«Le problème réside dans le fait que les conditions d'ordre politique ne sont pas réunies.» L'Expression : L'amnistie générale qui n'était, il y a quelques mois, qu'une rumeur est devenue une réalité avec l'annonce par le chef de l'Etat d'un référendum dans ce sens. En tant que juriste, comment voyez-vous ce projet ? Y a-t-il des préalables juridiques à mettre au point avant de soumet-tre ce projet à l'appréciation du peuple? Me Mokrane Aït Larbi: Il n'y a aucun problème d'ordre juridique en la matière : le Parlement peut adopter une loi sur l'amnistie selon la procédure ordinaire. C'est-à-dire après l'adoption d'un projet de loi par le conseil des ministres, il est soumis à l'APN et au Conseil de la nation pour débat et adoption. Et la loi entre en vigueur après sa promulgation et sa publication au Journal officiel. Par ailleurs, le président de la République peut légiférer par ordonnance dans les périodes d'intersession du Parlement mais il doit soumettre cette ordonnance à l'approbation de chacune des deux chambres à sa prochaine session sans débat, mais je ne pense pas qu'il optera pour cette procédure car elle est lourde de conséquences politiques. Enfin, le président de la République peut saisir le peuple sur la question par voie référendaire. Plusieurs pays, à l'image de l'Afrique du Sud, ont décrété l'amnistie générale. Y a-t-il un parallèle à faire entre ces pays et l'Algérie? Dans chaque pays, une amnistie générale doit obéir à des considérations internes. Concernant notre pays, le problème n'est pas d'ordre juridique mais réside dans le fait que les conditions d'ordre politique ne sont pas réunies. Il n'y a donc pas de parallèle à faire. Sur le plan politique, quelle répercussion pourrait avoir une amnistie générale sur la cohésion sociale? Cette démarche ne risque-t-elle pas justement d'entacher la notion d'Etat de droit et surtout de susciter une frustration chez les familles des victimes du terrorisme, d'autant plus que l'Algérie s'est engagée depuis quelque temps dans le processus de réforme de la justice? Justement, je pense qu'on ne peut pas parler d'une amnistie générale avant que les conditions ne soient réunies: l'amnistie générale n'est pas un simple moyen pour régler la crise mais le couronnement d'une action politique menée par l'Etat, les partis politiques, la société civile et des personnalités, et d'une action militaire menée sur le terrain par l'ANP. Elle ne peut avoir lieu avant de faire taire les armes. Les terroristes doivent se rendre aux pouvoirs publics et être jugés par les tribunaux avec toutes les garanties relatives aux droits de la défense. En plus, les dirigeants des partis islamistes doivent dénoncer publiquement le terrorisme et la violence en tant que moyen d'expression politique. Comme ils doivent s'engager à respecter la Constitution, les lois de la République et les normes du fonctionnement démocratique. En outre, les agents de l'Etat qui auraient commis, ordonné ou toléré les actes de torture et les exécutions sommaires, doivent être jugés. Et enfin, il faut lever l'état d'urgence et l'interdiction de manifestations et de réunions pacifiques, et ouvrir les médias lourds pour un débat général sur la crise, ses causes et ses conséquences. Dans le discours officiel, l'état d'urgence «ne gêne pas les libertés publiques». Or, le constituant a prévu l'état d'urgence justement pour restreindre certaines libertés dans des situations de crise pour protéger l'Etat et la société. Sinon, à quoi sert l'état d'urgence? Dans ce cas, et seulement dans ce cas, l'amnistie générale ne sera pas incompatible avec la cohésion sociale, l'Etat de droit et le respect des décisions de la justice dont vous parlez. D'après vous, pourquoi les commissions probatoires de wilaya prévues dans le cadre de la loi sur la concorde civile n'ont pas fait leur travail? A défaut d'éléments d'appréciation, je ne suis pas en mesure de dire si les commissions ont fait leur travail ou pas. Je dois simplement rappeler que leur mission est limitée dans le temps. Concernant toujours la réforme de la justice, en plus de la révision des codes pénal et civil, il a été mis en place récemment une structure interministérielle chargée de lutter contre la corruption. Cette mesure est-elle suffisante pour venir à bout de ce phénomène? La révision de certains codes pour les compléter et les adapter à de nouvelles exigences ne peut pas constituer en soi une réforme de la justice car il s'agit là d'une mission permanente des pouvoirs exécutif et législatif. Et on ne peut pas parler de la réforme de la justice avant de garantir l'indépendance des juges et de rendre effectif le principe de l'inamovibilité des magistrats du siège. Peut-on, en effet, parler de la réforme de la justice dans un pays où des présidents de cour et de tribunaux sont mutés chaque année, et au moment où même des présidents de chambre sont mutés d'une cour à une autre sans leur demande? Concernant ces derniers, le pouvoir politique ne pourra même pas se cacher derrière les «fonctions spécifiques». Quant à la lutte contre la corruption, les textes existent. Ce qui manque, c'est la volonté politique, et on ne peut pas lutter contre ce fléau dans un système basé justement sur la corruption. Comment appréciez-vous les réformes mises en oeuvre, notamment dans le secteur pénitentiaire, les droits de la défense, la mission des magistrats. Ne pensez-vous pas, pour ce qui est de la surpopulation carcérale, que le non-respect de la durée légale de la détention préventive est responsable de cette