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Vivre avec les singes à Tala N'Tazart
C'est l'un des villages les plus touchés par les nuisances du macaque berbère
Publié dans El Watan le 03 - 09 - 2018

Deuxième et dernière partie de notre enquête sur la cohabitation difficile entre les troupes de singes magots et les villageois en Haute Kabylie comme à Tala N'Tazart, village de la commune d'Iboudrarène. Nous donnons également la parole à Youcef Meribaï, directeur du Parc national du Djurdjura, qui revient sur les dérèglements structurels qui ont conduit à la dégradation de l'habitat naturel du «Macaca sylvanus» en précisant que le PND n'a qu'une mission scientifique et technique.
De bon matin, ce vendredi 3 août, les macaques sont de sortie dans les bois de Tala N'Tazart, village verdoyant au charme rustique situé sur les hauteurs de la commune d'Iboudrarène. Le village est connu pour son large éventail d'arbres fruitiers : cerises, figues, noix, pommes, pêches, poires, raisin de table…
Mais depuis une dizaine d'années, cette «corne d'abondance» semble se tarir inexorablement, la faute à ces primates chapardeurs qui ont transformé la région en un remake de la «Planète des singes», selon une formule qui revient sur toutes les lèvres.
Sur le CW11, tronçon de route qui relie Tala N'Tazart à Derna et se poursuit jusqu'à Aït Daoud, on peut croiser quantité de singes se balançant bruyamment en secouant les branches des frênes ou en furetant parmi les figuiers. Sinon, on les aperçoit à droite de la route, grouillant dans les jardins ou escaladant les talus, grimpant sur les toits des maisons avec une agilité d'acrobate, se baladant en funambules sur le rebord des palissades, juchés sur les terrasses et les balcons des bâtisses en narguant leurs propriétaires.
Par moments, ils font irruption par hordes entières, semant l'émoi parmi les villageois qui regardent, impuissants, ce spectacle tous les matins. Un spectacle qui, manifestement, ne les amuse plus. «Si tu ne vois pas de tes propres yeux, tu ne vas pas y croire», lâche Oularbi Mohand Amokrane en suivant du regard des macaques qui courent dans les bois à un jet de pierre de son jardin. «Ceux-là, c'est des retardataires», reprend Da Mokrane avant de nous raconter une journée-type du «Macaca sylvanus» à Tala N'Tazart. «Les singes commencent à rôder de bonne heure. Ils dorment près de la source. Ils commencent aux coups de 6h30.
Ils s'abreuvent à la source, ensuite ils s'attaquent aux arbres, au long des jardins. Ils butinent d'un verger à l'autre, n'épargnant rien sur leur passage. Vers 15h, ils vont faire la sieste. A aucun moment ils ne quittent le village. Ils se reposent sur les branches des arbres. Ils ne nous ont rien laissé, ni cerise, ni prune, ni poire ni quoi que ce soit. La figue ou la cerise, dès qu'elle commence à mûrir, ils la cueillent. S'ils n'y arrivent pas, ils brisent la branche.»
«On n'a pas goûté à lakhrif»
Comme la majorité des habitants de Tala N'Tazart, M. Oularbi n'a pas encore goûté aux délices de «lakhrif», les figues succulentes auxquelles le village doit son nom. Debout à côté de lui, Mabrouk Messaoudène fulmine en songeant aux dégâts causés par l'animal. «Les singes ont de tout temps été là, ils vivaient dans la montagne, ils ne dépassaient pas les abords du village. Tant qu'ils se tenaient à l'écart, les villageois les laissaient tranquilles.
Mais dès qu'ils s'approchaient, ils les chassaient (à coups de fusil, ndlr). Avec la décennie noire, on a confisqué les fusils, les uns les ont remis aux autorités, les autres les ont cachés. Depuis, ces macaques ont trouvé le champ libre.»
Et de nous livrer cette anecdote : «Une fois, là-haut, au village, il y avait deux femmes qui discutaient, soudain, des singes ont balancé un bloc de pierre d'un toit qui a fait un cratère en bas. Heureusement qu'elles se sont déplacées juste à temps. J'ai été à la brigade de la Gendarmerie nationale de Tassaft.
