Plus de deux millions de véhicules de tourisme composent le parc automobile national, dont le quart est concentré à Alger. Signe extérieur d'aisance sous l'ère « soviétisante », aujourd'hui, la voiture tend à devenir un produit démocratique, grâce aux mécanismes incitatifs à la consommation . L'insuffisance et la mauvaise organisation des transports en commun dans les grands centres urbains font du véhicule un moyen de locomotion indispensable et guère un simple accessoire d'apparat. C'est l'été, et les déplacements professionnels ou d'agrément sont éreintants en cette période caniculaire. Pour les candidats (de moins en moins nombreux) aux vacances, la voiture s'impose. Les jeunes, heureux héritiers de la voiture de papa ou miraculeux lauréats d'un crédit auto, s'en vont faire les beaux au volant de leur berline, les cheveux au vent, la musique à fond et une fée hâlée à la place du mort. Direction : la plage. De la Simca à la Maruti, de la Zastava à la Touareg, on a pu mesurer l'évolution de notre parc roulant national et de sa physionomie, évolution qui calque méthodiquement les circonvolutions de notre économie nationale et ses différents modèles consuméristes. L'automobiliste DZ sera ainsi passé par tous les stades darwiniens de la carrosserie et l'histoire de l'Algérien avec la voiture est un peu celle du pays. « Avant, les gens achetaient au terme d'une vie d'épargne, ce qui impliquait que le véhicule arrivait en fin de carrière », explique Omar Bouazouni, économiste et chercheur au Cread (lire interview). Les gens recouraient le plus souvent au marché d'occasion et « tous les Algériens étaient des mécaniciens » pour reprendre le titre du dernier spectacle de Fellag. De la Traction à la Mercedes « kawkawa », de la Niva au Rave4, de l'époque du bon d'achat à celle des gardiens de parking, la société algérienne a connu un boom spectaculaire. Entre temps, il y a eu les voitures… piégées, sous la férule de ce fournisseur macabre qu'est Al Qaïda Maghreb, instaurant une relation mortifère avec le véhicule. Mais malgré le GSPC, malgré le FMI, malgré les kamikazes, le marché de la voiture n'a eu de cesse de progresser. A titre indicatif, de 2000 à 2006, le parc automobile a augmenté de 20%. Voiture, vois-tu… Aujourd'hui, les show-rooms luxueux au logo de toutes les marques internationales sont une partie intégrante de notre paysage commercial, au même titre que les boutiques de téléphonie mobile, les enseignes de marques chics et autres bazars de vêtements chinois, un décorum qui est en définitive celui de l'Algérie de Bouteflika, de Carrefour, de Tonic et de Djezzy. Les salons automobiles sont devenus une attraction où les Algériens viennent fantasmer en famille sur des voitures affriolantes, assorties d'hôtesses de rêve. Et à défaut de voler au volant d'une carrosserie attrayante, la petite cendrillon de Bab El Oued ou de Bachedjarrah peut toujours l'essayer sans risque de la voir se transformer en tracteur Sonacome. Les mœurs libérales se sont établies en profondeur. La consommation n'est plus un tabou. L'Algérien affiche son appétit de vivre, de rouler les mécaniques et rouler en 4x4. Les riches, bourgeois-nés ou philistins parvenus, exhibent ostensiblement leurs signes extérieurs de puissance au point que l'on n'hésite pas à parader en Hummer, cette jeep américaine de deux milliards, transfuge de l'armée US, conçue pour les terrains bourbeux et les larges avenues et guère pour les venelles hystériques d'Alger. Le paraître est sauf, et comme le fait si bien remarquer Omar Bouazouni, dans voiture il y a vois-tu, me vois-tu, me vois-tu dans ma jolie caisse. M'as-tu vu. Mais tout le monde n'a pas les moyens d'une grosse berline décapotable à vous en mettre plein la vue. N'exagérons rien, tout le monde ne conduit pas pour frimer et si notre rapport au volant reste profondément névrotique, machiste, narcissique, faisant de la voiture un prolongement métallique du corps, tout le monde n'a pas les moyens de s'offrir une bagnole sexy. Poussés par la contrainte à se débrouiller un quelconque attelage alternatif pouvant les aider à mieux rationaliser leur « temps de déplacement », comme dirait Omar Bouazouni, beaucoup achètent fonctionnel. A ce propos, les petites citadines sans option ont sauvé la vie à des milliers de ménages. La Maruti, voiture star En témoigne le succès de la 4L en son temps de gloire, de la Clio, de la Peugeot 206 ou encore de l'Atos. « Les gens achètent surtout les petites cylindrées », confirme la responsable d'un show-room Peugeot. L'Association des concessionnaires relève que 80% des véhicules vendus oscillent entre 400 000 et 800 000 DA. Aujourd'hui, la palme revient surtout à la Maruti, symbole d'une revanche des petits revenus sur l'arrogance de l'industrie automobile. Que de blagues potaches la pauvre indienne n'a-t-elle essuyées avant d'être élue voiture de l'année par le Lumpen-fonctionnariat. Des langues malveillantes croient savoir qu'elle a un sèche-cheveux en guise de moteur, alors qu'elle est équipée Suzuki ; d'autres la traitent de « machine à laver », d'autres soutiennent encore qu'elle n'a pas besoin de carburant et qu'elle marche avec un chargeur Nokia. On la disait l'apanage des instituteurs et on l'appelait « oustada » (ou « chikha », la prof) et pourtant, en très peu de temps, elle a conquis une clientèle honorable et variée. « Nous avons constaté un nombre appréciable de médecins, d'architectes, d'avocats