Staline. L'autocrate. L'homme qui a régné sans partage. L'homme qui a mis à genoux Hitler, le führer, le plus redoutable des hommes, le plus redoutable des dictateurs. Un personnage des plus fascinants. Si fascinant que Djamel Eddine Merdaci lui consacre un roman haut en couleur, L'autocrate. Un roman qui fait le portrait «humain» d'un «dieu». Un portrait risible, presque ridicule. L'incipit pose déjà le décor. Un décor qui sonne le vide, la solitude, un tantinet le désespoir, et ce, en dépit de la «grandeur» de l'histoire qui va suivre. «C'était une grande chambre désaffectée qui sonnait le creux. Elle ne payait pas de mine. Non, vraiment ! Elle faisait mauvaise impression bien que haute de plafond et aussi vaste que tout un hangar», lit-on d'emblée. Un incipit qui renseigne aussi sur la beauté de la langue dont sera arrosé le lecteur tout le long des 173 pages du livre. «Mais pourquoi Staline ? dira-t-on. Pourquoi en Algérie ? Pourquoi en 2018, soit plus de 65 ans après sa mort ?» Ne jugeons pas trop vite ! Du mépris pour les peuples. Pour le peuple Le «grand» homme, comme tous les hommes – c'est presque incroyable que Merdaci a l'air de vouloir noter –, a un nom. Un autre nom que Staline : Iossif Vissarionovitch Djougachvili. C'est ce même Iossif Vissarionovitch Djougachvilin, un individu sans relief ni consistance personnelle, qui deviendra «le Père des peuples» et qui, entre autres, étouffera «dans l'œuf le rêve délirant d'un empire millénaire du dictateur nazi». Mais à quel prix ? «Au prix du sacrifice de millions de soldats de l'Armée rouge.» L'auteur de L'autocrate choisira un Staline septuagénaire, au top de sa grandeur, mais aussi au top de sa folie des grandeurs. Il était parvenu depuis longtemps à jeter une chape de plomb sur l'Union soviétique. «Rien ne bougeait. Aucune tête ne pouvait dépasser.» Un triste constat qu'ont dû faire les Russes en ces temps ! Un triste constat que doivent faire des peuples sous des régimes autocratiques, même quand c'est sous l'effigie de la démocratie (les qualificatifs sont souvent sans importance. Ce qui compte, ce sont les pratiques. Que les pratiques). «Aucune tête ne pouvait dépasser.» Triste vérité dont le lecteur aura le malheur de se rappeler. «Du déjà-vu ! dira-t-on. Du déjà vécu ! C'est peut-être même en cours sous un ciel familier !» «Mais… où exactement ?» dira-t-on. Et les peuples ? Ces peuples ? «La dictature du prolétariat ! Quelle mauvaise plaisanterie !» écrit l'auteur de L'autocrate. De tous les autocrates de l'histoire. Morts et vifs. D'ici et d'ailleurs… Et ces peuples donc ? L'auteur ajoute : «L'autocrate s'en souciait comme d'une guigne. Ils n'avaient été pour lui que le marchepied de ses ambitions personnelles les plus démesurées.» Et la (les) révolution(s) ? «Une fois faite, les révolutionnaires faisaient vite d'oublier leurs promesses. Ils n'avaient en tête que de s'éliminer cordialement. Ou celui de s'enrichir», écrit encore le romancier. Oui, oui, aussi du déjà- vu ! Et des flatteries Le crime, dans la prose de Merdaci, côtoie, avec une facilité déconcertante et sans complexe, le ridicule, la pesanteur, la légèreté et le sérieux, l'ironie… du sort. On ne sait plus s'il veut nous faire rire ou nous faire pleurer, s'il veut nous donner à réfléchir ou nous montrer le caractère risible de la société humaine. C'est parfois à donner froid dans le dos, parfois à vouloir chercher son numéro – il doit bien en avoir un –, l'appeler et rire un coup avec lui. Merdaci assaille le lecteur d'images familières. Il a bien réussi à inviter l'Union soviétique chez nous. Ou… juste Staline, le «Père des peuples» ? Si, si, il a bien réussi la prouesse ! On voudrait presque l'en remercier si son invité – notre invité – n'était pas un dictateur. La preuve ? «Les innombrables courtisans, écrit-il, s'étaient surpassés dans la flagornerie. Ils avaient mouillé leur doigt pour savoir d'où venait le vent. Ils ne s'étaient jamais trouvés à court d'inspiration pour célébrer le champion. Ils lui attribuaient l'aura d'une divinité terrestre…» Et à Merdaci, l'hôte du «Père des peuples», de s'interroger : «N'est-ce pas beaucoup trop pour un simple mortel qui postillonnait en parlant et se rendait au petit coin ?» Mais ne nous trompons pas : «La cause était (…) bel et bien entendue. Staline était un cadeau de la providence.» Que les ingrats aillent pester ailleurs ! Qu'ils aillent cracher leurs discours haineux sur des plateaux sombres et crasseux ! Et des Himmler. Et des Beria. Et des caprices tyranniques… Et puis il est un peu à plaindre l'autocrate ! Il suffira de jeter un bref coup d'œil sur sa biographie pour en avoir pitié. «Vissarion (son père) était un père peu prévenant, un mari possessif et maladroitement jaloux. Le moindre prétexte était bon pour persécuter Ekaterina (la mère de Staline) qu'il soupçonnait d'infidélité conjugale.» Le pire ? «Il (le père) nourrissait de gros doutes sur le dernier-né (Staline quoi !).» Il était aussi solitaire. Il rêvassait. Sans cesse. A donner la frousse à sa mère… On voudrait presque lui pardonner tous les crimes qu'il commettra par la suite. Mais, devenu le «Père des peuples», il finira par avoir ses hommes de main. C'est une évidence que l'auteur nous rappelle. Et c'est à la bonne heure ! puisqu'il n'y a pas plus facile à oublier qu'une évidence. Et les tyrans rivalisent en la matière. Staline, le Géorgien, l'autocrate, a son Beria, le chef de la police politique. «L'espion ! Le tortionnaire ! Le bourreau ! L'assassin ! Le tueur désincarné et de sang-froid ! La créature des ténèbres. Le diable en personne !