La tradition d'honorer ses convives au second jour de la fête de l'Aïd-El-Adha en leur servant un couscous spécial préparé exclusivement avec la selle du mouton sacrifié la veille est une coutume encore bien ancrée dans les Aurès. Même si cette tradition ancestrale reste surtout de mise dans les campagnes et les petits villages, nombre de familles citadines de la wilaya de Batna, dites "conservatrices", la font subsister. La sauce de ce couscous, indifféremment roulé à la semoule ou à l'orge, doit être mijotée avec la selle de l'agneau toute entière. L'on doit surtout veiller à ne pas la détailler. Tout juste s'il est permis, en cas de besoin, d'y ajouter quelques autres morceaux de viande, découpés de l'épaule, de préférence. Ce plat sur lequel trône la selle d'agneau soigneusement décorée de petits morceaux de courgettes et de pois-chiches, est traditionnellement présenté au déjeuner du deuxième jour de cette grande fête aux hommes de la famille élargie, rassemblée pour la circonstance. Chez certaines grandes familles, chaque ménage prépare ce plat chez lui pour le ramener ensuite dans la "grande maison" pour faire de ce déjeuner collectif un moment de fête. Une fête pour célébrer l'Aïd, bien-sûr, mais aussi pour resserrer les liens familiaux et marquer son respect aux plus anciens. El Hadja Fatma, octogénaire, affirme que cette tradition, jadis observée par toutes les familles batnéennes, semble disparaître avec le temps. Aujourd'hui, dit-elle, le concept de "grande famille" où les ascendants tiennent un rôle rassembleur vital, est en péril. De plus en plus de familles nucléaires se forment et cela "va finir par avoir raison des grandes retrouvailles familiales à l'occasion des fêtes", regrette la vieille dame. "De mon temps, se souvient Fatma, chaque chef de famille prenait soin, lors de la découpe du mouton de l'Aïd dont une partie importante était offerte aux pauvres, de mettre de côté la selle" car, estime-t-elle, "c'est le meilleur morceau de viande, le plus goûteux, que l'on peut présenter à ses invités". Tenant à expliquer les détails de cette coutume aurésienne, elle ajoute que la mère de famille, de son côté, "s'attache en préparant la sauce du couscous à éviter de morceler la selle qui doit demeurer entière tout en étant parfaitement cuite". C'était "très important à mon époque, assure la vieille femme, car il y allait de la réputation de maîtresse de famille et de bonne cuisinière, capable de faire honneur à son mari". Cette tradition, selon elle, "reflète la générosité naturelle de la population et son souci de faire de la fête de l'Aïd el-Adha une occasion de partage et de resserrement des lieux familiaux". Cheikh Bouzid B., un agriculteur de 77 ans activant dans la région de Ain Yagout, reconnait que cette tradition a aujourd'hui perdu beaucoup de terrain car, regrette-t-il, "nos enfants qui l'avaient vécue pendant leur jeune âge n'ont pas tenu à la transmettre". Aujourd'hui, selon lui, même des cinquantenaires n'en conservent que des bribes de souvenirs. "L'Aïd el-adha, fête musulmane, journée de partage, de solidarité et de générosité envers les plus démunis, est devenu, de nos jours, une occasion pour faire ripaille", souligne le vieil homme, veuf depuis une dizaine d'années. "Mais qu'à cela ne tienne, ce n'est pas tous les jours qu'on égorge un mouton, mais autant partager ce moment avec toute la famille, qu'est-ce que cela vous coûte?", s'insurge Cheikh Bouzid, regrettant visiblement que ses quatre enfants vivant et travaillant à Batna l'aient laissé seul dans la petite ferme familiale.