En dépit d'un accord de principe, arraché après de longues négociations, pour l'augmentation des salaires, des commandants, mécaniciens et marins de la compagnie de transport maritime de produits pétroliers, chimiques et gaziers, Hyproc, méfiance et tension sont toujours de mise. Les débats houleux entre les états-majors de la compagnie et la direction générale se sont terminés sur un consensus : la nécessité d'une meilleure considération du personnel marin à travers une revalorisation des salaires. Une réponse définitive leur sera donnée, le 15 août prochain, après discussion avec les responsables de Sonatrach, propriétaire de l'entreprise. L'hémorragie qui touche cette catégorie de professionnels, formés au prix fort par l'Algérie, est devenue une réalité inquiétante. En quelques années seulement, au moins 80 personnes ont quitté le pays. elles ont rejoint les plus grandes compagnies pétrolières du monde pour des salaires alléchants et des mesures d'accompagnement des plus intéressantes. Le dernier en date a été embauché, le jour même de la réunion entre la direction générale et le syndicat. « Il nous a appelé de Paris pour nous informer qu'il venait d'être retenu par une compagnie qatarie avant même qu'il ne termine le test prévu à ce titre », explique un de ses collègues, chef-mécanicien sur un méthanier. A ce rythme, nous dit-il, dans quelques années, l'Algérie sera obligée de recruter des étrangers, et au prix fort, parce que très demandés sur le marché. En fait, ces cadres constituent la colonne vertébrale de la compagnie, mais depuis quelques années, ils sont totalement marginalisés et éloignés de toute décision qui engage l'avenir de leur entreprise. La conséquence est dramatique pour celle-ci. Le rendement a chuté dangereusement et les diagnostics établis par les bureaux d'études étrangers, comme Ernest & Young, le démontrent très bien à travers les dysfonctionnements et anomalies relevés en matière de gestion. Dans ces rapports, il est fait état de « la chute de la rentabilité depuis 2003, d'absence de contrôle de gestion financière, sur-représentation des cadres sédentaires, faiblesse et complexité dans la gestion de la ressource humaine, baisse de la motivation du personnel navigant et une productivité éloignée des standards du secteur de transport maritime ». Le bureau d'études note que la préoccupation des gestionnaires est centrée sur le siège de l'entreprise au lieu et place du navire et de l'équipage, tout en notant « l'absence d'une structure chargée de la stratégie de développement du transport maritime et d'un organe d'analyse et d'évaluation des risques opérationnels, économiques, sociaux et financiers (...) ». Le rapport relève, en outre, « une difficulté de gouvernance du fait du problème client/propriétaire avec Sonatrach, l'inexistence ou l'anarchique délégation de pouvoir, l'absence de directives pour les représentants de la compagnie au sein du conseil d'administration et des joint-ventures partenariat, des joint-ventures complexes, ship-management et partenaires au retour d'expérience incertain, l'absence des bilans financiers clairs des navires gérés en partenariat ». Enfin, le bureau d'études précise que ni les actionnaires ni les partenaires de Hyproc ne sont rassurés en particulier sur le ship-management et maning, c'est-à-dire la gestion des bateaux et des équipages. « Nous voulons un peu plus de considération » Autant de griefs aggravés par une détérioration des relations de travail, et ce depuis au moins trois ans. Des recommandations sont néanmoins proposées pour sortir la compagnie de la zone de turbulences. Mais celles-ci tardent à se concrétiser, accentuant davantage le malaise. Le sentiment de marginalisation gagne tous les cadres navigants. « Comment voulez-vous que nous refusions les offres de salaires des compagnies étrangères, comprises entre 12 et 15 000 euros par mois, avec comme bonus des avantages sociaux très motivants ? Nous sommes à longueur d'année marginalisés et à la merci de n'importe quel agent administratif. Nous sommes absents souvent près de huit mois de nos foyers, sur des navires qui transportent des produits extrêmement dangereux. Notre métier est très dur et dangereux. Nous sommes mobilisés pendant des mois à bord de navires transportant 130 000 m3 de GNL à -162°C, placés dans des citernes sur lesquelles nous vivons, marchons et dormons. Les chargements et déchargements se font à une moyenne de 10 000 m3/h, et ce quelles que soient les conditions climatiques », explique un syndicaliste. Ce métier, ajoute-t-il, très dur pour les navigants, est néanmoins très rémunérateur pour la compagnie. Pour lui, être commandant ou chef-mécanicien sur les tankers (LNG, LPG, etc.) nécessite au moins un bac +5 et 10 années de pratique à bord de ces navires en passant par les différents grades et en suivant également de nombreuses formations spécialisées imposées au niveau international en respect des normes de sécurité de navigation. « Il est regrettable, cependant, de constater que lorsque nous rentrons chez nous, après des mois d'absence, nous découvrons par exemple que le salaire n'a pas été versé à nos familles, votre allocation familiale oubliée ou encore de se voir refuser un entretien avec un administratif. Y a-t-il plus dégradant que cette situation ? », s'est demandé un commandant de bord. Les promesses de Chakib Khelil Il précise que les armateurs tels que Exxon, Shell, BP, Total, Statoil et bien d'autres ont compris qu'ils peuvent « débaucher » les meilleurs des cadres navigants algériens, du fait de leurs expérience et savoir-faire. « Ils vont finir par faire le vide à Hyproc, profitant non seulement de la misère salariale de ses cadres, mais aussi de la vétusté de sa flotte. La compagnie s'est retrouvée dans l'obligation de recruter un personnel étranger, bien sûr avec un salaire à la hauteur de celui perçu sur le marché international. Ce qui est considéré comme une discrimination à l'égard de leurs collègues algériens. D'autant que ce personnel n'est jamais affecté sur les vieilles unités », ajoute le commandant. Pourtant, selon lui, des promesses publiques ont été faites par le ministre de l'Energie et des Mines, Chakib Khelil, lors de la réception du super LNG Lalla Fatma N'Soumer. Il avait sommé les dirigeants de la compagnie de veiller à ce que les états-majors perçoivent des salaires décents, qu'ils soient embarqués ou en congé, afin qu'ils ne quittent pas les navires. À la merci des armateurs étrangers ? Plus de trois ans plus tard, une dizaine de cadres au moins a rejoint les Emirats arabes unis et le Qatar pour diriger leurs méthaniers. Une hémorragie qui constitue une vraie menace pour l'Algérie, dans la mesure où 70% des exportations de Sonatrach sont faites par voie maritime. Une voie appelée à se renforcer du fait du boom de la production du gaz liquéfié. Et c'est pour répondre à cette évolution que de nouveaux trains de re-liquéfaction de gaz ont été installés à Arzew et Skikda à destination de l'Europe, des USA et de l'Extrême-Orient. « N'a-t-on pas peur d'une dépendance des armateurs étrangers ? N'est-il pas hasardeux et dangereux de se retrouver à la merci des méthaniers étrangers ? » s'est demandé un chef mécanicien.