Pendant la Révolution de Novembre, on les appelait «Tihdayin n-djich» (Les filles de l'armée). Leurs tâches étaient multiples et primordiales dans toutes les maisons de refuge des moudjahidine dans les villages en Kabylie. C'était elles qui triaient (afran) le blé de ses déchets, le moulaient, pétrissaient la semoule, roulaient le couscous, préparaient le café, cuisaient la galette, apportaient de l'eau, ramassaient du bois, ainsi que, souvent, le lavage du linge des moudjahidine et autres répartitions des «aouin» (viatiques) à emporter au maquis par des groupes de combattants transitant dans ces refuges. Elles ne connaissaient le «repos» que lors des embuscades, accrochages avec les soldats français ou de ratissage de ces derniers. Comme elles assuraient aussi le renseignement par tous les moyens, opéraient des signaux ostensibles, comme étendre du linge à des endroits indiqués, ainsi que divers autres manèges, pour prévenir «les frères» sur tout danger potentiel. ALahdoud (Tamassit), aujourd'hui commune d'Aghribs (Tizi Ouzou), ces «filles de l'armée» s'appelaient Taous, Djouhra, Rezika, «Ouerdia Messaâ» (toujours avec montre au poignet), Fatima, Ouardouche, etc. Au lendemain de l'évacuation du village Agraradj vers Aghrib, en automne 1957, ces deux dernières, des sœurs de la famille Laoudia, issue du hameau Laaziv (Agraradj), partirent alors avec leurs parents habiter à Tamassit, village mitoyen, chez leur oncle paternel, Amar Moh-Ou-Essaïd, chef refuge. La répression des forces coloniales les contraignit encore à partir vers Lahdoud, un autre hameau tout près, pour se réfugier chez une tante paternelle, Hasni Moh-Hand, dite Tatahart (veuve Saâd), puis chez Amokrane n'Amar, du même nom. Une vieille maison dans ce «hameau-refuge», à l'instar de celle d'une autre moussebila (Hesni n'Mhenna Khelfa, veuve Chabane), était dotée d'une casemate de quelques mètres carrés, creusée en dessous de l'étable à bestiaux. Sur ordre du djeich (ALN), Ouardia Messaâ, d'Aït Bouadda, Rezika, de Tigrine, Azeffoun et Djouhra, de Bounâmane, Akfadou sont affectées pour travailler à Lahdoud, à la limite de la contrée des Ath Jennad, constituant le «tampon» entre les zones 3 et 4 de la Wilaya III. L'âge de ces «filles de l'armée» différenciait, d'une à l'autre, de un à trois ans au maximum, soit toutes âgées entre 15 et 20 ans. Aujourd'hui, la pétillante jeune qu'était Ouardouche Mohand-Lounès (Laoudia) a 77 ans. Elle a épousé en 1963 son cousin maternel, Idir Amenouche (79 ans), lui-même moussebel dès l'âge de 14 ans. Plus imprégnée de la situation du groupe de «filles du Djeich» durant les années de lutte, Ouardouche, qui n'a alors quasiment jamais quitté Lahdoud-Tamassit hormis pour fuir momentanément, lors de forts risques d'arrestation, nous reconstitue ici quelques souvenirs émouvants du parcours de guerre de ces jeunes filles. La «joie» de ses premières chaussures Ouardouche a vu le jour en 1941. Elle aura vécu dans une dure misère, à l'instar de la majorité des enfants algériens de l'ère coloniale. Elle se rappelle avoir connu, en 1949, pour la première fois, ce que c'est que les chaussures. Le père de notre interlocutrice, Mohand Lounès Laoudia (1898-1967), un miraculé de la Première Guerre mondiale (1914-1918), pour laquelle il s'engagea volontairement à effectuer deux autres années, à condition que son jeune frère (Amokrane Lounes) soit «exempté» du service militaire. Aux termes des quatre années de l'aîné, soutien de famille, marié, la France le «trahit» en mobilisant derechef, et de force, son jeune et unique frère. L'ancienne «Ouardouche n-l'armée» nous contera donc sa première «joie» lorsque son père lui avait acheté une paire de chaussures en caoutchouc. Puis plus rien, sinon