Le professeur Tayeb Kennouche enseigne la sociologie à l'université Alger2. Il est coordinateur et encadreur de Masters qui portent sur des projets d'utilité publique à l'université de Cagliari (Italie). Il revient dans cet entretien sur le projet «Madinati» que le ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique compte lancer dans le courant de cette nouvelle année universitaire. Pour lui, chaque projet conçu pour l'université, loin de ses enseignants et de ses chercheurs, n'est jamais autre chose que l'effet cumulé de la bureaucratisation et de la diminution des capacités de résistance dans lesquelles se trouve l'université. Le ministère de l'Enseignement supérieur compte lancer un nouveau programme appelé «Madinati», dont l'objectif est d'impliquer la communauté universitaire dans le développement socio-économique de la ville. Comment jugez-vous globalement ce projet ? Je ne connais pas les détails de ce projet dans lequel la ville apparaît comme son pôle organisateur. Dans l'entretien que le directeur général de la recherche a accordé à votre quotidien le 19 septembre 2018, il ressort que la ville est appréhendée, en effet, comme un espace à territorialiser. C'est justement parce que la question du territoire est centrale dans ce projet qu'il est important à mon sens de rappeler ce que peut signifier, actuellement, ce concept, pour la clarté duquel existe une riche littérature. Mais si je dois définir le territoire qui, dans ce projet, semble être taillé aux seules mesures multiples et variées des villes, je dirais, pour faire court, qu'il s'agit de la mise en forme d'un espace capable d'exprimer une promesse, un avenir, en un mot, un véritable projet de société. Par conséquent, un territoire ne peut se construire à partir d'un simple découpage administratif et encore moins d'une géographie aveugle. C'est une histoire vivante qui l'autorise à porter un nom. C'est parce qu'il a besoin d'être nommé qu'il s'inscrit socialement dans le développement en gardant vivaces sa culture, son identité et sa mémoire. Il ne saurait par contre être perçu comme un lieu presque technique, un chantier, un atelier où sont appelés à être résolus, grâce à la contribution des laboratoires de recherche de l'université, des masters que cette dernière délivre, ou encore des start-up qui attendent de clore ou de faire naître les problèmes tels qu'ils auront été identifiés par les autorités publiques Cette tentative, certainement studieuse, de faire de la ville la variable structurante du territoire, mérite d'être autrement pensée car c'est toute l'université qui s'en trouvera, ainsi, engagée. En effet, «Madinati» apparaît, fortement, comme une préoccupation exclusivement urbaine de laquelle se trouve exclu le rural, pour le compte duquel rien ne semble avoir été, évidemment, prévu. Si derrière ce projet se profile clairement une vision sélective ou inégalitaire du développement, il s'en dégage surtout le bruit assourdissant de la mise au pas forcée de l'université et de la recherche qui, dans ce projet, sont comme réquisitionnées pour se mettre au chevet des «pathologies» sociales dont pâtissent les communes et les villes. Ainsi embrigadées, il est attendu d'elles qu'elles fassent preuve d'innovations dans les réponses qu'elles auront à apporter aux problèmes ou aux difficultés de la quotidienneté tels que recensés par les pouvoirs publics. Ne serait-il pas mieux indiqué de repenser certaines institutions à l'aune de leur incapacité chronique à remplir leurs missions, au lieu de leur assujettir encore le destin, déjà, problématique, de l'université et de la recherche ? Voilà venu, avec «Madinati», le temps de vivre l'idée même de l'université mise en crise. Cette manière de faire, toujours identique à elle-même, nous renforce dans notre conviction que chaque projet conçu pour l'université, loin de ses enseignants et de ses chercheurs, n'est jamais autre chose que l'effet cumulé de la bureaucratisation et de la diminution des capacités de résistance dans lesquelles se trouve l'université