et quand bien même aurait-il procédé à la constitutionnalisation de la laïcité, qui aurait empêché les islamistes et leurs complices au sein de la troïka de l'abolir ? N'ont-ils pas aboli la constitution ? Sur un autre registre, la symphonie de Bourguiba est inachevée parce que son successeur n'a pas su relever le défi démocratique. Quoique l'on dise aujourd'hui, Ben Ali a relevé le défi du développement économique et le défi islamiste, mais il a manqué le grand rendez-vous avec la démocratie. C.E – En retournant vers l'avenir, que pourrions nous faire pour cette jeunesse qui malheureusement, au vu du classement internationale pitoyable de nos universités, se marginalise de plus en plus en matière de savoir et de connaissance, n'est ce pas là le véritable combat à livrer ? M.H – Il y a plusieurs combats à livrer et celui de la connaissance est crucial. Il l'a été de 1956 à 2011, même si le niveau scolaire et universitaire a nettement baissé ces dix dernières années. Le baccalauréat n'était plus un concours national sélectif mais un examen avec un taux de réussite en inadéquation avec les véritables connaissances des candidats. C'est cette politique qui a induit un fort taux de chômage parmi les diplômés, puisque le marché tunisien ne pouvait pas tout absorber. La quête du savoir et des connaissances reste un défi majeur. Mais je ne suis pas sûr que ce soit une priorité pour les usurpateurs actuels du pouvoir. C.E – En définitive, lorsque les prémices d'un chaos apparaissent, n'est il pas déjà trop tard ? M.H – Je crains que oui. Mais, en politique comme en physique, le chaos est lui-même intrinsèquement porteur d'énergie régénératrice. La question n'est pas de savoir si cette situation tragique va prendre fin – la réponse est oui, bien évidemment- mais quand est-ce qu'elle va pendre fin ? Ceux qui pensent que c'est une question de quelques mois, ou de deux ou trois ans maximum se trompent lourdement. On pourrait reconstruire tout ce qui a été défait en deux ans : l'économie, le bon fonctionnement des administrations, l'ordre républicain, la diplomatie... Mais il y a une chose qui a été brisé en 2011 et dont le rétablissement sera très dur et très long : la sociabilité. C.E – Pour terminer sur une note optimiste, une Tunisie souveraine et indépendante mythe ou réalité ? M.H – C'est un mythe réalisable. Chiheb Essafi pour Tunisie Network et Algerie Network Rachid Guedjal pour la vidéo