Omar Bouazouni est économiste statisticien et chercheur au Centre de recherche en économie appliquée pour le développement (CREAD). Il analyse pour nous la structure du marché de l'automobile et les représentations liées au « produit voiture » chez le consommateur algérien. M. Bouazouni, en tant qu'observateur avisé du comportement du consommateur algérien, comment définiriez-vous le rapport de l'Algérien à la voiture, depuis l'époque « soviétisante » jusqu'à celle du tout libéral ? Au début, le seul lien qu'avait l'Algérien avec la voiture se limitait au lien qu'il avait avec l'ancienne métropole coloniale. D'ailleurs, l'essentiel de notre parc automobile est composé de voitures françaises. Comment les Algériens achetaient auparavant un véhicule ? Ils l'achetaient en fin de carrière. Si on segmente le produit voiture en catégories d'âges, on va dire qu'il était réservé au troisième âge. L'accès du grand public au véhicule était régulé par l'Etat. L'Etat importait pour ses propres besoins, à savoir ses entreprises. Il alimentait les entreprises publiques en véhicules légers et même lourds. L'Etat avait lancé deux ou trois opérations, dont cette fameuse opération avec les Japonais par l'importation des véhicules Honda, et cette autre avec le constructeur italien Fiat et l'arrivée de la Ritmo. Après, on a ramené des véhicules de qualité comme les Mazda 626 et 929. Si vous regardez les statistiques de 1980 jusqu'en 1996, soit avant l'arrivée de Hyundai - parce que c'est Hyundai qui a boosté réellement le marché de l'automobile-, nous étions à 56 véhicules pour 1000 habitants. Aujourd'hui, nous avons 2 millions de véhicules légers pour 34 millions d'habitants, soit une moyenne de un véhicule pour 17 personnes. En définitive, il n'y a pas beaucoup de changements dans le rapport population et parc automobile léger surtout. D'après vous, le véhicule est un luxe ou bien un moyen de locomotion indispensable ? D'aucuns se plaignent à ce propos de l'insuffisance et de la mauvaise organisation des transports en commun… Si c'est une nécessité, les ménages devraient avoir un à deux véhicules. Si c'est un bien de luxe, l'Algérien se départagerait entre un véhicule de service qu'il utiliserait quotidiennement, et un véhicule de snobisme, pour l'apparence, pour afficher ses valeurs, comme l'indique le mot « voiture » lui-même, c'est-à-dire est-ce que tu me vois avec tel véhicule. Maintenant, pour revenir à votre question, je ne pense pas que cela soit réellement un produit de luxe. Je pense que c'est un bien quasi-nécessaire. C'est un bien qui est venu combler un manque. Le fait est que la demande de transport des ménages n'est pas satisfaite, et ce, pour différentes causes. La première est que nous assistons à une urbanisation plus rapide des populations que des réseaux. On a créé plus de milieux urbains et moins de services et de produits accompagnant ce milieu. Du jour au lendemain, on est passés d'une population rurale à une population urbaine. On identifie le milieu urbain par la qualité de ses réseaux, à savoir le transport, l'électricité, le gaz, Internet, la téléphonie…C'est le niveau de densité de la connexion aux réseaux qui distingue un milieu urbain d'un milieu rural. En l'occurrence, l'une des choses qu'il importe de développer actuellement, c'est la notion du « temps de déplacement ». L'Etat doit garantir le « temps du déplacement ». Exemple : faisons un minimum de 40 km à l'heure pour tous les réseaux d'Alger. Cela va nous permettre d'avoir exactement le temps de déplacement d'un point A à un point B. C'est une notion très importante sur le plan économique. Parce que si vous regardez les pertes économiques générées rien que par les embouteillages, si l'on se représente par exemple le nombre de litres de gasoil consommés, c'est quelque chose d'énorme. Et ce « temps de déplacement » n'a-t-il jamais été quantifié ? Cela n'a jamais été quantifié. Il y a néanmoins une étude qui a été faite, si mes souvenirs sont bons, en 2006, sur un échantillon de la ville d'Alger, et qui faisait ressortir que 40 à 50% des personnes