s'habituer à marcher pieds nus (en paissant ses bêtes), porter des robes rapiécées, jusqu'au jour où elle sera contrainte – la guerre de libération battait son plein – de se réfugier chez son oncle maternel, Amar Amaouche dit «El Kaid Amar», habitant Azazga. Voyant le lamentable état de sa nièce, ce dernier lui achètera la deuxème paire de chaussures de sa vie d'enfance et d'adolescence, en caoutchouc, mais avec des chaussettes montantes jusqu'aux genoux. «Inoubliable!», se rappelle-t-elle. Sitôt terminé son séjour à Azazga, retour à la maison-refuge de Lahdoud, où ses services sont redemandés. Au niveau de ces refuges, le travail pour les «filles de l'armée» ne s'arrête quasiment pas: trier chaque jour le blé de ses impuretés, le moudre, tamiser la semoule, la rouler en couscous, pétrir la pâte pour la galette, et des beignets parfois, tout en servant les moudjahidine à la maison-refuge mitoyenne appartenant à Amer n'Hand (Hamache). Un jour il y eut une embuscade militaire au lieudit Leqim g-Idir, en bas d'Agouni Ghezifene, en bordure de l'oued de Tamda n'Ali Oudjamâ, non loin de la RN71, contre un groupe de combattants qui acheminaient des céréales qu'ils allaient monter vers des abris de Tamgout. Trois moudjahidne y tombèrent, un autre a été grièvement blessé, mais qui n'a pas été découvert, tandis que d'autres ont pu réchapper. Pendant trois ou quatre jours, les militaires français guettaient, vainement, à proximité du site de l'accrochage où les cadavres des chahids n'étaient pas encore enterrés et les sacs de blé éventrés. L'endroit renfermait un maquis fourni de lentisque et de myrtille, ainsi que des oliviers. Aux 3e et 4e jours, constatant que les militaires n'y revenaient plus, un groupe de moudjahidine, en arrivant à l'aube à Lahdoud, nous a rassemblées (les 5 filles de l'armée) pour nous dire lesquelles d'entre nous se porteraient volontaires pour aller ramener, à la levée du jour, un frère, gravement blessé, à l'endroit de l'accrochage d'avant-hier ? Nous étions toutes volontaires. Ils nous ont orientées par où passer (détour à faire) si nous entendions, pendant notre retour, quelque bruit de camions militaires. Nous étions si dynamiques. Sous un buisson, un visage livide Nous n'attendîmes pas longtemps, nous prîmes le chemin indiqué en suivant les conseils de nos frères moudjahidine. Sur place, il faisait déjà clair, nous trouvions des céréales éparpillées et les cadavres des trois chahids, qui seront enterrés en fin d'après-midi. Nous fouinions et en répétant, à voix basse, au fur et à mesure qu'on avançait : «Est-ce qu'il y a des frères par là ? Est-ce qu'il y a...» Soudain, comme si j'entendais un souffle et une voix ahanante, répétant, à peine audible sous un silence lugubre de l'endroit : «Aqliy dâaa...» (Je suis là...). Je fais une volte-face, regarde du côté où la voix me semblait venir et m'y dirigeai. Autour de moi, de grands buissons me dépassant de hauteur. J'eus la chair de poule. Un cri de frayeur m'échappa. Sous des branches de myrtille bien fournies, je voyais une tête d'homme, un visage livide, envahi d'une barbe noire de plusieurs jours, avec des yeux ouverts, enfoncés dans leurs orbites, une bouche grimaçante de douleur. Il me reproche : «Vous venez me sauver ou m'achever ?» Nous le tirâmes avec précaution, et confectionnâmes une attelle avec nos foulards, pour qu'au moment de le soulever, elle nous servira à maintenir son pied fracturé, suspendu à son épaule. A deux, nous nous cramponnâmes la main, pour constituer une sorte de support d'appui au genou du pied qui semblait «valide» de notre blessé. Sur le trajet, d'environ 3 km, les quatre jeunes filles n'ont fait l'échange qu'une seule fois, indique notre interlocutrice, et ce, «malgré l'insistance