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Me Mokrane Aït Larbi. Avocat et militant des droits de l'homme : « Le 5 Octobre est un règlement de compte politique au détriment de plus de 500 morts »
L'avocat et militant des droits de l'homme, Me Mokrane Aït Larbi, livre dans cet entretien, et sans concession aucune, sa lecture des événements tragiques d'Octobre 1988 et leurs répercussions sur la vie politique du pays. Ces événements, tranche-t-il d'emblée, « n'était ni le début d'un sursaut démocratique ni une révolution ». Le 5 Octobre est, estime-t-il, « une affaire d'Alger et de différents clans du pouvoir ». L'interlocuteur, après analyse de la situation engendrée par ces événements, conclut que « la révolution orange algérienne n'est pas pour demain ». Le peuple algérien célébre aujourd'hui le 20e anniversaire des événements tragiques du 5 Octobre 1988. Dans quelles conditions va se présenter aujourd'hui cet anniversaire ? En célébrant le 20e anniversaire des événements du 5 Octobre, chacun de nous doit avoir à l'esprit les dizaines de morts, les centaines de blessés et les milliers d'Algériens torturés par d'autres Algériens, dont le seul crime est d'avoir été poussés dans la rue par les clans du pouvoir. Ces événements, « provoqués » ou « spontanés », devaient marquer la fin d'un système et le début de la démocratie et du respect des libertés. 20 ans après ces événements tragiques, il faut être aveugle ou de mauvaise foi pour ne pas constater que la démocratie n'est pas au rendez-vous. Les libertés publiques sont violées au quotidien, les institutions n'assument pas leur mission constitutionnelle, le Parlement est réduit à adopter les ordonnances du Président et les parlementaires à débattre de leurs indemnités, la justice dépend de plus en plus de l'Exécutif, quand au Conseil constitutionnel, il est réduit à un simple secrétariat permanent du président de la République. Le pays est de plus en plus riche, mais les Algériens sont de plus en plus pauvres. De jeunes Algériens se jettent à la mer tous les jours dans l'espoir d'atteindre la rive nord de la Méditerranée au détriment de leur vie ou de leur liberté. La vie politique est inexistante. Les activités des partis politiques se résument à soutenir le Président pour un troisième mandat ou à demander des observateurs internationaux pour surveiller des dizaines de milliers de bureaux de vote. Quant à la sécurité des citoyens, l'emploi, le logement, l'école, la santé, ce sont des sujets qui n'intéressent ni le pouvoir ni « l'opposition ». Les chefs de parti politique, toutes tendances confondues, au lieu d'initier un débat public sur les grandes questions, de demander la levée de l'état d'urgence, exiger le bilan de ces deux décennies, préfèrent se taire pour préserver leurs privilèges et leurs résidences dans les quartiers sécurisés. Voilà en quelques mots dans quelles conditions le peuple célébrera cet anniversaire, dans la douleur. Alors que certains considèrent le 5 Octobre comme le début du sursaut démocratique dans le pays, d'autres, à l'image du président Bouteflika, pensent que ces événements « ne représentaient pas une révolution démocratique » (déclaration faite en 2005). En tant que témoin, quelle est votre lecture de ces événements ? Le 5 Octobre est une affaire d'Alger et des différents clans du pouvoir mis en place en 1962. Il n'est ni le début d'un sursaut démocratique ni une révolution, mais un règlement de compte politique au détriment de plus de 500 morts. Concernant la démocratie et les libertés publiques, on est exactement à la veille du 5 octobre, avec la crise multidimensionnelle en plus. Le pouvoir est toujours entre les mains des clans qui avaient provoqué le 5 Octobre. Les personnes passent, les clans et les intérêts restent. Les événements d'Octobre 88 se sont produits après une série d'événements ayant secoué plusieurs régions du pays, notamment la Kabylie (avril 80). Y a-t-il un lien entre tous ces événements et pourquoi, selon vous, la société algérienne a connu autant de bouillonnements durant les années 1980 ? Les années 1980 étaient le théâtre des événements dans beaucoup de pays, notamment les pays à régime socialiste et l'Algérie faisait partie de ces régimes qui cherchaient une sortie de crise sans céder le pouvoir. Les animateurs du mouvement d'avril 80 avaient l'initiative et les revendications étaient claires. Quant aux événements du 5 Octobre, il n'y avait ni organisation, ni mot d'ordre politique, ni programme. Et il faut rappeler que la Kabylie n'a pas pris part à ces événements. Pourquoi il n'y a pas eu de réaction populaire avant le début des années 1980, malgré le fait que le système générateur de cette situation était toujours le même ? Il y a plusieurs raisons à cela et on peut citer quelques-unes. La sécurité militaire contrôlait toute la société et tous les groupes politiques ou d'opinion, la « prévention » était de mise. On n'avait pas besoin de preuves pour faire taire les voix discordantes d'une manière ou d'une autre. Le pouvoir était relativement homogène autour du Président pour faire face à « l'ennemi extérieur » et surtout « l'ennemi intérieur ». Les enfants étaient scolarisés, le transport, la cantine et les fournitures scolaires assurés… Cela n'a pas empêché des mécontentements populaires « maîtrisés » à temps sans médiatisation. 