situation? Concernant les droits de la défense, malgré certains amendements, il n'y a aucun changement dans les pratiques. Pour assurer les droits de la défense, il y a évidemment les textes, mais il y a surtout les pratiques. A titre d'exemple, la détention provisoire est une exception selon les termes de l'article 123 du code de procédure pénale. Dans les pratiques, cette exception devient la règle. Le rôle de l'avocat est de défendre les droits, celui du juge est de les garantir. Malheureusement, le barreau ne peut plus accomplir sa mission à cause du statut de l'avocat qui a conduit à la prolifération de «cabinets», et à des conseils de l'ordre élus selon des considérations extra-professionnelles, à l'image des élections communales (listes, invitations, restauration, réceptions, laxisme, inscription de centaines de stagiaires à la veille de chaque élection, bâtonnier «inamovible»...), en un mot, à la dévalorisation de la profession. Les magistrats, de leur côté, ne peuvent pas garantir les droits, et les causes sont multiples : la mainmise de l'Exécutif sur la magistrature, le non-respect du principe de l'inamovibilité, les promotions selon des considérations extraprofessionnelles, le comportement de certains magistrats à l'audience et la corruption...Tout ceci a conduit à un conflit larvé entre le barreau et la magistrature au détriment des droits des justiciables. Le pouvoir politique, au lieu de chercher à améliorer la situation, veut gérer les magistrats comme des petits fonctionnaires et faire taire la défense par «une réforme» qui donnerait des prérogatives disciplinaires aux procureurs généraux. On me répliquera que la justice en France a des prérogatives disciplinaires. Oui justement, donnez d'abord aux juges algériens la même formation, les mêmes moyens et la même indépendance que les magistrats français. Quant au secteur pénitentiaire, malgré l'existence de problèmes objectifs (promiscuité, vétusté de certains établissements, manque de moyens), on peut constater une certaine amélioration par la formation d'officiers pénitentiaires, de consignes aux gardiens pour respecter les droits des détenus, les conditions des parloirs, la possibilité pour les détenus d'avoir des journaux, de suivre des cours... Les consignes relatives au respect des droits des détenus ne sont pas toujours respectées et des cas de sévices existent toujours dans certains établissements. Il faut dire qu'on est loin de la situation des prisons des années 80 où le détenu était à la merci de son gardien. Mais beaucoup reste à faire. Le dossier des disparus, les événements de Kabylie, la restriction des libertés individuelles et collectives sont les principaux thèmes d'actualité. Comment voyez-vous la situation des droits de l'homme en Algérie? Concernant les droits de l'homme, il y a une nette amélioration dans les textes, mais malheureusement il y a une régression dans les pratiques. On ne doit pas oublier que, malgré l'amélioration de la situation sécuritaire, les marches pacifiques à Alger sont interdites, les réunions sont soumises à autorisation, des demandes d'agrément de partis politiques ne sont ni acceptées ni rejetées, les médias lourds sont le monopole du pouvoir, des cas de torture sont signalés par la presse, dénoncés par les associations de défense des droits de l'homme et les avocats, des journalistes sont condamnés à des peines de prison pour délit de presse, etc. Par ailleurs, les auteurs et les commanditaires des crimes commis en Kabylie pendant le Printemps noir ne sont pas poursuivis pour qu'ils répondent de leurs actes devant les juges. La crise de Kabylie est aujourd'hui ignorée par le pouvoir qui ne respecte même pas ses engagements relatifs aux élus. Sur le plan formel, la Kabylie n'est pas représentée au Sénat et sur le plan réel, elle est «représentée» à l'APN par 1% des voix. Le dialogue «taiwan» ou «dubaï» n'a pas conduit au règlement de la crise. Aujourd'hui, le pouvoir doit assumer ses responsabilités et prendre des mesures sur toutes les questions que pose cette région, notamment un plan d'urgence et d'envergure sur les plans économique et social, et rétablir le droit. La Kabylie a le droit, à l'image des autres régions, de vivre dans la tranquillité, la prospérité et le respect de ses droits. La classe politique, qui doit en principe porter les préoccupations de la population et s'exprimer sur les sujets d'actualité de l'heure, a brillé par son absence. A quoi est dû, selon vous, ce silence? Y a-t-il une classe politique au sens moderne du terme dans notre pays? Y a-t-il des partis politiques qui assument leur rôle de partis au pouvoir? Y a-t-il, enfin, des partis politiques qui assument leur rôle dans l'opposition? Les partis politiques s'agitent à la veille de chaque élection pour avoir leurs quotas, notamment à l'Assemblée nationale. Depuis l'élection présidentielle du 8 avril, le rôle des partis politiques est réduit à des communiqués de presse pour manifester un accord ou un désaccord sur un problème d'actualité tel que l'amnistie générale. Mais l'initiative leur échappe totalement. Une vie politique normale doit passer par la révision de la loi sur les partis politiques afin d'aider et d'encourager les formations qui ont une existence réelle dans la société et qui respectent les dispositions de la Constitution dans le discours et les pratiques, et afin de mettre un terme à l'anarchie et à la manipulation par le pouvoir de partis qui n'existent que dans un dossier au ministère de l'Intérieur et dans les commissions électorales.