Par Ahmed Cheniki Encore une fois, l'Algérie risque de perdre dans la manifestation «Tlemcen, capitale de la culture islamique» des milliards de dinars. Malgré les discours redondants et triomphalistes de la ministre de la Culture, cette «rencontre», inaugurée en grande pompe par le président de la République, semble vouée à un échec certain, comme d'ailleurs le cas des précédents festivals : «Alger, capitale de la culture arabe» et le Panaf qui ont consommé des centaines de millions d'euros pour des résultats insignifiants. Les premiers travaux présentés n'ont pas drainé la foule, ni d'ailleurs l'intérêt des médias qui semblent comprendre que les choses vont mal et que ces manifestations de prestige n'apportent absolument rien à la culture algérienne ni sur le plan symbolique ni matériel, à tel point qu'on s'interroge sérieusement sur l'intérêt de ces considérables dépenses. Les précédentes expériences, sans objectif clair, fonctionnant comme des espaces de distribution de la rente, auraient dû freiner les ardeurs dépensières des autorités publiques. Cette manière de faire pourrait être assimilée à une sorte de dilapidation de l'argent public dans un contexte explosif. Contrairement aux déclarations de la ministre de la Culture assimilant critique de ce type de rencontres et ignorance, expression d'une suffisance mal contenue et d'une extraordinaire fermeture, la culture ne peut se réduire au nombre de festivals réalisés ou de pièces montées, s'accommodant mal avec les événements circonstanciels. Est-il normal d'organiser un festival du cinéma dans un pays manquant dramatiquement de salles de spectacles ? On a invité des centaines de personnes qui ont séjourné aux frais de la princesse dans des établissements hôteliers de grand standing à Oran, squattant la salle Maghreb, excluant de fait une présence oranaise sérieuse. Ainsi, ce festival se transforme en un espace privé, financé par l'argent de l'Etat. Il est malheureux de voir certains écrivains, appelés à siéger dans le jury, cautionner ce type de mascarades. La rente a la peau dure. Le cinéma en Algérie vit une situation dramatique ; il est temps de prendre des mesures durables. Ce n'est pas ce festival qui pourrait régler le problème d'un cinéma absent. Les journalistes, confortablement installés et pris en charge par les organisateurs, en porte-à-faux avec les jeux de l'éthique, ne peuvent qu'encenser cette manifestation. Certes, il pourrait exister quelques rares «exceptions exceptionnelles » pour reprendre une expression tautologique chère à notre ami Abdou B. Jamais un festival n'a réussi à pallier l'absence d'un projet culturel clair et cohérent. Certes, le déficit d'une politique globale de développement ne permet pas aux microstructures ministérielles de réaliser des projets sérieux. Mais il est certain que l'absence de densité intellectuelle a desservi un ministère de la Culture qui semble trop peu à l'aise dans la définition d'objectifs et de démarches claires. Cette réalité donne à voir une production artistique et littéraire, pauvre et marquée par de nombreuses césures. Ce n'est donc pas une gymnastique de chiffres funèbres de pièces, de films, de livres et de festivals réalisés qui participerait de la mise en œuvre d'un projet culturel. D'ailleurs, ces chiffres avancés par la ministre et les différentes directions de la culture paraissent fantaisistes, correspondant souvent à une tradition très bien ancrée en Algérie consistant à présenter un bilan des activités sérieusement équivoques, évacuant la question du public qui boude depuis un peu plus de deux décennies les structures du ministère de la Culture. Ces «réalisations» dont se targue la ministre ne peuvent résister à un examen critique. Comme d'ailleurs la coûteuse conférence sur le gaz tenue à Oran dont on ignore toujours les résultats. On s'escrime ces derniers temps à importer des chapiteaux, comme ce fut déjà le cas pour le Salon du livre alors qu'il y avait un lieu prédestiné pour cette manifestation : les Pins. On refait le coup avec Tlemcen, en réimportant un autre bidule de ce type dans une ville et un pays qui ignorent complètement cette «manifestation». A quoi servent un festival sans public et cette nouvelle mode des chapiteaux ? 1- La culture de prestige d'un Etat en déshérence : l'activité culturelle est considérée comme un espace en déshérence, un univers étrange, surtout ces dernières décennies, à tel point que, la culture de l'import-import aidant, l'Algérie s'est transformée en un véritable sandwich géant. Beaucoup de bibliothèques fermées, les rares librairies qui restent sont vides, salles de cinéma encore en activité délabrées, maisons d'édition trop peu performantes, université sinistrée, festivals synonymes de rente. Tous ces ingrédients donnent à voir un pays encore en quête d'une hypothétique identité nationale égarée dans les interstices de l'inintelligence muée en un véritable espace de pouvoir. La question culturelle ne taraude nullement l'esprit des responsables de l'appareil chargé de ce secteur qui ne proposent jamais une conception et une stratégie cohérentes permettant de mettre en œuvre une politique rationnelle à même de transformer cette amère réalité. Le choix des «festivals» serait l'expression d'une impuissance à mettre en œuvre des actions qui risqueraient de durer et d'une absence totale de définition d'objectifs clairs et cohérents. Le gouvernement semble au courant de la faillite des appareils traditionnels, c'est-à-dire officiels (Union des écrivains, proche du RND, maisons de la culture, théâtres régionaux et national...), mais ne peut s'atteler à des réformes. Il n'est pas surprenant de voir organiser des manifestations comme «Alger, capitale de la culture arabe», «Fespac» et «Tlemcen, capitale de la culture islamique» souvent perçus par de nombreux Algériens comme un espace de dilapidation de l'argent public. Le champ culturel rétrécit dangereusement et se conjugue désormais au futur antérieur, aux dissolutions, aux hommages et aux manifestations ponctuelles (le millénaire d'Alger, Année de l'Algérie en France, Alger, capitale de la culture arabe, Tlemcen, capitale de la culture islamique, festivals à répétition, sans objectifs clairs) mobilisant une rente à distribuer. Les entreprises du livre (Entreprise nationale du livre) et du cinéma (Caaic,Anaf et ENPA) sont dissoutes sans aucun espace de substitution. 