C'est un texte court d'un peu plus de 2500 signes dont El Watan a reçu une copie, mais c'est un document qui fera date. Un acte fondateur. Intitulé sobrement «Déclaration de cinéastes», ce texte dense signé par 16 professionnels du cinéma, entre réalisateurs et producteurs, dénonce le marasme organisé et la mort programmée du cinéma algérien en s'attaquant en premier lieu aux «pressions et à la censure» qui étouffent les œuvres cinématographiques dans notre pays. La liste des signataires comprend : Abdelkrim Bahloul, Malek Bensmaïl, Lyès Salem, Bahia Bencheikh El Fegoun, Karim Moussaoui, Lotfi Bouchouchi, Belkacem Hadjadj, Okacha Touita, Cherif Aggoun, Rachid Benhadj, Hassen Ferhani, Fayçal Hammoum et Sid Ahmed Semiane, auxquels s'ajoutent les producteurs Yacine Bouaziz et Jaber Debzi, ainsi que le producteur et distributeur El Hachemi Zertal. «Les refus du visa culturel pour les films Vote Off de Fayçal Hammoum et Fragments de rêve de Bahia Bencheikh El Fegoun aux Rencontres Cinématographiques de Béjaïa de 2016 et 2018, le refus du visa d'exploitation pour le film Contre-Pouvoirs de Malek Bensmaïl en 2015 et les pressions sur le film Larbi Ben M'hidi de Bachir Derraïs, entre autres, nous rappellent la précarité de notre profession et les étroites limites fixées à la liberté de création et d'expression dans notre pays», dénoncent les signataires de prime abord (lire la déclaration dans son intégralité en encadré). Visa pour la censure L'inventaire des films cités plante d'emblée le décor. Pour rappel, la dernière affaire en date est justement le refus d'accorder un «visa culturel» (une curiosité administrative dont les bureaucraties autoritaires ont le secret) au film de Bahia Bencheikh El Fegoun, comme le mentionnent les signataires, lors de la dernière édition des RCB. Le film devait être projeté à la séance de clôture avant de voir la projection annulée. Comme souvent, les arguments avancés par les autorités pour se justifier ne tiennent pas la route. Dans le cas de Fragments de rêves, il est reproché au doc de «faire la promotion d'activistes condamnés par la justice» (dépêche APS du 9 septembre citant un communiqué de la commission de visionnage). Pour avoir eu le privilège de le voir (en espérant que cela ne nous expose pas à des poursuites…), nous pouvons témoigner que l'opus de Bahia Bencheikh El Fegoun est un film sensible, authentique, sincère au possible, un chant qui part de ses tripes ; il dépeint avec lucidité et tendresse, à travers le portrait de quelques figures emblématiques des luttes citoyennes en Algérie, la passion dévorante qui anime les enfants dignes de ce pays, qui se tuent à combattre l'injustice, qui ont choisi de prendre leur destin en main et d'agir sur le réel pour transformer leur condition au lieu de se morfondre et se consumer en ruminant leurs rêves fanés. Ce n'est pas la première fois que les RCB subissent ce genre d'oukazes. Il y avait eu avant cela, et comme le rappelle la déclaration, le précédent «Vote off» de Fayçal Hammoum lors de l'édition 2016 des RCB qui restitue le point de vue des abstentionnistes lors de la présidentielle de 2014. Le geste fort des RCB Mais cette fois, avec le film de Bahia Bencheikh El Fegoun, c'était la goutte de trop. Ce qui a poussé l'association Project'Heurts, organisatrice des Rencontres cinématographiques de Béjaïa, à annoncer, à la surprise générale, «l'arrêt des RCB jusqu'à ce que les conditions de libre exercice [de la profession, ndlr] soient assurées». Un véritable choc pour tous les cinéphiles. Interrogé le 8 septembre dernier en marge d'une cérémonie en hommage à Mahmoud Darwiche, le ministre de la Culture, Azeddine Mihoubi, expliquait à qui voulait l'entendre qu'«il ne s'agit pas là d'une censure, d'autant que chaque pays dispose d'une commission de visionnage», (dépêche APS du 9 septembre). Le biopic de Bachir Derraïs consacré à Larbi Ben M'hidi a, de son côté, occupé le débat public pendant des semaines. S'exprimant sur le sujet le 13 septembre dernier en marge d'une plénière, à l'APN, le ministre des Moudjahidine, Tayeb Zitouni, déclare à propos du film : «Ceux qui ont mené la Révolution ne sont ni des prophètes ni des anges, mais nous ne devons pas les stigmatiser», (dépêche APS du 13 septembre). Et de faire remarquer : «Si le scénario validé par la Commission de lecture, composée de chercheurs et d'historiens, avait été respecté, cette polémique n'aurait jamais eu lieu.» On aurait reproché notamment à Bachir Derraïs de ne pas montrer les scènes de combat, de ne pas avoir évoqué la torture de Ben M'hidi, et d'avoir fait apparaître des dissensions entre les chefs de la Révolution. Dans un entretien accordé au site AlgériePatriotique, le réalisateur rétorque : «(Ils) auraient souhaité voir un film de guerre. Or, Larbi Ben M'hidi est un homme politique. Je ne pouvais tout de même pas inventer des batailles auxquelles Larbi Ben M'hidi n'a pas participé. Par ailleurs, la manière de traiter le sujet a été un choix cinématographique. Il y a plusieurs façons de montrer la torture dans un film. Nous ne sommes pas obligés de