…» Les tyrans rivalisent aussi entre eux. Ils se comparent aux autres. Ils se mesurent aux autres. Staline était ravi de trouver en Hitler un émule, et de comparer Beria à Himmler. «Dans son esprit, le deuxième était encore loin du premier et il en avait même long à apprendre de lui.» Mais ce Beria, l'autocrate ne le ménagera pas. D'ailleurs, il le méprise. Comme presque tous les tyrans qui méprisent leurs hommes de main, leurs assassins, les hommes des sales besognes, les exécutants des plus vils caprices. Car pour être capricieux, l'autocrate l'était on ne peut mieux ! Une pipe qui tue D'ailleurs, un jour il va égarer une pipe. Mais pas n'importe quelle pipe. C'était une pièce rare. Une splendide pipe de la prestigieuse marque Dunhill. Elle lui a été offerte par Churchill lui-même, l'un des symboles «du monde libre». C'était durant leur rencontre en 1945 à Yalta. «Staline n'était pas peu fier d'un tel cadeau, car même Franklin Roosevelt (…) n'avait pas bénéficié d'un tel égard.» La «perte» mystérieuse – ce n'en était pas une, car la pipe finira par apparaître aux lèvres de l'autocrate – sera l'occasion, pour Beria, son «chien de garde», d'éliminer un vieil homme à qui il vouait une tenace rancune. Oui, c'est ainsi un régime autocrate ! Du moins sous la plume – froide quand il s'agit de tuer pour le compte d'un autocrate – de Djamel Eddine Merdaci : une prétendue perte de pipe contre une vie. Rien que ça ! Puis il y eut la disparition d'un stylo. Mais pas n'importe quel stylo ! Aussi ? Oui, oui, lui aussi venait du «monde libre». Il était en or et lui a été offert, cette fois-ci, par Roosevelt sous les conseils «des espions américains qui laissaient entendre que le dictateur se piquait d'avoir la plume alerte et facile». L'intrigue est posée. L'autocrate veut son bien. Le «chien de garde» va remuer ciel et terre pour rendre le stylo, signataire des Accords de Yalta, à son propriétaire. L'enquête peut commencer. La chasse à l'homme aussi. Aussi le ridicule. Dans toute sa splendeur… Une histoire glaçante, une histoire – aussi – qui aurait pu arriver, une histoire qui peut bien arriver : avec les autocrates, la vie ne tient qu'à un fil… Un Staline immortel… ou presque ! On l'aurait bien cru russe, notre écrivain. Il est très à l'aise dans l'histoire de l'empire russe, dans celle de la révolution bolchevique, aussi dans celle de l'Union soviétique… On l'aurait aussi cru français, lui qui esquisse avec beaucoup d'art l'histoire de la France et de sa fameuse révolution. Aussi allemand. Aussi… algérien ? Sans doute, surtout quant au choix du sujet. Aussi de l'intrigue. Un parallèle se dessine dans l'esprit du lecteur. «C'est du déjà-vu, se dira le lecteur. Du déjà-vécu. Peut-être que c'est même en cours ! Mais… où ?» Des «dieux», ce n'est jamais ce qui a manqué. Il y en a eu à toutes les époques. Et il y en aura toujours. Ce qui manque c'est peut-être des écrivains comme Djamel Eddine Merdaci, à faire les portraits «humains» de ces soi-disant dieux. Mais ne poussons pas Djamel Eddine Merdaci dans les bras de la subversion malgré lui. Ne lui faisons pas dire ce qu'il n'a pas dit. Contentons-nous de lui demander de nous permettre des lectures maladroites, biaisées, un tantinet perverties… Sous la plume de l'auteur de L'autocrate, l'autocrate finira (un peu) mal. «Il croyait s'être élevé à la hauteur d'un Alexandre, il n'était que l'ersatz soviétique de Caligula. La cruauté était devenue son dogme. Il était cependant comme le plus ordinaire des m'as-tu-vu !» écrit Merdaci. Et d'ajouter : «La vieillesse finalement le rattrapait et le faisait chuter de son piédestal en lui rappelant qu'il n'était somme toute qu'un simple mortel.» Mais, attention ! le Staline de Merdaci – quoique Merdaci tente humblement de nous faire croire le contraire – est immortel. Il est aussi omniprésent. On peut même le rencontrer un jour – c'est d'ailleurs presque le rêve du peuple – dans les ruelles d'Alger. Certes, il nous sera interdit de l'approcher (et qui osera approcher Staline ?), mais il nous sera au moins donné de l'apercevoir. Du moins de loin. Du moins sur un écran. Dans un cadre. L'autocrate de Djamel Eddine Merdaci, sans être une biographie exhaustive de Staline, s'inspire de sa vie pour nous offrir une cinglante métaphore de l'autocratie, ses mortelles vérités et son inénarrable ridicule. Par Hamid Fekhart , Journaliste L'autocrate de Djamel Eddine Merdaci, Editions Frantz Fanon, 2e semestre 2018 Prix : 600 DA