Le quotidien El Watan du mardi 23 septembre 2008 a publié un article intéressant et d'actualité pour les pays qui ont accédé à l'indépendance nationale ayant pour intitulé « Le patriotisme Algérien en mal d'éthique ». L'auteur de l'article soulève trois thématiques aussi importantes les unes que les autres, à savoir : 1- Qu'est-ce qu'une patrie ? 2- Qui n'aime pas sa patrie ? 3- Le profil idéal du « commis de l'Etat » Les deux premières thématiques évoquent la patrie dans une perspective socio-anthropologique en référence à l'espace en tant que terroir symbolique. En revanche, le territoire dont fait mention l'auteur est délimité par des frontières, assimilé à l'Etat-nation qui suggère subjectivement la patrie à laquelle les individus y sont attachés par amour du sol et l'appartenance commune des valeurs. Le terroir, espace restreint est vécu en symbiose avec les acteurs de ce même espace ave des liens fortement noués qui rappellent par endroit la tribu et ses fractions, la famille élargie où les rapports parentaux et les alliances sont solidement établies, où l'ancêtre éponyme et les lieux symboliques jouent un rôle de socialisation. Lorsque l'on s'éloigne de ce mini espace en regagnant les grandes villes où règne l'anonymat et que les liens se diluent dans la masse des populations, on ressent une certaine nostalgie de son terroir. Les souvenirs du douar, du bourg, du village ou de la petite ville remontent au niveau de la conscience claire et donnent libre cours à l'imagination. Dans une telle situation, l'individu, dans la grande ville ou dans un pays étranger éprouve, des sentiments ayant trait à ses parents et amis, à des lieux fàmiliers mais imprécis à cause de l'éloignement. Il ressent le besoin de revisiter les endroits de son enfance et de son adolescence, de se recueillir devant les édifices, symboles de commémorations et de souvenirs, de sillonner la terre de ses aïeux, d'admirer la couleur azur du ciel ou la constellation des étoiles. C'est bien du terroir dont il s'agit et auquel nous sommes attachés comme par un cordon ombilical. Chaque être tient à son terroir, suggère l'auteur, mais en affirmant que la patrie est la sommation des terroirs, cela semble discutable car la patrie transcende le terroir et même le territoire. En fait, l'ensemble des terroirs est bien un produit qui configure un territoire avec sa diversité plurale plus prégnante et plus présente dans l'inconscient collectif. Le territoire est à la fois celui de l'être en tant qu'individu mais plus encore, il est celui de l'ensemble des individus qui y habitent et ceux qui y ont habité ; il est celui des enfants qui naîtront et y grandiront, celui des vivants et des morts. Il est celui des martyrs qui reposent dans le calme des cimetières, lieux de recueillement et de cérémonies rituelles. La patrie interpelle notre ascendance, celle de nos grands-parents, aïeux et, nul doute, celle de nos ancêtres. Il est vrai que, loin de notre pays, dans une émigration voulue ou contrainte, la patrie intègre à la fois et le terroir et le territoire et forme une unité dans le « moi » et le « nous ». Dialectiquement, ils se rejoignent et nous avons peine à les séparer de l'Etat-nation » double concept historique né dans la littérature romantique de l'Occident, espace juridico-politique reconnu, à la fois par les citoyens et par les autres Etats et institutions internationales. L'Etat n'est pas une notion abstraite. Il se définit par un territoire délimité par des frontières, une population arithmétique mais vivante, un pouvoir d'Etat, c'est-à-dire des hommes concrets et une force coercitive légitime, qu'elle soit de type charismatique, rationnelle ou traditionnelle ou tout à la fois, mais dans tous les cas acceptée par tous, parce que voulue par tous, sinon elle perdrait sa légitimité et sa raison d'être pour dévier vers des dictatures ou des Etats dévoyés et corrompus. La nation est, sans doute, la traduction subjective de la patrie dans l'approche de E. Renan et la littérature romantique du XIXe siècle, de la Renaissance du monde musulman de Djamel Eddine El Afghani et de son disciple Cheikh Mohammed Abdou qui accolent El Watan (patrie) et Umma (communauté des croyants à l'échelle planétaire) ou ceux encore des réformistes comme cheikh Ibn Badis qui attribue à la patrie les notions d'islamité et d'arabité. Sur ces points, force est d'admettre que l'évolution du concept de Umma est devenu plus restrictif parce que dépouillée de sa dimension mystico-religieuse pour signifier la nation au sens eurocentriste et à laquelle participent les citoyens quelles que soient leurs convictions religieuses ou leurs origines. Ainsi, patrie et nation se confondent car toutes deux se rapportent à une unité humaine et politique dans leur diversité ethnique et les idéologies partisanes spécifiques de la démocratie. Le glissement de la conception communautariste de Tonnïes, « Gemeinschaft » interprétée par communauté à laquelle s'oppose la conception contractualiste « Gesellschaft » traduite par société ont donné naissance au capitalisme en faisant de la transformation du lien social la cause de cette apparition. Le passage de la communauté à la société aurait détaché les individus des anciennes solidarités sociales. Dans le cas précis se rapportant à l'article de A. Rouadjia, le terroir a cédé le pas au territoire pour des raisons sociologiques qui auraient finalement favorisé le développement économique et l'émergence de l'Etat. A cette thèse, Marx fait remarquer que l'apparition du capitalisme s'explique par des phénomènes économiques et particulièrement par l'accumulation primitive du surplus. En effet, la disparition des communautés est la conséquence du développement du capitalisme et non pas la cause comme le soutient Tonnïes. Qu'en est-il pour les pays anciennement colonisés