Pour tragique qu'elle soit, la disparition en une semaine de deux immenses artistes, Rachid Taha et Djamel Allem, pose à la fois, sur la scène publique, la question de l'expression libre des artistes et des créateurs tout autant que leur précarité sociale. En une semaine aussi, deux créations cinématographiques – Larbi Ben M'hidi, film historique de Bachir Derrais et Fragments de rêves, film documentaire de Bahia Bencheikh El Fegoun – ont été réduites au silence. Leurs auteurs sont ceux qui, la veille, actionnent le couperet de la censure et qui s'empressent le lendemain de s'attrister ostentatoirement de la disparition d'un artiste. Dans le circuit médiatique officiel, ils sont nombreux les acteurs ou les compositeurs à être boudés, quand bien même bon nombre d'entre eux ne manifestent réellement aucun intérêt à s'exhiber dans «cette sphère publique», tant les manœuvres de récupération du pouvoir sont sournoises. Le chanteur chaabi Amar Ezzahi, qui a mené une vie d'ascète, en est un exemple. Avec avec son humilité légendaire, il a refusé «l'attention intéressée» des officiels, mais son départ pour l'éternité avait provoqué un déferlement humain vers son domicile pour lui rendre hommage. Des chanteurs kabyles comme Oulehlou et Ferhat, de raï comme Réda Teliani sont frappés d'interdit pour une raison principale : la politique. Et ce sont justement pour des motivations politiques que l'on s'est montré intéressé du côté officiel à «ériger la demeure de Lounès Matoub en un musée», 20 ans après son assassinat, provoquant ainsi d'autres déchirements au sein de la famille du chanteur et semant doutes et appréhensions au sein de la population. L'Algérie, qui célèbre les 60 ans de la création du GPRA, instance fondatrice de la République, celle du droit et des libertés, impose de la censure politique sur les films, notamment les héros de la Guerre de Libération. A l'émergence et l'éclosion de jeunes cinéastes pétris de talent et à la consécration internationale, les tenants du pouvoir opposent aux productions artistiques des refus de financements et de subventions, imposent des visas d'exploitation et, en filigrane, privent le citoyen de ses droits humains fondamentaux : la liberté de pensée et de création. A la politique des baillons, s'ajoute une précarité que seuls les artistes eux-mêmes tentent de prendre à bras-le-corps, comme c'est le cas à Constantine, où c'est une association d'aide aux artistes en difficulté sociale qui est mise en place. Créateurs de rêves et conservateurs de l'histoire humaine, les artistes offrent leur générosité et leur sensibilité, mais généralement disparaissent assez tôt. Souvent septuagénaires, ils s'en vont, rongés par l'angoisse, les privations et surtout l'oppression pendant qu'une gérontocratie inamovible règne sur le pays qui les voit mourir l'un après l'autre.