de notre blessé nous exhortant à faire une halte pour souffler, car il s'est rendu compte que nous étions toutes en sueur. Le soleil s'était levé déjà. Mais nous voulions hâter le pas pour arriver rapidement à la casemate». A la maison de refuge, aucun moudjahid ! «Tous repartis vers Tamgout», leur a-t-on dit. Elles placèrent le blessé dans un abri et lui préparèrent du lait chaud qu'il ingurgitera difficilement, tant ses mâchoires étaient comme «coincées». «Au soir, à l'arrivée des djounoud et des infirmiers, ils s'en occupèrent. Le miraculé djoundi, inconnu pour nous dans la région, recouvrera sa santé et vivra l'indépendance», nous conte encore Mme Amenouche. Ayant, pour certaines, survécu jusqu'à l'indépendance, celles-ci ont pu goûter aux prémices «joies» de la liberté. Certaines des filles venues de Bounâmane et ayant survécu retrouvèrent leurs villages respectifs. «Aujourd'hui, elles sont toutes décédées, me semble-t-il, du moins celles de Tamassit», dira notre héroïque moussebila, émue aux larmes. Avant la fin de l'année 1968, reprend-elle, «précisément, à la veille de la naissance de ma fille Tassadit, j'avais alors moins de 30 ans, je me trouvais pour des pré-soins à la maternité de l'hôpital Nedir de Tizi Ouzou. A mon côté, une autre parturiente, en prévision, elle aussi, d'accoucher et qui n'est pas de notre région. A l'heure de la visite des parents de malades, le mari de ma voisine de lit arrivait. Pendant que j'attendais les miens, ce dernier ne cessait de me regarder, dès que je lève les yeux, j'apercevais les siens me fixant puis me fuyant par pudeur. Je finis par admettre que ce visage ne m'est pas étranger, mais ma mémoire n'arrivait pas à l'identifier. Puis, il me questionna : "SVP, madame ! Vous ne seriez pas de Tamassit ?" – «Non ! Pourquoi?» – "Je vous en supplie, dites-moi la vérité, car, votre visage ne m'est pas inconnu. Pour vous dire vrai, j'y avais vécu mon maquis et y fus même soigné..." – «Tu ne serais pas le moudjahid blessé, qui a été ramené par des jeunes filles de Leqim g-Idir à Lahdoud ?» Il se tut pendant un long moment, silencieux, tenant sa tête baissée entre les mains, très ému… Il raconte ensuite à sa femme, visiblement avec douleur, les détails de l'histoire. Puis il me pose la question pour savoir si j'ai l'attestation de moudjahida. Je lui répondis que non : «Je n'en ai pas besoin, mon devoir je l'ai fait, comme toutes les sœurs, af w-udem rebbi, pas plus.» «Comment ? Toute l'eau savonneuse qu'on t'avait fait boire, l'électricité, la détention et autres tortures que l'armée française et les harkis t'ont fait subir, et tu ne veux pas te faire de papiers pour avoir ta pension, comme toutes les sœurs moudjahidate ? Non ! Ce n'est pas sérieux! Il faut que tu prépares rapidement ton dossier. Voici mon adresse, envoie-moi qui tu voudras pour que je te donne ma signature et celles de mes compagnons d'armes.» Je lui répondis alors que le problème de signatures ne se pose pas, puisque mes oncles et les moudjahidine de ma région, qu'il connaissait bien d'ailleurs, m'ont déjà exhortée moult fois à préparer ce dossier. Mais moi, dans mon esprit, c'est un peu «honteux» de se faire rémunérer son devoir – et c'était surtout le principe de mon père, qui venait de décéder, de ma mère, de mes sœurs, de mon mari... – tout ce que nous avions accompli, avec beaucoup de sacrifices, c'est vrai, mais c'était pour la liberté de notre pays, rien de plus. Pas pour l'argent, en tout cas ! Un avis partagé par plusieurs autres moussebels à l'époque. Ce moudjahid, qui m'avait dit alors de quel village il était, insistait pendant les deux jours passés à l'hôpital avec sa femme. Et depuis, je n'ai pas cherché, et je n'ai plus revu ce brave homme, ni sa femme.