passer 25 minutes à montrer une scène de torture. Il y a une manière artistique et esthétique de montrer une scène de torture selon un choix cinématographique. Il semble que ceux qui ont visionné le film confondent entre un documentaire et un film.» «Jetez la culture dans la rue, le peuple l'enlacera» Khaled Benaïssa, le comédien qui a campé le rôle de Ben M'hidi, a posté sur sa page Facebook ce beau message paraphrasant Ben M'hidi : «Jetez la culture dans la rue, le peuple l'enlacera.» Et c'est tout l'esprit de l'appel de nos 16 cinéastes. A contrario, ce rôle de gendarme du cinéma algérien que s'adjugent nos chers ministères et leur appareil bureaucratique pachydermique, ne fait que favoriser un cinéma médiocre, chloroformé, qui sent la naphtaline. Des productions sans âme, avec de gros budgets, et qui ne sont montrées généralement qu'une seule fois, à l'occasion d'avant-premières guindées, avant de finir au cimetière des films mort-nés. Par son obsession de contrôler le son et l'image, nous dicter en permanence ce qu'on doit lire, voir, écouter, le pouvoir politique endosse l'entière responsabilité de ce véritable «cinécide». Comme le soulignent les signataires de ce manifeste pour la libération du champ cinématographique, la censure conduit fatalement à «l'assèchement de la création». Dans leur diagnostic, ils mettent le doigt sur les faiblesses structurelles à tous les segments de la chaîne de production et de distribution cinématographiques et en arrivent à constater «l'absence d'une réelle volonté politique» de la part de l'Etat. Ceci alors même que le cinéma algérien connaît ces dernières années à l'international un succès éclatant. En témoigne l'enthousiasme soulevé par les œuvres de Tarik Teguia, Karim Moussaoui, Sofia Djama, Abdenour Zahzah, Damien Ounouri, Djamel Karkar, Hassen Ferhani ou encore le prodigieux et inépuisable Merzak Allouache, pour ne citer que ceux-là. Et l'on se demandera avec nos cinéastes indignés, si tous les ratés accumulés, dans les dispositifs de production et de diffusion, par le travail de sape des commissions, par le partage inégalitaire des subventions, par l'abandon des salles de cinéma, par l'absence d'une politique de formation, par la rupture avec l'école et le public scolaire, ne constituent pas, in fine, «la plus impitoyable des censures» ? Intervenant dans le débat suite aux déboires du film sur Ben M'hidi, l'architecte Larbi Marhoum qui n'est autre que le neveu du valeureux chahid (ce qui explique d'ailleurs son prénom), a posté une tribune sous le titre : «Ben M'hidi dérangerait-il encore ?» Il termine par ce puissant plaidoyer : «Il est temps que les jeunes Algériens de 7 à 77 ans se réconcilient avec leur histoire et cela ne peut se faire que si les œuvres cinématographiques sont à la hauteur de leur exigences historiques et esthétiques. (…) Alors, de grâce, ‘Mettez le film dans les salles et il sera porté par des millions d'Algériens libres…'» – Déclaration de cinéastes Les refus du visa culturel pour les films Vote Off de Fayçal Hammoum et Fragments de rêves de Bahia Bencheikh El Fegoun aux Rencontres cinématographiques de Béjaïa de 2016 et 2018, le refus du visa d'exploitation pour le film Contre-Pouvoirs de Malek Bensmaïl en 2015 et les pressions sur le film Larbi Ben M'hidi de Bachir Derraïs, entre autres, nous rappellent la précarité de notre profession et les étroites limites fixées à la liberté de création et d'expression dans notre pays, ainsi que leur corollaire, la privation du public algérien d'œuvres l'interpellant, lui redonnant son image, l'image de sa société, de son passé et de son présent, avec des regards critiques et diversifiés, alimentant et faisant asseoir la réflexion et le débat démocratique et contradictoire dans notre pays. Ce faisant, les dirigeants politiques à l'origine de cette censure ou validant la bêtise de ceux qui la pratiquent décrédibilisent la production cinématographique et culturelle algérienne aux yeux de son public et du citoyen, le poussant à «chercher ailleurs la vérité». Et au fait : quel est le sens et l'efficacité de cette censure quand tout est relayé, amplifié et compensé par les réseaux sociaux ? Par contre, sa nuisance et son efficacité sont réelles quant à la fragilisation et à l'assèchement de la création et de la production cinématographique algériennes. Et d'ailleurs, la faiblesse de la production et de la diffusion cinématographiques, la diminution de ses financements (en dehors de la célébration des événements officiels), l'absence d'une politique réelle de formation, l'absence d'une vraie stratégie de réconciliation de la société avec le cinéma qui doit commencer à l'école, en un mot, l'absence d'une réelle volonté politique pour une relance effective de la production et de la diffusion cinématographiques n'est-elle pas la plus impitoyable des censures ? Nous prenons à témoin l'opinion publique quant à notre engagement pour la défense du cinéma algérien et réitérons notre attachement indéfectible au principe de la liberté de création et d'expression et en dénonçons fermement les récentes atteintes.