Le dernier roman de notre confrère explore les arcanes du silence où parviennent pourtant les échos de la vie. L'aphonie bruyante que romance Bouziane Ben Achour dans cette nouvelle livraison qu'est Dépossédé, édité par Dar El Gharb », interpelle en fait les gens de la paroles écrites sur le sens des mots et l'inutilité de dire quand on n'a rien à dire. Lorsque la parole, car c'est d'elle qu'il s'agit, se déforme dès qu'elle emprunte les chemins sinueux du mensonge. Lorsque la parole se confond avec un simple rituel pour meubler les pauses, lorsque le silence devient volonté par lassitude de voir que tout n'est plus que décor faussement théâtral. A travers les péripéties de son personnage central, qui vit précisément de la parole et qui s'en laisse déposséder, Bouziane pousse la contradiction à ses extrêmes limites pour voir ce qu'elle vaut dans une société qui a oublié jusqu'à exister, pendant que ses jardins se font envahir d'herbes mortes. Et il ne conclut qu'amusé de ces croyances érigées en cimetière du non-dit. Là, tel un matador, il arme sa plume de ses plus belles encres et achève les tabous pour ne laisser aux mots que leur sens profond, en les libérant de leurs chaînes. Le sein gauche amputé de la poitrine d'une femme et le lait qui n'en coulera plus provoquent l'angoisse de chaque être accroché à la symbolique du sein, que l'auteur sacrifie pour laisser apparaître la douleur dans toute son horreur. Et c'est précisément en annonçant sa décision de se taire que Bouziane devient menaçant en empruntant le silence de son personnage, Cherif, speaker de radio de son état. Ses provocations dérangent les esprits qui se sont installés dans le confort de l'acceptation de tout, ceux qui se sont résignés en contrepartie de leur silence. Ceux qui ont pactisé avec le diable en laissant croire à l'ange qu'ils sont restés vierges, omettant que souvent le diable l'emporte dans un duel sans loi, ni foi. Le Dépossédé n'aurait pu s'écrire que dans la marge de la société, là ou le plus grand nombre a été repoussé en témoin d'une période assez longue pour devenir demain. Silence de l'exactitude, parole perdue, martelant comme une horloge de salon ses coups assourdissants, le roman auquel nous invite Ben Achour est un rappel de plus pour que le sommeil social s'interrompt, afin que soient « heureux ceux qui peuvent pleurer, heureuses les consolantes vanités et faux remèdes ». Paraissant trahir la féminité en perdant volontairement lors de son écriture un sein pudiquement décrit, en exposant un muet volontaire aux aléas de la vie, en le faisant esclave d'un destin qui s'abat sur lui comme une bombe, Bouziane ne fait en réalité que nous faire ressentir son fidèle attachement aux valeurs auxquelles ils nous a toujours habitués, nous prévenir des dangers apparents. Au moment où l'on commence à comprendre les motivations de l'auteur et deviner ses révélations, il nous attire vers un autre personnage qui s'impose à lui par nécessité de faire ce fameux passage cher à ses écrits par le cimetière, un autre cimetière que Bouziane se plaît à nous faire peur. Présence insolente de la mort, alors qu'il nous oriente vers toutes les morts qui nous guettent et qui ne finissent pas forcément dans un cimetière. Ici, le cimetière c'est la mamelle perdue, celle de la mère patrie, sucée jusqu'à amputation. Celle du lait qui a cessé de tourner au risque de compromettre un récit dont la beauté réside dans la fouille du moindre geste, de la moindre expression, de la moindre bouteille de bière décapsulée, dépossédée de sa tête. De la moindre épitaphe gravée par les plus belles lettres d'une langue qui risque de mourir à force de l'avoir dépossédé de sa poésie, de sa religion à force de ne la réserver qu'aux morts. La vie chez lui c'est encore cet inceste qui parvient à introduire la complexité de Meriem dans le cœur de l'histoire pour la destiner à l'appétit sexuel d'hommes nerveusement virils, dont elle se joue pour sa collection pendant qu'elle abandonne son amoureux aux rêves dont elle s'échappe par amitié. Tabous indescriptibles ; par la seule parole, Bouziane semble échapper aux sentiers battus du journaliste, pour se consacrer entièrement à la vérité de la parole tue. Celle qui produit les chemins à suivre. Il en demeure lui-même possédé.