20 ans après ces événements, les Algériens vivent dans une véritable désillusion. Si les événements ont ouvert la voie au multipartisme, le système reste toujours le même, ce qui met en échec toute tentative d'évolution dans le pays. Qu'en pensez-vous ? Je dois ajouter à ce que j'ai dit en répondant à la première question que si le pouvoir cherche à maintenir les pratiques d'avant Octobre 88, que fait l'opposition pour les changer ? L'arbitraire s'installe, où sont les partisans de l'Etat de droit ? La corruption se généralise, où sont les personnes intègres pour la combattre ? L'islamisme enregistre des avancées dans l'Etat et la société, où sont les démocrates ? Certes, le Président légifère par ordonnances, alors pourquoi le Parlement les a toutes adoptées ? Les partisans du 3e mandat s'expriment au quotidien, les « démocrates républicains » se contentent de demander des observateurs internationaux, tout en inventant des rencontres virtuelles avec des responsables américains. Et à l'occasion, je lance un défi public à ces semeurs d'illusions de prouver avoir rencontré un seul responsable américain, du maire au secrétaire d'Etat, en passant par un gouverneur, en dehors bien entendu des responsables qu'on rencontre à l'ambassade des Etats-Unis. Pour certains observateurs, les réformes entreprises après ces événements ont été mal conçues, ce qui a donné naissance à toutes les dérives connues jusque-là, en particulier la montée de l'islamisme. Quelle est votre lecture ? On ne peut pas parler des « réformes » en quelques mots, mais on peut dire que l'un des objectifs de ces réformes est de faire croire à l'opinion que l'Algérie est passée du totalitarisme à la démocratie. On a agréé le FIS pour étouffer la démocratie dans l'œuf. Les premières lois sur les partis politiques, les associations, les réunions et les manifestations publiques, etc étaient conformes aux principes démocratiques. Et en moins de 3 ans, le pouvoir a tout repris par des amendements d'exception et on est revenu dans tous les domaines de la vie publique au système d'autorisation. « Tout ce qui n'est pas autorisé est interdit » y compris les réunions pacifiques dans les salles. A qui a profité réellement le 5 Octobre ? A ses architectes. Ce qui est certain, c'est que le système du parti unique, qui devait disparaître après la promulgation de la Constitution de 1989, est toujours là, malgré le changement de personnes et il a encore quelques « mandats » devant lui. Alors, comme dirait notre ami Hakim Laâlam : « Fumons du thé (ou ce qu'on veut) et restons éveillés, le cauchemar continue ». Ces événements se sont soldés par plus de 400 morts, des dizaines de blessés et beaucoup de citoyens torturés. Jusqu'à aujourd'hui, rien n'a été fait pour toutes ces victimes… Effectivement, rien n'a été fait pour les victimes d'Octobre par le pouvoir ni par « la société civile ». Pourtant, on a indemnisé même les terroristes repentis. Aujourd'hui, personne ne pense à ces victimes. A chacun ses priorités. Le Parlement devait se pencher sur la question, mais les préoccupations des parlementaires sont ailleurs. Les partis politiques préfèrent les indemnités de leurs députés à celles des victimes d'Octobre. Le 5 Octobre est-il un mouvement spontané ou manipulation d'un clan du système ? Le 5 Octobre était une « frappe préventive » contre la démocratie. Un clan du pouvoir a poussé des milliers de jeunes dans les rues d'Alger avec un seul objectif : s'attaquer aux institutions. Un autre clan a utilisé l'armée pour défendre ces mêmes institutions. « L'ouverture », qui a suivi ces événements, a été prise au sérieux par les Algériens qui avaient commencé à s'organiser, à s'exprimer et à revendiquer un régime démocratique. Le pouvoir, pour ne pas perdre le pouvoir, a procédé à d'autres frappes préventives, toujours contre la démocratie en agréant le FIS et en le poussant à participer aux législatives de décembre 1991, malgré la désobéissance civile de mai-juin de la même année et l'injonction express des chouyoukh au peuple algérien pour changer « ses habitudes alimentaires et vestimentaires » et en poussant, plus tard, le président Zeroual à démissionner, au moment où les institutions avaient commencé à fonctionner, notamment le Parlement où il y avait un début de débats contradictoires télévisés. Ajoutée à cela l'inexistence d'un parti d'opposition capable de provoquer de pareils événements. L'Algérie risque-t-elle de vivre un autre 5 Octobre ? Je ne crois pas au mouvement spontané et je pense qu'au stade actuel, ni le pouvoir ni les forces politiques n'ont intérêt à provoquer ce genre d'événements au risque d'être dépassés par la rue et de perdre leurs « acquis ». Dans tous les cas, je suis partisan d'un changement pacifique par l'organisation de citoyennes et de citoyens qui rejettent le système actuel et qui ne croient pas aux partis politiques existants. « La révolution orange » n'est pas pour demain. Mais le changement passera incontestablement par le démantèlement pacifique du système, à commencer peut-être par une « grève » de candidature à la prochaine élection présidentielle.