et de cadres moyens posséder la Maruti 800 », déclarait le DG d'Elsecom, la société qui en assure la commercialisation, à notre journal (El Watan du 3 avril 2008). Cette guerre des valeurs dit toutes les contradictions du consommateur DZ, grosse gueule qui pète plus gros que son portefeuille en lorgnant les grosses bagnoles façon « baggar », tout en ayant le « moral à pied » pour reprendre une expression mordante. Réflexion d'un confrère : « Le portable et la voiture sont devenus des produits démocratiques. » Certes, pas dans les mêmes proportions vu l'écart des prix. Devant la consommation effrénée du produit voiture et les passions que le quatre roues déchaîne, Amar, un cadre brillantissime officiant paradoxalement auprès d'un concessionnaire, est perplexe : « On nage en pleine démesure. De mon temps, pour qu'un cadre ou un fonctionnaire accède à un véhicule, il fallait qu'il attende une vie entière. Aujourd'hui, n'importe qui possède un véhicule, même un chômeur. A notre niveau par exemple, il suffit d'une fiche de paie de 22 000 DA et vous avez un véhicule de 860 000 DA. J'aurais aimé voir l'Etat verser cet argent aux retraités, augmenter les allocations familiales, plutôt que d'accorder des crédits à des filles qui vont acheter une voiture pour aller draguer », rage-t-il. Le « véhicule utilitaire de tourisme » Tout le monde s'accorde à le dire : prendre le bus à Alger relève du sport d'endurance ; le luxe, c'est de trouver un taxi sur certains axes, sans que cela passe pour de l'autostop payant. D'où la profusion de clandestins, au grand bonheur des usagers livrés à eux-mêmes aux heures de pointe. De fait, en dépit des efforts de l'Etusa et autres transporteurs urbains, le réseau public de transport en commun reste insuffisant ; le métro qui se fait désirer n'est pas près de venir en renfort. Quant aux transporteurs privés, leur manque de civisme et de professionnalisme est de notoriété publique. En témoignent tous les passagers morts sur l'autel de leur désinvolture. Pour les femmes, il est un argument supplémentaire qui les pousse à passer très vite leur permis et à s'acheter un quelconque objet roulant, de préférence identifié. La promiscuité douteuse dans les bus, cela rappelle une caricature de Dilem : « Que fait un Français après l'amour ? », demande notre trublion fétiche. « Il fume une cigarette. » « Que fait un Algérien après l'amour ? », « Il descend du bus. » Cela dit tout. « Déjà, dans un bus, une fille ne peut pas s'habiller comme elle veut, particulièrement en été, alors qu'en voiture, elle peut relativement se le permettre », relève une jeune femme qui vient de s'offrir une belle 207. Une autre, enseignante de son état, évoque la gymnastique qu'elle doit faire tous les matins pour déposer sa fille chez sa mère avant de rejoindre dare-dare ses élèves. « Avec tous les désagréments, les ennuis qu'on rencontre dans les transports en commun, avec la galère qu'il faut se coltiner entre les tâches domestiques, les servitudes professionnelles et familiales, la voiture est un bien plus que nécessaire », dit-elle. A tout ceci il faudrait ajouter la quasi-impossibilité de recourir au vélo pour des raisons topographiques. Résultat des courses : la voiture est in-dis-pen-sable. Si bien que tout le monde se plaint de l'explosion du parc roulant. A Alger, on dénombre plus d'un demi-million de véhicules domiciliés dans la capitale. Dans sa mansuétude, l'Etat a même fait offrande aux Algériens motorisés d'un cadeau à 11 milliards de dollars : l'autoroute Est-ouest, censée abréger les distances et donner de l'air aux pneus. La dernière taxe Ouyahia Ouyahia n'a décidément pas de chance : toutes les mesures impopulaires portent sa griffe et la dernière en date, la taxe sur l'achat de véhicule neuf, est venue saluer inopportunément le retour du patron du RND aux affaires. Elle est venue surtout relancer le débat sur l'opportunité ou non d'acquérir un véhicule au lieu de recourir au système D, en combinant bus pourris, fourgons suicidaires, taxis improbables, clandestins providentiels et marche forcée et qui fait transpirer. Avec cette taxe dont le montant, rappelle-t-on, oscille entre 50 000 et 150 000 DA, c'est un levier de découragement supplémentaire qui vient assommer les ménages. Certains n'hésitent pas à le prendre comme une punition : « Ils veulent nous confiner dans les vieux tacots et garder pour eux les belles caisses », râle une jeune fille. Désormais, la structure du prêt véhicule se complique davantage. Il faudra ainsi prévoir un prêt pour l'apport personnel, un autre pour le prêt bancaire et un troisième pour le prêt taxe. Certains clients qui ont engagé le processus tortueux pour l'achat d'un véhicule l'ont interrompu net devant cet imprévu foudroyant. « Comment se fait-il que des pontes aient tout au dinar symbolique, koulache batel, et personne ne les taxe ? Est-ce que Ouyahia, lui, paie une taxe sur ses villas ? » fulmine un cadre, avant de poursuivre : « Pourquoi est-on si prompt à racketter le peuple, alors que les mesures sur le logement et autres initiatives bénéfiques prennent tant de temps à se concrétiser ? Cette taxe a été mise en application avec une célérité troublante. Elle a été émise par ordonnance, en plein été, alors que les gens sont en congé, pour prendre l'opinion au dépourvu et la faire passer sans résistance. Avec tout cela, qu'est-ce qu'on attend pour faire la révolution ? »