A la jeunesse algérienne, ce récit d'une héroïne qui était une femme ordinaire Nous souhaitons épargner à notre jeunesse la déception qui nous a marqués. Qui nous a marqués, nous les anciens, d'autant plus profondément que nous en prîmes conscience au moment où le pays s'est ouvert à la démocratie en construction. Les décennies qui viennent de passer, nous les avons vécues si près de l'enfance qui ne se terminait pas. L'enfance d'une indépendance qui nous ouvrait les espérances les plus folles. Nous aurions voulu que l'on s'adresse à la jeunesse algérienne comme à des hommes et des femmes. Elle, qui s'est donnée, d'instinct, pour les choses sérieuses de la vie. Elle a tout donné et, sans exiger de reçu, elle s'est remise entre nos mains. Mais l'expérience a instruit que c'était là une erreur. Nous n'avons pas su faire. Nous avons mis la jeunesse en gage et nous nous sommes organisés comme si ce gage ne devait jamais lui être restitué. Or, si l'effacement de notre indépendance avait une autre signification que celle d'un recul, d'une retombée et si l'oubli nous envahissait, ne devrions-nous pas prendre alors pour compagnons d'escalade les voix qui montent de loin, des profondeurs, les voix de ceux et de celles qui se sont sacrifiés pour que le pays soit libéré ? C'est pour cela que nous avons choisi pour ce novembre la voix de Zoulikha Oudaï, chahida, torturée et exécutée. Sa voix tonne d'outre-tombe, depuis le cimetière des chouhada de Menaceur, pour que le gage soit restitué à la jeunesse, car l'Algérie a enfanté des hommes et des femmes de valeur : Benboulaïd, Zabana, Ali la Pointe, Hassiba Ben Bouali, Malika Gaïd et d'autres, nombreux. Nous écrivons pour eux ainsi que pour la jeunesse algérienne pour qu'elle n'oublie pas. L'histoire de Zoulikha Oudaï, née Echaïb Yamina, compte plusieurs pages blanches. Elle vaut la peine d'être écrite un jour et de remplir les pages blanches, car cette histoire est faite de la misère des Algériens durant la colonisation et de leur soulèvement pour se libérer d'une tutelle imposée par les armes, dans le sang et les larmes. Il faudrait donc que la jeunesse la connaisse pour entretenir la mémoire et poursuivre l'œuvre. Aussi, c'est de Zoulikha Oudaï dont il s'agit dans ce novembre des espérances et de quelques pages blanches que nous remplissons. Elle est née le 7 mai 1911 à Hadjout et a vécu à Cherchell. Fille d'un père cultivé qui encourageait les Algériens à s'instruire, elle était elle-même instruite, parlant élégamment le français et donnant l'exemple pour l'émancipation de ses compatriotes. Mariée tôt, à seize ans, elle aura cinq enfants qu'elle impliquera plus tard dans la révolution. L'un d'eux, Lahbib, fidaï, sera exécuté en janvier 1957 après l'exécution de son père, El Hadj Si Larbi, le 4 décembre 1956. Zoulikha Oudaï perd son fils et son mari en un mois. Le mouchoir ensanglanté Zoulikha, nous l'appellerons ainsi maintenant, est alors âgée de 46 ans. A cet âge on est mère au foyer, partout en Algérie, surtout avec cinq enfants. Révoltée, c'est une femme obstinée avec de l'expérience et du caractère, vouant une passion effrénée pour son peuple. Elle engage la lutte et la poursuit inlassablement en compagnie de militants et de militantes dans les maquis de Haïzer et dans Cherchell enclavée dans les murailles, gardée par une armée en alerte. Dans les maquis, chez les Oudayenes et les Oulhendis ainsi qu'au pic Marceau et dans les monts des Beni Menacer, Zoulikha sillonne les pistes pour faire le relais avec l'Organisation installée dans les caches ou dans des douirette en ville. Dans le combat urbain, elle organise le réseau femmes et le réseau hommes, mettant en place les moyens pour faire acheminer la logistique aux maquis. Les lieux de rencontre se font chez El Biya (la lionne), une cartomancienne qui leur assure la sécurité. Les contacts se font par des jeunes filles de 12 à 14 ans, dont sa fille Khedidja, encore en vie. Les jeunes filles insoupçonnables font le va-et-vient, de cache en cache, avec des ânes bâtés et des poteries dans lesquelles sont cachés nourriture, habillement et armes. Lorsque son mari, El Hadj Larbi, fut exécuté en décembre 1956, Zoulikha se rend au commissariat en compagnie d'un avocat et exige du commissaire Coste de lui restituer la montre et les 300 000 francs trouvés sur