qui, depuis longtemps, s'est mise dans l'oubli d'être un lieu d'autonomie individuelle et d'émancipation citoyenne. C'est depuis longtemps que cet oubli se nourrit, goulûment, de nos incapacités d'agir ensemble, en tant qu'enseignants, chercheurs et étudiants également. Parce que mis dans une situation de désarroi collectif, chacun risque de devenir l'entrepreneur, isolé de son propre asservissement. Pensez-vous donc que la communauté universitaire n'aura pas à réagir positivement à cette initiative ? Franchement, je ne sais pas si cette communauté existe encore pour être en meure de réagir positivement ou négativement à ce projet. Mais, pour avoir été vidée, durant des années, de son sens comme de sa substance, je me demande si l'université est encore en mesure d'avoir pu garder pour elle-même quelque chose qui, demain, ne lui sera pas dérobé ? Même délabrée et déguenillée, comme elle l'est aujourd'hui, elle contribue, malgré tout, à faire tenir une société qui, au quotidien, assiste, désarmée, à la désinstitutionalisation de ses institutions.Aujourd'hui, ce n'est même plus l'université qui en crise, mais l'idée même que s'en font les pouvoirs publics qui l'est davantage. Il ne s'agit pas pour moi de plaider pour une université qui prendrait les formes d'une tour d'ivoire pour que dans le calme et la tranquillité elle puisse, à distance et à loisir, observer le monde qui l'entoure. Je ne plaide pas non plus pour une université, jalousement, arc-boutée sur ses franchises. Je suis, au contraire, pour une université ouverte sur la société qu'elle a pour mission de faire sortir de ses invisibilités en lui ôtant toutes ses feuilles de vigne. C'est pourquoi il est difficile de croire que les sciences sociales, pour ne citer que celles-là, aient pu vivre éloignées de la société qui, en dépit de tout, continue de les inspirer et de les faire respirer. C'est pourquoi, ces sciences tellement décriées continuent dans les rares espaces qui leur sont consacrés à nous animer. Le savoir ne saurait être le monopole des managers et des bureaucrates. Il appartient à ceux et à celles qui, face à d'innombrables obstacles et contrariétés, persistent, vaille que vaille, à préserver la dignité de leur métier qui est justement de produire un discours «désidéologisé» sur la société et de le faire connaître. Même si le «politique» a préféré vivre trop isolé du «savant», nous caressons le maigre espoir que dire le «vrai» est non seulement, nécessaire mais que surtout il nous y engage. Quelles sont, selon vous, les conditions qui doivent prévaloir pour qu'une telle initiative réussisse ? Evidemment je ne saurais, au pied levé, répondre à une telle question. Je ne veux en aucune façon être victime de l'illusion du technocrate, cependant, il me plairait de paraphraser Karl Marx pour dire qu'une idée devient une force lorsqu'elle arrive à s'emparer d'une communauté. J'ai, durant ces derniers jours, interrogé des collègues chercheurs et enseignants à l'université sur ce projet «Madinati». Aucun d'eux, avant cet entretien donné par le directeur général de la recherche, n'en a entendu parler. C'est parce que différents partenaires se trouvent être, nécessairement, impliqués dans la réalisation de ce projet «Madinati» que je choisis de répondre par d'autres questions à la vôtre. Quels sont les auteurs de ce projet ? Des chercheurs ? Des enseignants ? Des entreprises ? Des collectivités locales ? Ce projet traduit-il leur concertation ? Exprime-t-il la synthèse des réflexions qu'ils auraient mises en partage pour le compte de ce projet ? De quelles manières l'université, dans l'état qui est le sien aujourd'hui, s'y prendra-t-elle pour négocier avec la ville ? Que peut-elle en attendre ? Que peut-elle en obtenir ? Quelle visibilité pourra avoir l'université dans ses nouveaux rapports avec les pouvoirs publics ? Les entreprises algériennes, notamment privées, sont-elles disposées ou prêtes à s'investir dans l'université ? Par ce chapelet de questions, il faut, surtout, comprendre l'absence de choix qui est laissé à la