Le brigadier en chef a constaté les faits. Il a établi un PV, puis, plus rien.» Le gendarme aurait brandi le décret de 1983 qui protège les singes magots. «Youghal iveki khir n'lavd (Le singe est devenu mieux que l'homme)», s'indigne Mabrouk Messaoudène. Et de faire remarquer, amer : «Ce village s'appelle Tala N'Tazarth, (La fontaine des figues fraîches)». Il n'en reste rien.»
«J'ai quitté le village à cause d'eux»
Tala N'Tazart compte officiellement près de 2000 âmes. Mais la démographie locale serait en chute libre. En cause : la dégradation du cadre de vie, en premier lieu – soutiennent les villageois – à cause du macaque berbère. Ceux qui ont la possibilité de partir ont plié bagage. C'est le cas de Mouloud, 51 ans, employé dans un hôpital et père de trois enfants. «Ces singes sont devenus un danger public. A n'importe quel moment, tu peux recevoir un truc sur la tête. Ils jettent des pierres au milieu de la cour des maisons.
On a tout fait. On a saisi les autorités, on a sollicité M. Ouyahia, on a lancé des alertes à travers la presse. Mais jusqu'à présent, rien n'a été fait. Nous sommes livrés à nous-mêmes. On s'est retrouvés entre deux feux. Si tu les laisses, ils font la loi. Si tu les abats, tu risques gros puisque c'est une espèce protégée. On ne sait plus où donner de la tête.» La mort dans l'âme, Mouloud a dû quitter le village de ses ancêtres. «A 90%, je suis parti à cause de ces singes pour mettre mes enfants à l'abri. Je suis maintenant à Si Mustapha.
Je suis parti il y a une année. Je suis né ici et j'ai grandi ici, mais je n'avais pas le choix. Tu ne peux pas laisser comme ça tes enfants et vaquer à tes occupations. Tu n'es pas tranquille. Je ne suis pas le seul à être parti. Je peux vous dire que 50% des habitants partent parce qu'on ne s'est pas occupé de ce village.
Nous sommes abandonnés.» Mouloud dénonce le désengagement de l'Etat, laissant la population se débrouiller seule face aux troupes de macaques : «Ils n'ont pas conscience (les responsables de l'Etat, ndlr) du fait qu'ils agressent les villageois.
Qu'ils viennent sur le terrain et voir de leurs propres yeux. La situation va de mal en pis. D'une année à l'autre, elle s'aggrave davantage. Quand j'étais petit, on était obligés de monter là-haut, dans ces montagnes, pour admirer les singes. Aujourd'hui, on est à leur merci. Ils sont dans les cuisines. Tu rentres à la maison, tu le trouves. On n'ose même plus ouvrir les fenêtres, même en pleine canicule. Des fois, tu as une femme qui est en train de préparer de la galette. A peine a-t-elle le dos tourné que la galette est chapardée par un singe.»
Tire-boulettes
Et de poursuivre : «On n'a pas réussi à cueillir une seule cerise pour nos enfants. D'habitude, à cette saison, le village est rouge de cerises. On achète nos figues en ville, n'est-ce pas dramatique ? C'est un comble pour un village connu précisément pour la qualité de ses figues. Ils nous ont fait détester thamourth.» Sur ces entrefaites, un singe se balance d'une bâtisse en se servant d'un câble électrique. «Regardez, c'est pas un danger, ça ?»