lui. Impressionné par Zoulikha, intimidé par la présence de l'avocat, le commissaire s'exécute. Zoulikha remet alors l'argent des cotisations à l'organisation. La montre est aujourd'hui chez la famille Oudaï. Début 1957, le réseau FLN de Cherchell est découvert et les membres arrêtés. Zoulikha s'enfuit et rejoint le maquis où elle est accueillie par Boualem Benhamouda, alors commissaire politique du secteur. Sur ses orientations, elle est volontaire pour activer dans le secteur des Oudaï où elle mobilise la population et organise les relais aux moudjahiddine en transmettant les informations et les directives malgré le danger pour accéder dans Cherchell, ville quadrillée, impénétrable. Les moudjahiddine passaient alors par un poste relais sûr, la sécurité assurée par Zoulikha. Un jour, Abderrahmane Youcef Khodja et Ali Alliche, âgés de 26 ans, passent par ce poste. Zoulikha les attend à 6h30. Soudain, des mitraillettes crépitent. Les deux moudjahiddine tombent, mortellement atteints. Zoulikha sort un mouchoir, le trempe dans leur sang et s'enfuit. Elle est choquée quelque temps et Boualem Benhamouda la soutient et la soigne. Elle garde le mouchoir qui ne la quittera plus et reprend le combat jusqu'à son arrestation au maquis. La guerre s'intensifie dans la région réputée infestée de fellagas. Zoulikha va de tribu en tribu, de cache en cache et c'est toujours dans l'oued Haïzer qu'elle atterrit. Elle est chez elle, chez les Oudaï. De la légende à la littérature Lors d'un contact avec Boualem Benhamouda, Zoulikha tient à voir ses trois enfants gardés par la grand-mère. Ses enfants arrivent : Khadidja, 13 ans, Mohammed, 8 ans et Abdelhamid, 8 ans. Elle les embrasse, leur prodigue des conseils. Boualem Benhamouda et un guide veillent. Le moment passé, il faut déguerpir, le risque est grand. Elle les quitte et rejoint le maquis vers un destin inconnu. Elle ne reverra plus ses enfants ni son pays. C'est lors d'une embuscade dans l'oued Haïzer qu'elle sera arrêtée le 15 octobre 1957. Allioui est tué sur le coup. Oudaï Brahim, un parent de Zoulikha, est blessé et s'enfuit. Il sera égorgé plus tard par les militaires. Zoulikha est prisonnière, elle est attachée à un véhicule blindé. Elle harangue alors les hommes, soldats et fellahs rassemblés de force, pour assister à la scène : « Voyez ce que fait l'armée française à une femme », crie-t-elle. Le silence tombe, les hommes baissent la tête. Elle reprend : « Frères ! Frères ! Montez au maquis, libérez votre pays ! » Le capitaine tente de la faire taire, elle lui crache au visage. Humilié, il fait démarrer le convoi. La harangue prend fin, le grain est semé. Zoulikha est alors torturée pendant dix jours et sera exécutée le 25 octobre 1957. Elle n'a pas parlé, puisque aucun combattant de son réseau n'a été inquiété. Depuis ce jour, personne ne l'a plus revue. Son corps ne fut jamais retrouvé jusqu'à ce jour de 1984 où un fellah déclare se souvenir avoir enterré le corps d'une femme trouvé sur la route. Il indique l'endroit ; on pioche, on déterre et on découvre des ossements et des morceaux de tissu. C'est Zoulikha Oudaï. Elle est aujourd'hui enterrée au cimetière des chouhada de Menaceur. J'ai été au cimetière, j'ai emprunté les pistes qu'elle avait empruntées, j'ai vu le territoire des Oudaï et je ne vous ai rapporté que ce que m'ont dit ses compagnons de combat. De sa tombe, alors que je récitais la chahada, Zoulikha semblait m'interpeller : « Raconte et dit aux jeunes que c'est pour eux ». C'est fait, Zoulikha. Je ne finirai pas sans citer un extrait du livre d'Assia Djebar La femme sans sépulture que je vous recommande de lire : « … Je vois peu à peu Zoulikha, appelée par les gens des collines et des vergers au-dessus de Cesarée (la tribu des Oudaï), qui arrive chez eux à la nouvelle de la mort d'El Hadj, son mari, dont le corps vient d'être rendu aux siens par l'armée. Zoulikha s'isole dans ce vestibule devant le cadavre étendu, les yeux fermés : elle s'incline, elle palpe de sa main les blessures à la poitrine, à la tempe et aux bras. Elle trempe ses deux mains dans le sang pas encore séché d'El Hadj. Elle ne pleure pas ; ses lèvres murmurent, quoi, une prière islamique, un serment, « que dorénavant c'est à elle… » ; peut-être lui dit-elle des mots d'amour, la promesse qu'elle continuera son action…