interrogées se déplaçaient à pied vers leur lieu de travail. L'Etat doit garantir réellement le temps de déplacement à l'intérieur d'un réseau. Ce temps permettrait aux gens de prendre une décision lorsqu'il s'agit de choisir entre prendre son propre véhicule ou recourir à un transport en commun. Si l'on vous assure que de Ben Aknoun à El Biar, vous allez mettre 20mn, et si vous connaissez le nombre de navettes qui desservent cette ligne, croyez-moi, vous aurez un timing à 5mn près. De par le monde, dans toutes les grandes capitales, l'Etat a garanti le temps de déplacement à l'intérieur d'un réseau. Or, prendre un bus à Alger est complètement aléatoire. On ne peut donc pas isoler la voiture de son environnement, du fonctionnement général de la Ville, de la Cité, tout s'imbrique… Tout s'imbrique en effet. Tout doit être lié. Créer des réseaux en ville c'est bénéfique. Si l'on doit tenir compte des normes environnementales, déplacer 1000 personnes par un seul moyen vaut mieux que de déplacer 1000 véhicules, en termes d'émission de CO2, de gaz à effet de serre. Les gens achètent généralement leur véhicule après avoir exprimé un besoin. Ce besoin est lié à un manque de moyens de transport en commun et à l'inadéquation des transports existants par rapport à leurs exigences en termes de temps et de confort, la qualité de nos transports en commun laissant souvent à désirer. La majorité de nos bus sont insalubres. Il y a une très forte promiscuité. En tant que responsable d'une administration, vous allez arriver à votre bureau tout en sueur et dans un piètre état, surtout que nous sommes dans un pays où il fait chaud durant une bonne période de l'année. Ce sont ces points organisationnels et fonctionnels qui font que nos réseaux de transport n'arrivent pas à répondre à une demande sociale et psychologique. On ne connaît pas encore tous les problèmes de santé, de stress, générés par le transport. Si l'on hasardait une lecture du parc roulant national, quelles sont vos observations à ce sujet ? On assiste par exemple depuis les années Daewoo à une pénétration en force de la voiture asiatique… Ce sont des signaux dont il faut tenir compte. La stratégie de la voiture asiatique en Algérie, c'est d'abord une stratégie par le prix. Ce sont en gros des prix bas de gamme, accessibles à des clients qui ont une épargne. Le marché est aussi attiré par tout ce qui est service après-vente, essentiellement le service de réparation et la disponibilité de la pièce de rechange. Tous nos anciens mécaniciens étaient spécialisés pour des raisons historiques dans la voiture française. Aujourd'hui, avec le développement des services après-vente spécialisés, cela a permis à la voiture asiatique de s'implanter davantage. Quelle appréciation faites-vous de la taxe que vient de décréter le gouvernement sur l'achat d'un véhicule neuf ? Traduit-elle une volonté coercitive de réguler le marché ? Si on se fie aux statistiques, nous importons quelque chose comme 200 0000 véhicules. Ainsi, l'Etat peut engranger au maximum environs 300 millions de dollars de recettes, soit l'équivalant de 0,3% du PIB. Cette taxe a ses côtés positifs et ses côtés négatifs. Le premier point positif est que cela nous permet de voir la stratégie des concessionnaires. Est-ce qu'ils ont l'intention de faire une remontée de filière c'est-à-dire passer du statut d'importateur net à celui de producteur ne serait-ce que, dans un premier temps, à titre d'assembleur pour diminuer cette taxe, parce que cette dernière est applicable à la frontière. Si le concessionnaire décide de s'implanter progressivement, là, je pense que d'autres mécanismes vont suivre. Petit à petit, on va faire de l'intégration, de l'aval vers l'amont, c'est-à-dire de la partie commerciale vers la partie production. L'aspect négatif de la chose, c'est qui va financer la différence ? Ces 50 000 à 150 000 DA, qui va les payer ? C'est là qu'on va mesurer le punch des concessionnaires : est-ce qu'ils peuvent négocier avec la maison mère cette partie ? Il faut dire d'emblée que cette augmentation arrange plus les banques.