A l'heure où le coucher du soleil apparaît discrètement derrière les longs minarets d'Istanbul, non loin des touristes qui flânent près du grand bazar, un jeune, à l'accent constantinois, a l'air assez énervé. Istanbul (Turquie). De notre envoyée spéciale Devant quatre piles de jupes longues, il crie au téléphone : « Alors, dis moi maintenant, est-ce que je les prends ou pas ? » Istanbul, ville au charme poétique et destination préférée des beznassia algériens. Près du quartier Bourgeois-bohème de Taksim, la région d'Osmanbey est la plus fréquentée des grossistes internationaux. Composée de plus de 4000 entreprises turques de textile, Osmanbey réalise 40% des exportations de prêt-à-porter. « On peut honorer les commandes immédiatement ou dans 3 semaines au maximum (…) Il y a, évidemment, des grossistes algériens qui achètent d'Osmanbey, mais ils ne sont pas nombreux. Les Algériens privilégient généralement les produits moins chers. Ils vont dans d'autres marchés », nous explique Serhat Çetinkaya, président de Osmanbey textile businessmen association (Otiad), une association des patrons des entreprises de textile à Osmanbey qui compte 800 membres. Les commerçants algériens apprécient les quartiers d'Aksaray et d'Aksensettin, là où les marchands parlent arabe et sont plus conciliants sur les prix. Le mot d'ordre n'est pas de rapporter les plus beaux produits, mais ceux qui rapportent des profits. Les tailleurs de la marque « Denina » qu'on trouve un peu partout en Algérie coûtent entre 60 et 100 dollars. « Nous avons quatre clients algériens réguliers. On leur fait des réductions de l'ordre de 20 dollars par pièce », explique le commerçant. En revanche, les marques qui font des réductions moins importantes sont rarement disponibles sur les étals algériens. Un commerçant de robes de soirée l'indique : « Ces robes de soirée valent 40 dollars, j'en ai vendu à des grossistes algériens pour 35 dollars. » Avec une marge d'à peine 5 dollars, les robes sont moins répandues dans les marchés algériens. La Turquie représente l'un des derniers bastions de résistance à l'offensive chinoise. Le textile est le secteur industriel le plus puissant de Turquie. Le pays compte pas moins de 40 000 entreprises de textile, toutes tailles confondues. Pour tenir tête au dragon chinois, les Turcs ne ménagent aucun effort. Leur stratégie consiste à cibler davantage les pays du Maghreb, la Fédération de Russie et les pays de l'Est. Lors de la 11e Foire internationale de la mode tenue à Istanbul du 28 au 30 août dernier, le ministre turc du Commerce extérieur, Kursad Tuzmen, a souligné que son pays prévoit un chiffre d'affaires du textile de l'ordre de 40 milliards de dollars en 2010. « Nous doublerons ce chiffre dans les prochaines années, car nous sommes décidés à faire d'Istanbul la capitale de la mode », a-t-il professé. C'est que la Turquie a de nombreux atouts : c'est le 7e plus grand producteur de coton. La production annuelle de coton est estimée à 725 000 t durant l'année 2007-2008. Près de 30% du coton turc est de qualité supérieure. Grâce à un petit décalage de saison par rapport aux collections françaises, japonaises et new-yorkaises, les fabricants turcs peuvent suivre la tendance sans prendre de risques. Pour atteindre ses objectifs, le gouvernement turc n'a pas hésité à y mettre les moyens. Une académie de la mode (Istanbul moda academy, Ima) a vu le jour en janvier dernier afin de former des designers turcs. « On travaille pour que les designers turcs soient connus dans toute l'Europe. Nous dispensons des cours en fashion design, fashion marketing, fashion technology, fashion photography et fashion media. Et le gouvernement prend en charge 9% du coût de la formation », précise Sezer Mavituncalilar, directeur de l'Ima. Et de poursuivre : « Le plus important est là, mais nous devons encore travailler dur pour atteindre nos ambitions. » Pour vanter leurs produits, les professionnels turcs du textile avancent l'argument de la « créativité ». « 60% des exportations sont des produits de nos propres labels. Osmanbey a la particularité d'avoir ses propres designs. Il y a des marques qui visent des pays bien définis comme la marque Balizza pour la Russie », affirme M. Oknatic, vice- président de l'Otiad. Pour ce qui est de la concurrence entre la Turquie et la Chine, le représentant de l'Otiad semble avoir des réponses toutes prêtes : « Les gens qui comparent les textiles chinois et turcs se trompent. Ce que nous faisons n'a rien à voir avec les produits chinois. La Chine est une usine. La Turquie fait ses propres designs », plaide M. Oknatic. Les produits turcs restent très chers en comparaison avec leurs concurrents chinois. Même au niveau national, l'appréciation de la livre turque a entraîné une hausse de l'importation des produits textiles chinois. « Les turcs sont nationalistes. Ils continueront à acheter du "made in Turkey" quoi qu'il en coûte », nous dit une habitante d'Istanbul. L'avis d'un journaliste turc est plus nuancé : « Les classes moyennes privilégient les produits chinois. Et aujourd'hui, même les classes supérieures commencent à glisser. Là, il peut y avoir une crise. » Contrairement à une idée répandue, le coût de la vie est très élevé en Turquie. Le salaire minimum garanti tourne autour de 350 euros. A Istanbul, 1.5 million de personnes vivent avec le SMIG (sur une population de 15 millions). Même si le « made in Turkey » a gagné une clientèle fidèle en Algérie, le défi des Turcs est encore plus grand. Le pays d'Attaturk refuse de céder la place du marché européen à la Chine. La guerre ne fait que commencer.