2- Les jeux de rente et l'absence d'«intellectuels» critiques : jamais le secteur de la culture n'a bénéficié d'autant d'argent, qui n'a finalement servi qu'à organiser une trentaine de festivals et à bien installer les inévitables jeux de rente. Des journalistes sont soudoyés, des écrivains, des artistes et des universitaires se font avoir. L'odeur de l'argent perturbe toute relation éthique. L'universitaire et l'«intellectuel » (notion dont il reste à définir les contours) sont restés prisonniers d'un rapport maladif au pouvoir politique qui se conjugue tantôt à la répulsion, tantôt à l'attraction. Ce qui réduit sa marge de manœuvre. Ce qui pose également la question, toujours d'actualité, de l'autonomie de l'intellectuel qui vit l'assujettissement ou la contestation comme illustration ou opposition au discours officiel et jouant en fin de compte sur le terrain du pouvoir politique qui fournit ainsi les éléments de la discussion et piège les différents locuteurs et oriente leurs discours. Ainsi, les «intellectuels» réagissent trop peu ces dernières années contre ces glissements «festivaliers», préjudiciables à l'existence d'une activité culturelle permanente, certes, expression d'une gestion autocratique de la société. Les pages culturelles des journaux sont d'une affligeante pauvreté dans un pays où les journalistes se font facilement piégés par des prises en charge de structures organisatrices de «manifestations culturelles» comme le TNA, les différents festivals ou les centres culturels français. Ce qui constitue tout simplement une forme particulière de corruption. Il se trouve même, avec le silence complice de leurs directions, que des journalistes émargent dans les bulletins des festivals tout en rendant compte de la manifestation dans leurs propres journaux, ils se font sucrer ailleurs ouvrant grandes ouvertes les portes de la complaisance. Ce qui est une grave atteinte aux jeux de l'éthique et de la déontologie. 3- L'ignorance du débat ou le débat de l'ignorance : quand la ministre de la Culture, apparemment peu au fait des choses de la culture, traite d'ignorants tous ceux qui osent critiquer sa gestion ou «sa» frénésie festivalière, elle semble refuser toute parole différente, croyant dur comme fer que la médiocrité ambiante est une fatalité, que rien d'autre n'est possible, en dehors de ces théâtres régionaux dont la gestion et l'organisation sont anachroniques et obsolètes, avec des directeurs nommés à vie et des «festivals» sans âme, d'un cinéma absent dont on célèbre continuellement les décombres dans un festival d'Oran fonctionnant comme une messe privée, sans salles, ou de livres édités et réédités, cherchant le nombre au détriment d'une qualité douteuse. On fait des choses parfois douteuses comme l'histoire peu singulière de Morituri, ce film produit en 2005, se retrouvant, par enchantement, programmé pour «Alger, capitale de la culture arabe», changeant subitement de date de naissance ou ce concours du festival du théâtre dit professionnel sur «la place de la révolution algérienne dans le théâtre arabe» où il serait même question de jeux de titres et de pièces imaginaires. Pourquoi organise-t-on annuellement ce festival, avec un trop-plein d'invités étrangers, très souvent sans une réelle consistance et des pièces algériennes trop peu compétitives, à tel point qu'on se dit parfois que le temps du théâtre, chez nous, est à l'agonie ? Arrêtons ce massacre coûteux, ce festival du théâtre dit professionnel est une dépense inutile. L'année dernière, Ariane Mnouchkine et Fernando Arrabal ont décliné l'invitation, refusant de cautionner les jeux extrêmes de rente et d'exclusion. Faut-il continuer à produire des pièces dans des théâtres qui ont vu leur public les bouder définitivement, après avoir constaté l'absence de sérieux et de qualité ? Les Algériens fréquentaient les théâtres et les salles de cinéma avant cette funeste décennie. Prenons l'exemple de 1963-1965 pour montrer que le théâtre avait bien son public (les spectateurs payaient leurs places, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui) jusqu'aux années 1980. Les années 1963-1965 ont vu l'adaptation d'un certain nombre de pièces. Des textes d'auteurs étrangers ont été joués. Des dramaturges algériens ont écrit pour la scène. Cette période a été, malgré toutes les pressions et les pesanteurs du moment, riche en matière théâtrale. De 1963 à 1965, 982 représentations ont été données devant 441 190 spectateurs. Dix-huit pièces ont été jouées au TNA à Alger. Il est temps d'ouvrir un débat sérieux sur le théâtre et les questions culturelles, en dehors de toute exclusion et de toute complaisance. Le ministère de la Culture est redevenu un lieu majeur de la censure et de l'exclusion. Toute parole différente est répudiée dans un climat où l'opportunisme est devenu le sport favori des courtisans et des bouffons. La culture ne peut vivre que libre, loin des petitesses engendrées par les jeux de miettes et de rente. Faut-il arrêter ce festival de Tlemcen et celui du théâtre d'Alger programmé à la fin du mois de mai ? Apparemment, ils sont trop peu rentables sur le plan culturel, engendrant de grosses sorties d'argent. Aujourd'hui, toute dépense inutile est insupportable. Il est temps de jeter un œil sur la comptabilité des structures culturelles du ministère de la Culture, notamment des théâtres et des festivals dont certains ont bénéficié de l'option financière «gré à gré».