qui ont accédé à l'indépendance nationale ? La dénomination d'Etat-nation semble le terme adéquat dans la mesure où la dialectique, entre ces deux notions, semble opérante pour expliquer l'antériorité effective de l'un de ces deux termes. A titre d'exemple, nous dirons que la Nation palestinienne est antérieure à l'Etat qui, pour le moment, reste une projection sur un réel qui le nie injustement. La Nation transcende l'Etat et celui-ci, n'est en définitive que la matérialisation de la nation. Celle-ci ne peut survivre que par la construction de l'Etat, c'est-à-dire par la centralisation de la coercition légitime, l'institutionnalisation du pouvoir par des organes légiférant et la spécialisation des acteurs-citoyens exerçant des hautes fonctions. Alors que le terroir relève de l'affect socio-ethnologique, l'Etat-nation connote la patrie et relève, à la fois, de l'émotionnel collectif et de la Raison au sens hégélien. Dans cette optique, les sujets/citoyens sont unis par des relations d'appartenance à un même sol sans faire prévaloir le droit du sang, qu'évoquent certains pays pour limiter l'émigration des pays du Sud. Mais à l'ère de la mondialisation ces contraintes auront tendance à disparaître même si le déclin des valeurs de solidarité et le repli des individus sur leur sphère privée auront tendance à s'accentuer. Dans l'article cité plus haut, à savoir « Qu'est- ce qu'une patrie ? », l'auteur évoque la place et le profil idéal du « commis de l'Etat ». Celui-ci est, dans tous les cas, un citoyen chargé d'une haute fonction ou exerçant un poste supérieur, euphémisme introduit dans le lexique de « la fonction publique » dont la finalité permissive consiste à pourvoir à de hauts postes des personnes dépourvues de diplômes et de compétences, pratique courante dans les pays en voie de développement. Le commis de l'Etat est au service de l'Etat ou de la patrie ? De l'Etat ou de la société ? Or, l'Etat ne pourrait se réduire à une entité abstraite, muni d'un pouvoir décharné, c'est-à-dire un Etat dépourvu d'appareils institutionnels, démuni d'un conseil constitutionnel ou du contrôle de la légalité des lois. La représentation parlementaire n'est pas homogène ; en réalité, elle est traversée par des idées partisanes et de multiples contradictions internes et les appareils répressifs peuvent supplanter les appareils idéologiques, en cas d'échec, pour reprendre la terminologie d'Althusser. L'obscurcissement de la conscience du commis de l'Etat serait une obéissance aveugle au pouvoir, alors que celui-ci se construit en un système structuré et structurant dont la finalité sont la régulation et l'intégration des individus. En cas d'échec, l'Etat changera de nature pour devenir une dictature du « coup d'Etat », la manière de dompter un peuple ou l'art de la séduction politique. Le pouvoir d'Etat peut se pérenniser en établissant des scénarios machiavéliques pour se légitimer par la ruse et par une politique à la florentine pouvant aller à l'encontre de la volonté populaire. Monsieur Rouadjia tente de cerner le « commis idéal de l'Etat » en insistant sur l'amour de la patrie, élément fondamental et permanent de la fonction du commis. A la question de savoir si celui-ci aime sa patrie, cela paraît si évident qu'il est inutile de faire des spéculations sur la réponse. Mais ne confondons pas Patrie et Etat qui ne sont ni de même nature ni du même ordre. La patrie éveille en nous des sentiments d'amour, l'Etat relève de la servitude et ... souvent de la servilité. Patrie et Etat ne sont pas nécessairement dans une situation symbiotique. Le commis de l'Etat se prémunit par une obligation de réserve vis-à-vis des institutions, il obéit aux ordres hiérarchiques de ses supérieurs. Dans des situations pouvant porter préjudice à la patrie, le commis de l'Etat peut formuler, discrètement, des critiques objectives et constructives. Celles-ci ne peuvent être assimilées à des dénigrements, ni à la délation, encore moins à la diffamation. L'éthique et la morale l'obligent à l'obéissance et à la discrétion mais s'il ressent un malaise intense au plan de la conscience par rapport à l'exercice de sa fonction, il peut recourir à la démission. Celle-ci ne peut être comprise comme une faiblesse quelconque, bien au contraire, elle exprime une dénégation de l'Etat par amour à la Patrie. Ce type d'hommes, dont les principes restent intangibles, est très rare. On en compte que très peu. Je rappellerai, ici, un exemple historique qu'est celui de Ferhat Abbas qui, le 13 juin 1963 et bien qu'élu, démissionna de la présidence de l'Assemblée populaire nationale (APN) au motif que des engagements antérieurs, ayant trait au pluralisme partisan et à la négation d'un parti unique, n'ont pas été tenus lors de l'accession de l'Algérie à l'indépendance. Plus proche de nous, le président de la République algérienne, premier magistrat et chef de l'Etat, n'a pas hésité de procéder à une autocritique rétrospective de son mandat au plan des réalisations et de l'exercice de son pouvoir. Une telle position ne peut être assimilée à une déception mais à des préoccupations liées à la construction du pays et dénote, si besoin est, de son amour de la patrie. D'où la nécessité d'un Etat de droit et d'une citoyenneté active afin d'empêcher l'érection d'un appareil oppressif. Un Etat ne doit pas seulement être soumis au droit, il doit également s'abstenir de le manipuler. Les exemples n'en manquent pas dans le monde arabo-musulman et en Afrique. Dans ces conditions, les individus peuvent être protégés de l'arbitraire étatique. En effet, l'Etat non seulement doit être soumis au droit national mais également au droit international dans la mesure où celui-ci n'est pas facile à manipuler. La situation de la Mauritanie, après le récent coup d'Etat, est un autre exemple à méditer. (A suivre)