Le macaque bondit sur le capot d'un véhicule avant de détaler. «Dans quelques années, il ne restera plus personne dans ce village», prédit Mouloud. «Qu'ils nous emmènent dans un autre pays ou qu'ils nous annexent à un zoo et nous mettent dans des cages. Ou ils les prennent, ou ils nous prennent !», tonne-t-il. Ammi Mohammed, un des villageois, nous confie :
«Dans chaque maison, vous avez une tire-boulettes. C'est notre seule arme pour les repousser.» Ahmed Belahcène, membre du comité de village, revendique ouvertement pour sa part des fusils et des cartouches. Pour lui, ce n'est plus une espèce menacée mais une «espèce menaçante». «Ces singes n'ont rien épargné, que ce soit les infrastructures, les maisons, les tuiles sur les toits, les fontaines, les sources…
On a 7 sources. 5 ont été saccagées.» Comme Ammi Mabrouk, il pense que le village n'aura plus de quoi mériter son nom. «Bientôt il ne restera plus rien de Tala N'Tazart. La fontaine, ils l'ont détruite et la figue, ils l'ont décimée.» D'après lui, tous les recours ont été épuisés. «On a adressé une correspondance à M. Ouyahia. Il nous a répondu par l'intermédiaire de Tayeb Mokadem (coordinateur du RND à Tizi Ouzou, ndlr).
Il a écrit au DG du Parc national du Djurdjura. Aucune réponse ! Les écrits ne donnent rien, il faut passer à l'action.» Il énumère en passant tous les stratagèmes utilisés pour chasser les macaques. «J'ai ramené un chien il y a quelques jours, ils l'ont amadoué», affirme-t-il. Dans la foulée, on apprend qu'un cadre d'une société de sécurité a mis en place tout un dispositif sophistiqué pour les dissuader. Rien à faire ! On saisit mieux le sens du proverbe «malin comme un singe»…
«Nous aussi nous avons besoin d'être protégés»
«Il faut organiser des battues, comme on le fait pour chasser les sangliers. C'est la seule solution qui nous reste», insiste Ahmed. Et de relever avec gravité : «Les gens d'ici n'ont pas fui durant le terrorisme. Mon père travaillait à la Casoral de Souk El Had.
Il faisait la navette tous les jours, en plein terrorisme. Dès qu'il a pris sa retraite, il est parti s'installer à Tizi Ouzou. Dans les années 1990, les écoles étaient pleines. Aujourd'hui, elles sont vides. Il y a un foyer de jeunes doté d'un matériel de sport de 180 millions, le foyer est désert. Le terrorisme n'a pas poussé les gens à partir, les singes ont sorti les villageois de chez eux. Jamais une maison n'est tombée du temps du terrorisme, aujourd'hui, nos maisons tombent en ruine.»
Hamid Hamida, ancien président du comité de village, aujourd'hui élu municipal sur une liste indépendante, ne partage pas l'avis d'Ahmed : «Les battues ne sont pas la solution», proclame-t-il. «On est contre les battues, c'est une espèce protégée, ils ont le droit de vivre, mais nous aussi nous avons besoin d'être protégés. L'Etat doit nous trouver une solution.
A l'Etat de voir comment les récupérer. Qu'il leur aménage une réserve naturelle. De tout temps ils ont vécu dans la montagne, il faut les rendre à leur habitat naturel», préconise-t-il. «Ces dernières années, ils ont triplé. Si on fait un recensement, on va trouver que leur nombre dépasse la population du village. Ils vont finir par nous chasser de nos maisons. L'Etat doit trouver une solution, sinon c'est l'exode rural. Qu'ils fassent appel à des spécialistes. A ce train, ils vont arriver à Oued Aïssi. Et un beau jour, ils vont débarquer à Tizi Ouzou.
A ce moment-là, ils prendront la mesure de ce qu'on endure. C'est un problème majeur, les autorités ne l'ont pas pris au sérieux. Pour eux, le singe est mignon, il fait partie du paysage touristique. On n'est pas contre la nature, au contraire, on lutte pour la protection de l'environnement mais d'une façon raisonnable.» Et de conclure : «Il faut laisser le singe à sa place, dans son habitat naturel.
S'il rentre dans nos maisons, il n'est plus dans son environnement naturel. La nature est belle lorsque chacun est sa place ; l'être humain à sa place et l'animal aussi. Mais dès lors qu'il se familiarise avec l'homme et occupe son espace, la nature perd son charme.»


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