La Méditerranée et le Proche-Orient semblent alimenter un gigantesque malentendu dans les relations internationales. L'Europe comme l'Amérique s'accordent pour considérer que le bassin méditerranéen est crucial pour leurs intérêts. Mais que proposent ces deux blocs aux peuples qui ont généré la culture et la civilisation dont ils profitent aujourd'hui avec tant d'opulence, au risque de mettre en péril l'équilibre de la planète ? Les USA nous expliquent que le pétrole leur est stratégiquement vital et qu'ils recourront à tous les moyens (comme par exemple en Irak) pour en assurer le contrôle à leur profit exclusif. Les Européens, de leur côté, avancent avec beaucoup de gentillesse que leur priorité va d'abord aux pays de l'est de l'Europe et qu'ils regrettent de ne pouvoir consacrer plus d'argent au développement économique de leurs voisins du Sud. La conséquence de cette aide squelettique est évidemment l'impossibilité de la conditionner à la mise en place de réformes politiques et économiques capables de mener à l'émergence de réelles démocraties dans la région. Le bilan est, de ce point de vue, peu reluisant. Non seulement les puissances occidentales ne font rien pour encourager les forces de progrès et de liberté, mais elles semblent se conformer, sinon se satisfaire du statu quo dans la région tout en développant un discours le plus souvent ambigu pour les uns, cynique pour les autres. Les Américains ont installé le régime des talibans au nom du monde libre puis excommunié ces mêmes talibans et leur bienfaiteur Ben Laden au nom de la lutte contre le terrorisme. Ils envahissent l'Irak laïc au nom de la lutte contre le terrorisme et la dictature, mais tolèrent pendant ce temps tous les autres régimes corrompus et totalitaires qui infestent la région, à condition qu'ils leur soient soumis. Qui a plus propagé le terrorisme dans le monde que les wahhabites saoudiens ? Aujourd'hui, les Américains envahissent des pays sous prétexte de propager la démocratie dans le grand Moyen-Orient. On aimerait tant les croire tant le projet paraît séduisant. L'histoire du vingtième siècle a plutôt prouvé que les USA ont soutenu des personnages douteux comme Pinochet ou Sharon et qu'ils ont encouragé les régimes les plus autoritaires au nom de la stabilité. La situation économique, sociale et surtout politique des peuples de la Méditerranée a sans aucun doute empiré depuis les accessions à l'indépendance. Leur niveau de vie et le revenu par habitant sont des données vérifiables. Politiquement, ces peuples ont d'abord connu un certain développement grâce à la gratuité de l'éducation obligatoire, ce que les régimes coloniaux n'ont jamais offert. Aujourd'hui, ce niveau d'instruction permet aux citoyens du Sud de s'adapter aux évolutions technologiques en particulier dans le domaine médiatique. Ce qui leur a permis de sortir de l'isolement dans lequel leurs dirigeants les enfermaient et de découvrir comment on vit dans une démocratie. Sans pour autant qu'on leur donne les moyens d'accéder à ce niveau humain et avec comme seule issue au quotidien une schizophrénie faite d'attraction et de répulsion pour l'Occident et ses valeurs démocratiques. Les extrémistes attendent alors tranquillement leurs proies. Ils n'ont même pas à tendre la main pour cueillir les plus déçus et les instrumenter dans le cycle infernal de la violence/répression. Il est incontestable que le modèle européen est largement plus rassurant pour les peuples du sud du bassin qui continuent à juste titre d'espérer beaucoup de l'UE. Mais la question des migrations reste une épine douloureuse plantée dans le dos des relations interméditerranéennes. Par peur de la montée des extrêmes droites en Europe occidentale, des Etats démocratiques en sont arrivés à dresser devant les jeunes du Sud avec l'espace Schengen, un mur plus infranchissable que celui de Berlin, dont la chute avait été pourtant donnée en exemple fondateur pour la fin du vingtième siècle. Une fois dressé ce mur des visas et de la suspicion sur les fondations d'une pensée coloniale ressuscitée, rien n'allait plus empêcher que s'érigent d'autres murs : devant le silence embarrassé des instances européennes et approbatif des dirigeants américains, Sharon décidait d'humilier un peu plus les Palestiniens et les Arabes en construisant le mur de la honte. Ironie du sort, seuls les démocrates israéliens ont eu le courage de protester et de manifester contre cette infamie. Il faut bien reconnaître que face à la grande détresse des Palestiniens, la presse de gauche israélienne s'est montrée plus courageuse que les médias européens. La question palestinienne interpelle l'opinion mondiale sur un autre point essentiel : le droit des peuples occupés de résister dans la mesure où ils ne contestent pas le droit des peuples voisins à vivre en paix. Comment peut-on traiter de terroristes et diaboliser des patriotes irakiens qui luttent pour la liberté de leur pays contre des troupes qui les ont envahis par la force et le feu ? Dans ce cas, que dire des patriotes français ou italiens qui ont lutté les armes à la main contre les occupants nazis ? Fort heureusement, l'essentiel des mouvements d'émancipation des peuples aux dépens de la spoliation coloniale s'est produit il y a un demi-siècle. On peut imaginer ce que serait aujourd'hui la lutte des Algériens ou des Vietnamiens. En réalité, les peuples ont le devoir de se libérer lorsqu'ils sont injustement spoliés de leur liberté. Le même principe s'applique en Palestine dont les territoires internationalement reconnus sont occupés indûment par des intégristes fanatiques qui veulent imposer au monde entier une interprétation de l'Histoire basée sur les mythes aux dépens de la raison, comme l'a si bien souligné le regretté Edward Saïd. Ce qui n'excuse en rien d'autres fanatiques qui s'attaquent à des civils innocents. Le terrorisme existe et il a souvent frappé le plus durement les peuples du Sud dans leur lutte pour le progrès. La reconnaissance de la Shoah a été sans aucun doute un événement important dans la lutte de l'humanité contre la barbarie et le fascisme. Mais la non-criminalisation des crimes coloniaux (dont la traite des noirs et les génocides perpétrés contre des populations occupées et privées de citoyenneté) continue à alimenter une culture coloniale selon laquelle certains ont le droit d'occuper et de violer les lois internationales, pendant que les autres doivent subir privés de droits et sans réagir, au risque de se faire traiter de terroristes. L'ordre mondial est en train de se muer en désordre exporté vers les pauvres. Les guerres néo-coloniales comme celle de l'Irak ne peuvent mener qu'au chaos. Mais c'est peut-être l'effet recherché par les « stratèges » de la Maison Blanche. La morale saura-t-elle résister au chaos programmé ? Il faudrait pour cela que la culture coloniale sur laquelle l'Occident continue à baser sa vision du monde sous-développé fasse enfin l'objet d'une révision profonde et drastique. Au commencement est le repentir. Lorsqu'on entend (c'était pendant l'année culturelle de l'Algérie en France) Douste Blazy, alors maire de Toulouse, défendre « l'œuvre civilisatrice de la France en Algérie », on se dit que le droit des peuples reste à construire. L'expression latine Mare Nostrum (notre mer), si communément usitée outre Méditerranée, est en elle-même lourde de sens puisqu'elle laisse entendre que cette mer a un passé romain, ce qui pourrait justifier toutes les reconquêtes. On ne serait pas complet ni tout à fait honnête, si on n'ajoutait qu'une fois ces droits rétablis, il revient à ceux qui gouvernent les pays libérés de permettre la construction d'une culture des droits des personnes, pour que le mot liberté prenne enfin un sens pour les hommes et encore plus pour les femmes. Et qu'enfin ils cessent d'être des sujets pour devenir des citoyens dotés de droits.