communauté universitaire si tant est qu'elle existe encore, qui, les bras croisés, observe, comme toujours, en spectateur étranger à la façon dont elle se trouve être disqualifiée au gré d'experts nationaux ou internationaux. De quoi est fait le nom cet isolement dans lequel continuent d'être tenus non seulement les enseignants et les chercheurs, mais aussi les étudiantes et le étudiants qui, depuis très longtemps, ont fini par perdre tous les espaces qui furent les leurs dans la ville ? Les étudiants n'existent, aujourd'hui, que dans le seul espace universitaire dépourvu de toute vie estudiantine. Si personne, parmi mes connaissances ne semble avoir entendu parler de ce projet «Madinati», nombreux, par contre, sont ceux qui se souviennent, encore que l'Unesco a arrêté, en 1998, un programme sur la contribution de l'enseignement supérieur au développement national et régional, où était mise en exergue la façon avec laquelle l'université et les centres de recherche peuvent contribuer à la réalisation d'objectifs économiques et sociaux. Dans cette perspective, beaucoup se rappellent, également, des expériences menées dans les pays d'Amérique latine, où furent audités les universités, les villes, les régions et l'ensemble des partenaires associés à ces projets comme le recommandait cette organisation. Or chez nous rien de tout cela n'a été fait pour assurer au projet «Madinati» les conditions objectives qui pourraient concourir à sa réussite. Il aurait fallu pour cela, aussi, se souvenir que chez nous furent créées les universités de Annaba, de Constantine et d'Oran, avec le souci de les intégrer dans le développement économique et social du pays. Chacune d'elles fut alors rattachée à un pôle de croissance particulier. Pour vouloir élaborer un autre projet, dans la même veine, il aurait fallu comprendre pourquoi l'interface université – ville industrielle n'a pas fonctionné. C'est pour dire que toutes ces expériences passées chez nous à la trappe donnent faussement au projet «Madinati» un caractère innovateur, alors qu'il n'exprime, en somme, que l'amnésie chronique dont souffre la société. En quelques mots, qu'est-ce que l'innovation ? L'innovation est un mot aujourd'hui galvaudé. C'est un mot qui semble désormais faire carrière dans le discours politique qui porte, actuellement, sur l'université et la recherche. Si, en général, l'innovation traduit la création de synergie entre différents partenaires, il y a lieu de se demander de quelle forme ou de quelle nature serait cette synergie entre des institutions malades, chacune ensablée dans ses problèmes. L'innovation est un fait social total au sens maussien du terme. Elle concerne tout le monde, mais nullement des institutions moribondes qui ont besoin de se re-créer ou de se renouveler pour faire un clin d'œil à Schumpeter. L'innovation n'est pas une vision du monde, c'est un ensemble de moyens pour y parvenir. Mais, dans le contexte qui est le notre, comment y arriver avec des institutions paralysées et paralysantes ? Parce que l'innovation n'est pas seulement une idée et encore moins des inventions. Comment, avec des entreprises publiques déficientes, encore sous perfusion malgré toutes les mises à niveau coûteuses et répétées qu'elles ont nécessité et des entreprises privées qui profitent sous une forme ou une autre des subventions de l'Etat et en l'absence de concurrence, l'innovation peut-elle devenir possible ? C'est pour dire que l'innovation exige une nouvelle société, de nouvelles formes d'organisation et de nouvelles entreprises. En un mot, une véritable rupture dans la mesure où il s'agit d'une création nouvelle qui se construit sur les décombres de l'ancienne. Permettez-moi, en guise de conclusion, de terminer, tout de même, sur une note optimiste. Du mythe de Sisyphe je ne veux, en dernière instance, retenir que le fait que Sisyphe peut paraître bien plus fort que son rocher. C'est la raison pour laquelle il n'y a pas lieu de baisser les bras, pour voir enfin notre pays sortir du labyrinthe dans lequel il se trouve.