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Fadéla M'rabet, écrire pour l'humanité
Liberté, j'aime ton nom
Publié dans El Watan le 01 - 06 - 2006

Quel lien peut-il bien y avoir entre un animal au regard troublant et une illusion algérienne ? Langue au chat. Celui aux yeux d'or qui sert de titre au livre de Fadéla M'Rabet, paru tout récemment aux éditions Des femmes-Antoinette Fouque.
Entre le titre : Un chat aux yeux d'or et le sous -titre : Une illusion algérienne, l'auteur a su doser, d'entrée de jeu, l'équilibre sur lequel il construira son récit. Un équilibre voulu entre la création poétique, d'un côté, et l'écriture de l'essai qui pose des questions et impose une réflexion sur le réel de l'autre. Ecartelé entre ces deux voies, le lecteur fera son choix comme j'ai fait le mien, insoucieux des préférences affichées par la maison d'édition qui présente Fadéla M'Rabet comme une féministe, « l'une des premières féministes algériennes ». Peut-être vous méfierez-vous comme moi de l'effet d'annonce cher à certains milieux français qui, dès qu'ils tiennent une Algérienne qui dénonce les conditions faites aux femmes algériennes, s'empressent de l'exhiber pour mieux défendre leurs idéaux, la démocratie, la parité et tout ce qui y ressemble en territoire citoyen et républicain ... Tout ce qui peut faire recette dans le pays des hommes et des femmes égaux en droits et en devoirs. Théoriquement, la réalité est toujours à prendre avec des pincettes. Je m'en tiendrai à mes goûts littéraires, plus attirée par un titre qui me fait les yeux doux, que par un sous-titre qui annonce la tombée des masques de velours et d'or. Derrière le mystère de l'animal, se cache un vécu à dévoiler comme une désillusion. Commençons donc par ce que l'on aime le moins. Causons femmes. Femmes algériennes trahies par leurs frères de combat qu'elles ont nourris et soignés dans les maquis, épargnés en refusant de les livrer sous la torture. Une fois le pays libéré, « ils » se sont arrangés pour les renvoyer dans leurs foyers. Mais cela ne suffisait pas, il a fallu encore qu'« ils » entrent chacun, dans la peau d'un « émir à domicile », privant de leur liberté leurs ex-sœurs de combat, les soumettant à « leur haine parce qu'elles représentent la vie », et un « danger mortel » pour les tyrans qu'« ils » sont devenus. Fadéla M'Rabet s'emporte. La formulation piaffe et tempête. Oui, nous sommes en colère, d'une colère froide et impuissante. Oui ! C'est vrai, « nous avons tous cru à une mutation du peuple algérien par la magie de l'Indépendance. » Oui, en ce temps lointain, nous avons cru à une Algérie moderne. Notre illusion algérienne craque de toutes parts. Mais est-ce une raison pour mythifier le passé en travestissant le réel ? Faut-il confondre ordures et femmes, en amalgamant le noir des sachets poubelles et celui des voiles de femmes, à l'heure où les nuances savantes de bleu et de rose rivalisent dans nos rues pour faire du foulard une arme de séduction absolue ? Faut-il aller jusqu'à croire que les acteurs de notre guerre sont des « héros » qui « ont terrassé le dragon impérialiste » ? Trêve d'illusion algérienne. Au dragon de ces contes et légendes, je préfère un chat aux yeux d'or. Celui-là au moins me ramène sur le territoire présent d'une Algérie que Fadéla M'Rabet me propose de partager avec elle. Territoire de mort. Celui que les femmes, par ici, savent si bien construire autour d'un linceul pacificateur, tissé fil à fil dans l'émotion et la retenue des mots et de la douleur. Causons femmes. Restons-en à la scène qui ouvre le livre de Fadéla M'Rabet. Autour du cadavre de Nana, la tante bien aimée de Fadéla M'Rabet, parlons de ces choses qui nous appartiennent à nous les femmes, tandis que les hommes, dehors, attendent l'heure de voler le corps pour aller le mettre en terre. Profitons de ces moments de veillées féminines. Autour du linceul rigide, disons combien il est difficile aux vivants de parler d'amour, de passer outre le chagrin visible dans les yeux, au coin des lèvres. Oser briser le silence. C'est lorsqu'il est trop tard, comme aujourd'hui, qu'on regrette de s'être retenues, le cœur muselé par on ne sait quelle pudeur, quel respect. Quelle peur ? « J'aurais dû parler. J'aurais aimé savoir pourquoi ces nuages qui assombrissaient son front et voilaient son regard. Mais j'avais peur qu'il ait trop mal, j'avais peur d'avoir mal. Cette tristesse que je voyais souvent dans ses yeux, je ne pouvais la confondre avec la mélancolie. Je préférais ne pas la nommer ». C'est ça qui est trop tard. Nous avons préféré nous taire, parce que nous sommes égoïstes et bêtes. L'aimé (e) a passé la frontière définitive, nous laissant sur le carreau, au bord de son linceul immobile qui résiste à notre désespoir et nous renvoie à nous-mêmes, toujours aussi bêtes. Les mains de Fadéla glissent des épaules de Nana à sa taille, jusqu'à ses chevilles. La morte reste morte. Trop tard pour procurer plaisir ou réconfort aux mourants. Aux vivantes, il reste la veillée, les souvenirs, le goût et les odeurs des temps anciens. Cela, c'est notre spécialité à nous les femmes. Nous savons garder les morts, comme le montre Fadéla M'Rabet quand elle s'apprête à faire surgir son chat aux yeux d'or. Pleinement d'accord avec le ton retenu et la mesure de chacune des paroles qui expriment l'amour, la douleur de la perte. A chaque fois que la mort est mise en texte, nous sommes avec celle qui n'est plus féministe, mais une femme, l'une de nous, dans ce pays de mort. Or donc, dans ce pays de mort, dormait un chat, lové dans la spirale d'un tapis que Nana déroule par-dessus son balcon pour le dépoussiérer. Trop tard. Nana voit son chat aux yeux d'or s'élancer dans les airs et s'écraser au sol. Trop tard. Nana avait tué sept âmes. Car tout le monde sait que l'âme d'un chat équivaut à sept âmes. Et Nana de se lamenter, de se sentir coupable à jamais. « Elle a jeûné des jours et des semaines. Elle a beaucoup donné ». Nous voilà au centre du récit de Fadéla M'Rabet, tout près de ces cœurs de femmes qui donnent beaucoup et qui meurent. Combien d'âmes dans chacune de ces femmes disparues à jamais ? Que pourrait-on leur donner ? De leur vivant, à ces mères, tantes et grands-mères qui ont donné beaucoup, nous n'avons pas su, pu, osé parler. Mortes aujourd'hui, que pourrait-on faire pour elles ? Faire revenir un chat mort et pas rancunier. Lui donner pour mission de garder le linceul de Nana, le protéger contre les dizaines d'oiseaux et autres prédateurs qui en toute innocence auraient bien pu lui ôter sa blancheur immaculée, la légèreté qui lui assurera le confort d'un voyage sans retour. Aux côtés des femmes, le chat aux yeux d'or veille. Pour nous seules, il invente ce paradis qui est exclusivement celui de nos enfants qui croient aux belles histoires qui finissent bien. En compagnie de Fadéla M'Rabet, excellente en poésie, nous entendons la prière du soir de sa grand-mère : « Que notre fin soit meilleure que nos commencements. »

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